La Cour d’appel a rejeté une nouvelle fois,
jeudi 26 février 2015, la requête introduite par
Georges Ibrahim Abdallah en vue de sa
libération, dans un invraisemblable déni de
droit, rarissime dans les annales judiciaires
françaises, en ce que militant pro palestinien
d’origine libanaise, emprisonné en France depuis
30 ans, a déja purgé sa peine. Incarcéré depuis
1984, il a battu le record détenu jusque-là par
Nelson Mandela (24 ans), le chef du combat
nationaliste sud-africain, et revendique
désormais le titre de « Doyen des prisonniers
politiques dans le Monde », au même titre que
Mumia Abu Jamal.
Pour juger équitablement de l’incroyable affaire
« Georges Ibrahim Abdallah », qui amène la
France à détenir en prison un des deux plus
vieux prisonniers politiques du monde, il est
indispensable de restituer le contexte de son
commencement.
Nous sommes au début de la décennie 1980. La
guerre entre l’état d’Israël et les diverses
organisations palestiniennes fait rage, à coup
d’assassinats, ceux des représentants de l’OLP,
pourtant reconnue au point d’avoir à Paris un
quasi-ambassadeur, faisant écho à ceux de
représentants et d’officiels israéliens.
La tragique comptabilité de cet affrontement
sans issue fait plutôt pencher la balance du
côté israélien, tant l’efficacité du service
action du Mossad est avérée, et dans la mesure
où il est de bon ton de dénoncer le « terrorisme
aveugle » d’un côté et, de l’autre, le « droit
légitime de se défendre ».
Cette terminologie est celle des services de
sécurité européens qui collaborent ouvertement
avec les antennes du Mossad, recevant comme « du
bon pain » les renseignements qu’elles lui
distribuent généreusement et s’impliquant pour
leur part dans un vaste réseau de collecte
unilatéralement orienté.
Dans cet esprit, quand le Kidon élimine les deux
représentants officieux de l’OLP en France,
Mahmoud Hamchari en janvier 1973, Ezzedine Kalaq
en août 1978, la DST, que la procédure ni la
qualité des cibles ne peuvent abuser, ne déploie
pas un grand zèle pour retrouver les auteurs de
ces actes, objectivement « terroristes ».
En revanche quand l’attaché militaire israélien
à Paris, Yacov Barsimentov, est tué à Paris par
une femme, attentat doublé de celui de l’attaché
américain Charles Ray d’une balle dans la tête,
la division antiterroriste se met en chasse.
Deux poids, deux mesures, la balance n’est pas
tenue égale dans une lutte qui ne nous concerne
pas et qui sonne comme un prolongement incongru
de la guerre d’Algérie.
Les choses changent avec mon arrivée rue des
Saussaies, quand je décide d’ouvrir nos
relations, purement professionnelles, en
direction des services dits « arabes »,
palestiniens, algériens, puis syriens. Pour ce
qui concerne la Palestine, une vraie
collaboration s’ébauche avec le représentant de
l’OLP à Paris, Ibrahim Souss, beau-frère de
Yasser Arafat, homme d’une vaste culture et d’un
commerce agréable.
Par son entremise, Abou Iyad, chef des services
de sécurité de l’OLP, vient à Paris rencontrer
Pierre Joxe, ministre de l’Intérieur, qui le
reçoit, très tard le soir, en ma seule présence
et s’en débarrasse en me le confiant. Sans le
vouloir, il me fait un beau cadeau, car Abou
Iyad et moi faisons rapidement fructifier cette
relation qui va nous amener à de fréquentes
rencontres, sous des formes diverses, à Paris,
dans la zone internationale d’Orly, à Tunis au
siège de l’OLP.
Une amitié naît que je conserve secrète, ne
souhaitant en rien en tenir informés nos
partenaires occidentaux, européens, et, moins
encore, américains. Pour ma gouverne
personnelle, j’approfondis ma connaissance du
dossier palestinien, loin d’être aussi manichéen
que la tradition le présente, et je réalise que
l’embrigadement dans un camp ne peut nous tenir
lieu de ligne directrice, même si je continue
d’éprouver de la sympathie pour un État d’Israël
dont le gouvernement est dirigé par Shimon Peres
que je rencontre à Paris.
Dans les dossiers en attente à la division
antiterroriste, figure celui des assassinats de
Charles Ray et Yacov Barsimentov, tous deux «
attachés militaires », c’est à dire espions
officiels. Les investigations conduites par les
trois services intéressés à l’élucidation des
meurtres conduisent sur la piste d’un
groupuscule libanais d’inspiration marxiste et
issu de la communauté chrétienne, les «
Fractions armées révolutionnaires libanaises »,
en abrégé les FARL.
Recrutés au sein d’un petit groupe de quelques
familles d’un village au nord de Tripoli,
Koubeiyat, ses membres ne sont pas «
infiltrables » puisqu’ils se connaissent tous.
Ils agissent à partir du Liban et la CIA comme
le Mossad leur attribuent, outre les actions que
nous venons d’évoquer, une tentative avortée sur
le consul américain à Strasbourg Robert Homme.
Les origines marxistes des FARL les situent dans
la filiation du Front populaire de libération de
la Palestine de Georges Habache et d’Ahmed
Djibril-qui s’en séparera bientôt- et leur
fondateur, Georges Ibrahim Abdallah, instituteur
de formation, n’est pas un professionnel de
l’action, mais plutôt un doctrinaire balançant
entre marxisme et nationalisme. Il n’est pas
identifié physiquement par les services, non
plus que ses compagnons de lutte, les Esber, les
Abdallah, les Abdo, les Khoury, les Sarkis, ce
qui rend leur traque difficile.
Tel est le contexte, celui d’une recherche
banale des membres d’une organisation de moins
de vingt membres, autant dire d’une aiguille
dans une botte de foin, quand une série
d’événements, que j’ai déjà relatés et que je
conserve dans un compte-rendu de l’époque,
replace le dossier des FARL en pleine actualité.
Le point d’orgue de ces rebondissements est
atteint quand Georges Ibrahim Abdallah vient se
présenter dans un commissariat de police de Lyon
pour « échapper à une traque imaginaire ». Étant
donné qu’il est en situation irrégulière, au
regard de ses papiers, il est retenu par la
police et déféré devant un juge. Il commet alors
une série d’erreurs incroyables, comme celle de
menacer de représailles ses gardiens, ce qui
m’amène à prendre le dossier en mains et à
vérifier par moi-même la véracité de ses dires.
Bien entendu, nous ignorons alors son identité.
Mais les gens de l’antiterrorisme au sein de la
direction ont flairé la bonne prise, ce qui me
conduit à mettre en œuvre tout le réseau de mes
relations pour déterminer à qui nous avons à
faire. Qu’il suffise de dire qu’Algériens et
Palestiniens collaborent à cette reconnaissance
qui ne sert en rien leurs intérêts et dont seuls
Américains et Israéliens peuvent tirer bénéfice.
Ce point est important et doit être souligné
avec force alors qu’aujourd’hui ce sont ces
mêmes pays qui s’opposent à une mesure, non de
clémence, mais de justice dont ils n’auraient
pas pu être partie si la DST et -qu’on me
pardonne cette remarque- moi même, n’avions
utilisé des concours qui leur étaient interdits
pour identifier enfin Georges Ibrahim Abdallah.
La loyauté dont nous avons administré la preuve
envers deux alliés est jetée à la rivière, de
leur fait et de celui d’un pouvoir politique
français qui aura, tout au long de la procédure,
fait preuve d’indécision et d’irresponsabilité,
comme la suite des événements va le confirmer.
Quand Georges Ibrahim Abdallah est, en effet,
reconnu, les soupçons qui pèsent sur lui quant à
son implication dans les trois actions violentes
perpétrées sur le sol français aiguisent
l’appétit des Américains et des Israéliens qui
tiennent leur vengeance.
De leur côté, les membres des FARL pour qui
l’arrestation de Georges Ibrahim Abdallah
constitue un coup terrible, mettent au point une
stratégie primaire pour le faire libérer: ils
menacent puis, très vite, passent à l’acte en
enlevant un fonctionnaire français, le directeur
du centre culturel de Tripoli, et en exigeant
son échange contre leur chef.
L’histoire ne se réécrit pas : mais il est
certain que si Abdallah lui-même n’avait pas
rendu sa position difficile en cachant son
identité puis en jouant de l’intimidation et de
la menace, y compris à l’égard des envoyés de la
SMA et de l’OLP, nous aurions pu envisager un
accord discret et le laisser filer.
Mais une telle issue n’eût été possible qu’en
l’absence de toute intervention judiciaire et
par l’entremise d’Abou Iyad. À compter du moment
où un juge d’instruction fut saisi du dossier,
le cadre légal s’imposa à nous.
Sur ces entrefaites, Gilles Sidney Peyroles est
enlevé le 23 mars 1985
Le directeur du centre culturel français de
Tripoli (Nord Liban) n’est pas n’importe qui :
il est le fils de Gilles Perrault, écrivain
connu et reconnu, que j’ai eu l’occasion de
découvrir quelques années plus tôt dans mon
poste de sous-préfet de Cherbourg. J’ai toutes
les raisons de travailler à sa libération et
n’en suis pas démenti quand je reçois la visite
à mon bureau de Régis Debray et Gilles Perrault,
venus m’exprimer leur inquiétude.
L’entreprise s’avère délicate car je n’ai, ni de
près ni de loin, de relation avec les FARL ou le
FPLP, mes seuls recours étant la SMA algérienne
et le service de sécurité d’Abou Iyad. Ces
contacts ne s’activant pas d’un claquement de
doigts, je ne change rien à mon programme
immédiat qui prévoit un déplacement à Washington
au siège de la CIA puis au Canada. Je précise
qu’au moment de mon départ, aucune menace
précise n’a encore été formulée par les FARL.
C’est donc à Langley, siège de la CIA, que
j’apprends, de la bouche de Pierre Verbrugghe,
directeur général de la police nationale, que
les choses se gâtent et qu’il convient que je
regagne Paris.
Étant donné que je n’ai encore rien dit à mes
interlocuteurs américains de l’arrestation de
Georges Ibrahim Abdallah, je n’ai pas à leur
expliquer les raisons de mon départ. Ils me
laissent d’ailleurs me débrouiller seul, à
partir de Washington, sachant que je ne parle
pas anglais, et que je dois acheter mon passage
à New York, bref, ils me laissent tomber « comme
une vieille chaussette », aucun de leurs
officiers ne m’attendant à Kennedy Airport.
A peine rentré à Paris, je m’attelle à
l’inévitable négociation. Du ministre Joxe qui
vient de trouver l’occasion de me reprocher
d’avoir donné une interview à un journaliste du
« Monde » alors que je n’ai fait que déférer à
une injonction de son cabinet, nulle assistance.
Il ne me reçoit même pas avant mon départ pour
Alger ; puisque c’est de cette ville que mon ami
Lakhal Ayat me propose d’engager le dialogue
avec le Liban. Je suis donc livré à moi-même,
sachant que je n’ai pas le droit à l’erreur.
La négociation dure une longue journée, entre
Alger, Beyrouth et Tripoli. La pression des FARL
est lourde et leurs menaces précises: ils
exigent une réponse avant le soir, le principe
étant celui d’un échange pur et simple. Je
discute pour ma part avec Paris, mon directeur
de cabinet Jacky Debain, s’échinant à obtenir un
feu vert de Pierre Joxe qui ne répond pas et de
Roland Dumas qui est à Bruxelles. Finalement,
faute d’un accord des politiques qui pratiquent
l’esquive, le colonel Ayat donne sa parole aux
ravisseurs qui veulent bien s’en contenter et je
donne pour ma part ma parole à mon ami et
homologue algérien.
C’est donc de l’engagement de deux hommes,
Lakhal Ayat et Yves Bonnet, que ressort un
accord qui vaut « bon de libération » pour
Gilles Sydney Peyroles. Un consentement du bout
des lèvres me parviendra alors que je repars
pour Paris. Mission remplie .
A mon arrivée à Paris, je me précipite dans le
bureau de Joxe que l’heureuse issue laisse
indifférent puis dans celui de Roland Dumas qui
me réserve un accueil aimable alors que mon
propre ministre m’avait promis de sa part de
sévères remontrances pour l’affaire évoquée plus
haut.
Les Libanais tiennent leur parole et Georges
Habache intervient pour qu’il en aille ainsi
Du côté français, il en va différemment : étant
donné que je ne maîtrise en rien la procédure
judiciaire – n’étant pas moi-même officier de
police judiciaire.
Un télescopage d’interventions fait qu’alors que
Peyroles vient d’arriver à Paris, une
perquisition conduite sur commission rogatoire
et échappant de ce fait à toute intervention de
ma part, amène à la découverte d’une cache des
FARL et de l’arme rapidement identifiée comme
étant celle des trois attentats et dont le ou
les tireurs avaient simplement oublié d’effacer
les empreintes digitales.
C’est la catastrophe, imprévisible et
inexplicable à des personnes peu au fait des
règles judiciaires françaises. Encore une fois,
je vais devoir gérer, seul, les conséquences de
la « parole non tenue ». Le ministre Joxe
m’abandonne totalement, oublieux des devoirs les
plus élémentaires du chef comme de ses propres
instructions. Plus tard, il aura le front de me
dénigrer, en mon absence, et l’Elysée aura
l’incroyable audace de prétendre que j’ai agi «
à titre personnel » pour la libération de Gilles
Sydney Peyroles…. qui ne m’a jamais adressé le
plus petit remerciement.
Mon sort n’est guère comparable à celui du chef
des FARL : j’y ai perdu de ma crédibilité, lui y
a laissé sa liberté. Mais, étant de nature
obstinée, je n’ai pas voulu me résoudre à
attendre que la Justice, l’immanente, pas celle
des hommes, vienne revisiter le dossier et j’ai
témoigné autant que j’ai pu, en ressassant la
seule version d’une affaire qui aurait mérité
une issue moins scandaleuse et inique.
Aucun des autres acteurs français qui auraient
pu témoigner de l’accord réellement passé avec
les FARL n’a daigné faire preuve de courage ni
d’honnêteté. Plus lamentable encore : un de mes
successeurs à la tête de la DST a signé une
lettre attestant de ce que Georges Ibrahim
Abdallah s’était converti à l’islam – ce qui est
son droit – et était devenu un propagandiste du
djihad – ce qui est plus problématique. Or les
deux assertions sont fausses.
C’est une telle forfaiture qui a justifié un
rejet de la demande de libération du prisonnier.
Quant aux Algériens, ils ont tous disparus.
18 février 2015
Le récit COMPLET de cette affaire est à trouver
dans « Contre-espionnage, mémoires d’un patron
de la DST » paru chez
Calmann-Lévy.
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