Historiquement,
ce sont les grandes puissances qui définissent
les règles de jeu et les puissances moyennes
sont plus ou moins contraintes de suivre. C'est
ce que nous confirme une fois de plus la crise
syrienne.
Les pays du Golfe et la Turquie ont rapidement
été appelés à se ressaisir par leur allié
américain. Pour se faire comprendre, l'OTAN a
clairement fait savoir à Ankara que l'Alliance
ne se laissera pas entraîner dans une guerre
ouverte avec la Russie. Le paysage de sécurité
dans cette partie du monde est extrêmement
volatile alors que chacun a déjà le doigt sur la
gâchette. La stratégie poursuivie par les
acteurs impliqués dans ce conflit (y compris
européens, américain, et en particulier turc,
saoudien, qataris) considérant le terrorisme
comme, pour paraphraser Carl von Clausewitz, «la
continuation de la politique par d'autres
moyens», a montré ses limites. De la même façon
qu'il est vivement déconseillé d'exhorter un
militaire à désobéir au civil/politique et cela
quels que soient le contexte et l'urgence par
crainte de créer un précédent, il est
vigoureusement conseillé de bannir le terrorisme
comme une stratégie. Car, il est impossible de
manipuler le terrorisme sans en subir les
conséquences. Dans cet article, un accent sera
mis sur la Turquie et la Russie.
La faillite du récit stratégique en Syrie
La nature ne supporte pas le vide aussi
longtemps. C'est mauvais pour les affaires. Le
vide laissé par le renversement du régime
irakien fut une occasion pour les puissances
régionales d'investir le terrain dans un
contexte marqué par la diversité des enjeux et
la multiplicité des acteurs. Comme chacun des
acteurs impliqués y voit un jeu à somme nulle,
le chaos était inévitable. Damas en a payé le
prix. La Syrie est un mélange explosif fait de
rivalités géopolitiques régionales; luttes pour
les ressources; jeu des grandes puissances;
instrumentalisation de la religion et
manipulation de l'identité; difficultés
économiques et sociales; changements
structurelles et aspirations démocratiques des
populations de la région.
Nombreux sont ceux qui se sont trompés sur la
Syrie. Dès le début de ce qui est appelé par
euphémisme le «printemps arabe», les pays du
Golfe, la Turquie et certaines capitales
occidentales prévoyaient (et parce qu'ils
travaillaient à) l'effondrement du régime syrien
dans quelques semaines, voire mois. La suite est
connue. Ce que subit la Syrie est une version
plus subtile améliorée du «changement de régime»
à l'irakienne. Dire cela, on vous fait sortir,
comme à chaque fois, la «théorie de complot»
pour discréditer toute lecture qui conteste le
discours dominant véhiculant les bienfaits du
«militarisme» humanitaire démocratique. Est-il
nécessaire de citer l'ancien secrétaire à la
Défense Robert Gates. «La démilitarisation de
l'Europe», dit-il le 23 février 2010, constitue
«une entrave à la réalisation de la sécurité
réelle et d'une paix durable dans la 21e
siècle». Les dirigeants américains changent
rapidement de logiciel lorsqu'un autre pays
comme la Chine modernise ses forces. Dire cela
n'est pas une indifférence à l'égard de la
souffrance du peuple syrien. Mais c'est pour
dire que la réalité est complexe et les
solutions ne sont pas toujours aussi simples.
Après tout, ce sont ceux qui parlent trop de la
souffrance des Syriens qui soit font peu pour la
soulager, soit l'aggravent davantage.
Certains justifient le régime syrien qui est une
dictature qui réprime sa population. Mais,
enfin, la population au Bahreïn a connu le même
sort. Mais personne n'en parle. D'autres
exemples peuvent être cités. La réalité est que
la révolte en Syrie (ainsi qu'en Libye) était
dès le début militarisée et soutenue par des
acteurs extérieurs avec un agenda géopolitique
bien précis. Ces deux pays font partie de ceux
que l'administration Bush fils a prévu de
renverser militairement dans le cadre de son
projet de reconfiguration géopolitique et
géo-économique du Grand Moyen-Orient. Comme le
rappelle le général Wesley Clark, les pays dans
la ligne de mire du Pentagone en 2003 étaient
l'Irak, l'Iran, la Syrie, le Soudan, la Somalie,
le Liban et la Libye. L'insurrection irakienne a
modifié les plans initiaux. Aujourd'hui, on est
face à des versions ajustées de la stratégie de
«Changement de régime».
Bref, ici n'est pas le lieu d'aborder cette
question. Ce que l'on constate est simple: pour
les grandes puissances le terrorisme «est la
continuation de la politique par d'autres
moyens». Une organisation aussi abjecte que le
«Front al-Nosra», par exemple, est considérée
comme modérée.
Ce qui différencie la Syrie des autres endroits
où le terrorisme est utilisé comme une
stratégie, c'est qu'en Syrie les masques sont
tombés. En Syrie, le récit stratégique de la
guerre a perdu sa cohérence, devenant incapable
d'assumer et de rationaliser les contradictions
qui lui sont inhérentes. Le récit d'un conflit
est en effet un aspect important de légitimation
et création d'un consensus sur l'utilisation de
la force. La tâche est plus compliquée avec la
connectivité mondiale et (qui intensifie)
l'«effet CNN». Théoriquement, le contexte
politique des guerres irrégulières
contemporaines (pour être justifiées) nécessite
que le but et la pratique des forces militaires
soient régis par les valeurs libérales. La
réalité est autre. Il s'agit d'un enfumage.
Comme l'explique Lawrence Freedman,
l'intégration des guerres avec la société civile
rend l'application des valeurs libérales
difficile et ce défi devient plus facile à y
faire face lorsque les opérations militaires
sont comprises pour contribuer à l'élaboration
d'un récit fascinant sur l'évolution et les
conséquences probables d'un conflit dans lequel
ces valeurs sont exposées pour être respectées.
Ainsi, les récits sont «stratégiques parce
qu'ils ne surgissent pas spontanément, mais sont
délibérément construits ou renforcés sur les
idées et les pensées qui sont déjà en cours. Ils
expriment un sentiment d'identité et
d'appartenance et communiquent un sens de la
cause, de but et de mission». En outre, les
«récits stratégiques ne sont pas analytiques et
peuvent, lorsqu'ils ne sont pas fondés sur des
preuves ou de l'expérience, compter sur les
appels à l'émotion, ou sur des métaphores
suspectes et des analogies historiques
douteuses».
Le stylo devient chaque jour plus puissant que
l'épée. «Les mots sont importants et comment
nous les utilisons dans notre dialogue est
extrêmement important», prévient le général
américain James Jones. En effet, l'importance de
la langue est nette dans la guerre. Elle qui
«est utilisée pour isoler et confondre les
ennemis, rallier et motiver les amis et obtenir
le soutien des spectateurs hésitants». Plutôt
d'être simplement un outil de guerre, le
discours peut façonner une guerre. «Le même
langage dirige -ou dirige mal- l'effort
militaire; la rhétorique du conflit politique
devient la réalité de la théorie stratégique».
Le processus et le choix des mots sont d'une
importance vitale. Par-dessus tout, le
commandant doit établir le genre de guerre qu'il
mène car «les noms donnés à un conflit peuvent
influer sur le conflit lui-même». Le processus
de nomination et l'utilisation de la langue a
«la conséquence involontaire de contraindre ou
de mal orienter l'action». Fréquemment, les
types de mots et de caractères utilisés sont
nécessaires pour maintenir le soutien politique
à la maison ou à consolider la cohésion dans une
coalition multilatérale.
Une erreur d'appréciation et de formulation
pourrait empêcher non seulement l'État, mais
aussi son armée, de faire les choix
opérationnels les plus astucieux ou optimaux. De
manière général, l'importance qu'accordent les
systèmes politiques et militaires à la création,
la diffusion et le contrôle du langage dans la
guerre est un élément clé du conflit. Une fois
introduits dans le discours politico-militaire,
les mots peuvent façonner un champ de bataille.
En Syrie, les contradictions sont telles
qu'elles ne peuvent pas être rationalisées.
Comment convaincre les gens que le Front Al-Nosra
fait un bon boulot ? L'Arabie saoudite lutte
contre le terrorisme ? C'est une blague ! Qui
pourrait croire que les pays du Golfe, parmi les
régimes archaïques et sclérosés au monde,
défendent la démocratie en Syrie ou ailleurs ?
Même les Etats-Unis avec leur capital moral sont
incapables de jeter le discrédit sur l'action de
la Russie. L'écart entre la réalité (les
objectifs cachés) et le discours (objectifs
déclarés de la coalition Etats-Unis, Turquie,
Golfe persique et quelques capitales
européennes) est tellement grand qu'aucun
ajustement n'est possible sans remettre en cause
la stratégie en cours.
Les discours élaborés pour des raisons
politiques ou militaires peuvent avoir des
effets très différents de ceux que visait le
discours qui a été introduit. Le discours joue
un rôle essentiel dans les conflits, direct
ainsi qu'indirect. Le discours peut prendre une
vie propre, forçant les dirigeants politiques et
militaires et leurs institutions associées à
être victimes d'un piège de discours. «En temps
de guerre», explique Michael Vlahos, «le récit
est beaucoup plus qu'une simple histoire. Le
‘récit' peut sembler un mot littéraire
extraordinaire, mais il est en fait le fondement
de toute stratégie, sur laquelle tout le reste
-la politique, la rhétorique et l'action- est
construit. Les récits de guerre doivent être
identifiés et examinés de façon critique sur
leurs propres termes, pour qu'ils puissent
éclairer la nature intime de la guerre
elle-même». Plus clairement, le «récit de la
guerre fait trois choses essentielles.
Premièrement, il est le cadre de l'organisation
de la politique. La politique ne peut pas
exister sans une base de verrouillage des
‘vérités' que les gens acceptent facilement, car
elles semblent être évidentes et indéniables.
Deuxièmement, cette ‘histoire' fonctionne comme
un cadre, précisément parce qu'elle représente
justement une telle vision existentielle. Les
‘vérités' qu'elle affirmait sont culturellement
impossibles à démonter ou même à critiquer.
Troisièmement, après avoir présenté une logique
de guerre qui est incontestable, le récit sert
alors pratiquement comme le manuel rhétorique
oint pour la façon dont guerre doit être
débattue et décrite».
La Turquie : La quête d'une «profondeur
stratégique»
Depuis 1945, au moins, l'ancrage de la Turquie
en Occident s'est progressivement affirmé et
assumé. Durant les décennies suivantes, les
impératifs de la guerre froide ont largement
déterminé la politique étrangère et la stratégie
de défense du pays. La Turquie ne conçoit en
aucun cas sa stratégie de défense en dehors de
l'OTAN. L'évolution de l'environnement
international suite à l'effondrement de l'Union
soviétique, les changements subséquents en
l'Europe centrale et orientale, la poursuite de
l'intégration et de l'élargissement de l'Union
européenne, entre autres, ont profondément
affecté la politique turque. Ainsi, dès le début
des années 1990, Ankara est venue à réévaluer
son environnement de sécurité régional. Toujours
attachée à l'Alliance atlantique, la stratégie
de défense de la Turquie prend la forme de «deux
guerres et demie» ; les principales menaces
étant la Grèce, la Syrie et une insurrection à
l'intérieur du territoire national, en
l'occurrence kurde.
Cette doctrine est en partie confortée par
l'accord gréco-syrien de sécurité en 1995, la
présence d'Abdullah Öcalan (le leader du Parti
des travailleurs du Kurdistan actuellement en
prison) en Syrie et les relations de
l'organisation séparatiste avec Athènes. Cela
exige le maintien d'un important appareil de
défense dissuasif. Faisant également partie de
cette stratégie, l'établissement d'une alliance
avec Israël face à la Syrie, celle-ci étant
déclinante depuis l'arrivée au pouvoir en 2002
du Parti de la Justice et du Développement.
Malgré les tensions, les relations avec la Syrie
n'ont jamais été rompues. Il y a même eu un
rapprochement après l'intervention américaine en
Irak et le renversement de Saddam. La
coopération entre les deux capitales est dictée
par des intérêts commun, y compris l'endiguement
du chaos irakien et la prévention de l'émergence
d'un Etat kurde indépendant. En outre, le désir
de la Turquie d'adhérer à l'Union européenne l'a
conduite à améliorer ses relations avec la Grèce
depuis 1999 et a commencé à réduire sa présence
militaire sur Chypre.
Géographiquement, la Turquie est un vrai pivot
géopolitique qui a l'ambition de devenir un
carrefour stratégique des stratégies
énergétiques et une puissance régionale de
premier plan. Sa posture gaulliste a suscité
parfois des tensions et des crises même avec les
Alliés les plus importants, y compris les
Etats-Unis. L'adoption la «doctrine de zéro
problème avec les voisins» était censée fournir
à la Turquie une «profondeur stratégique» lui
permettant de tirer un avantage certain de sa
situation. Cette politique élaborée par Ahmet
Davutoðlu dans son ouvrage Profondeur
stratégique édité en 2001, où il établit le
cadre théorique qui doit permettre à la Turquie
d'accéder au rang de puissance globale en
consolidant son rôle de pôle régional, notamment
en établissant des relations étroites avec les
pays l'avoisinant.
Son idée est
simple, dans son environnement régional, des
Balkans au Proche-Orient, la Turquie a à la fois
le devoir et un «droit naturel» d'intervenir
comme un leader. «La mer Méditerranée est notre
mer : elle l'a toujours été, elle le sera
toujours», disait un proche conseiller du
ministre turc des Affaires étrangères, Ahmet
Davutoðlu. Et voilà ce qui explique l'hétérie du
ministre de la Défense turc, Ismet Yilmaz, qui
ose, lors d'une conférence de presse tenue aux
Emirats arabes unis, critiquer l'Algérie pour
«soutenir le terrorisme au Moyen-Orient». Cette
zone ne devrait pas être la scène de
l'intervention des pays africains tels que
l'Algérie et le Maroc. « Vous savez que la
position de la Turquie a toujours été de lutter
contre le terrorisme. On
aurait du mal à me convaincre de la nécessité de
la présence algérienne au Moyen-Orient, cette
intervention pourrait provoquer notre réaction
militaire contre les intrus», dit-il. Si cette
information est avérée, on peut dire que la
Turquie est gravement désorientée. Vivant une
vraie expérience de «privation sensorielle»
causée par les échecs répétitifs. Encore une
fois de plus, Ankara se retrouve hors-jeu. Ça
devient une habitude. En effet, l'identité
algérienne s'est forgée à son corps défendant.
Sans ignorer les faiblesses de l'Algérie, le
pays reste un fournisseur de sécurité et un
exportateur de stabilité.
Pour rappel,
l'expression «profondeur stratégique» a été
utilisée par Dick Cheney au début des années
1990 dans la nouvelle stratégie de défense pour
remplacer l'expression «bloquer tout rival»
utilisée dans la controversée Defense Planning
Guidance, publiée en février 1992. En termes
militaires, elle a une connotation avec un
territoire supplémentaire qui fournit une marge
de sécurité supplémentaire dans la lutte contre
des adversaires. Par exemple, un Afghanistan
contrôlé par les Talibans -est dit- donne au
Pakistan une «profondeur stratégique» face à
l'Inde. Lorsque les responsables du Pentagone
ont commencé à utiliser le terme en 1990, il
avait cette même connotation géographique. Mais
dans la révision de Lewis ‘Scooter' Libby, la
phrase prend un sens plus large et plus
abstrait; «profondeur stratégique» se réfère à
la position avantageuse de l'Amérique dans le
monde, son vaste réseau de bases, armements et
niveaux de la technologie militaire. Pour
Davutoglu, décrit comme le «Kissinger de la
Turquie», l'idée de «prendre parti» est une
relique de la guerre froide. «Nous ne tournons
pas notre visage à l'Est ou à l'Ouest», dit-il.
Plus que tout, le Turquie rêve d'intégrer l'UE
et s'imposer comme le leader naturel au
Moyen-Orient. La lenteur des négociations
d'adhésion à l'UE a conduit Ankara à se tourner
vers le monde musulman. Mais son leadership est
contesté dans l'«Orient compliqué». Ni l'Iran,
ni l'Egypte, ni l'Arabie saoudite n'est disposé
à lui reconnaître ce statut.
De «zéro
problème avec les voisins» à «zéro voisin sans
problèmes»
Ce n'était
qu'une question de temps avant que la doctrine
de «zéro problème» ne tombe en désuétude. Pour
avoir zéro problème, il faut se focaliser à
mettre l'ordre chez soi. Mais l'esprit du
«néo-ottomanisme» est si fort que la Turquie ne
peut pas y résister. De «zéro problème», elle
passe à «zéro ami», «zéro voisin sans
problèmes». Il ne s'agit pas uniquement de la
Syrie. En Egypte, Ankara s'est aussi mise du
mauvais côté. Le Premier ministre Erdoðan a
publiquement dit qu'«il n'y a aucune différence»
entre Bachar al-Assad et Abdel Fattah al-Sissi.
Le renversement des Frères musulmans en Egypte a
été un échec pour la diplomatie turque. Les
relations avec Israël sont gravement dégradées.
Avec l'UE, la relation n'est pas meilleure. A
plusieurs reprises les responsables turcs ont
accusé les Etats occidentaux d'avoir orchestré
et financé les manifestations et diverses
«forces obscures» (ce qu'Erdoðan appelle le
«lobby» international «du taux d'intérêt») dans
le pays.
Les
interventions turques en Irak sont une source de
tension. L'Iran est clairement opposé à la
vision d'Ankara. Leurs stratégies régionales se
neutralisent. Il est peu probable que les
Iraniens abandonnent leur allié syrien. La Syrie
fait partie des intérêts vitaux de Téhéran.
L'abattement d'un avion militaire russe a encore
compliqué la situation de la Turquie. L'ampleur
de l'engagement militaire russe en Syrie montre
la détermination de Moscou qu'une décision ne
peut être prise sans son accord. Le dernier coup
de disgrâce est venu de leur allié ; les
Etats-Unis font des Kurdes une pièce maîtresse
de leur stratégie contre Daech.
La Turquie s'est
retrouvée hors jeu. Cela signifie que l'ennemi
principal pour la Turquie en l'occurrence n'est
pas considéré comme un groupe terroriste par les
Américains, mais un allié. Une série d'erreur
d'appréciation de la situation. Il est encore
temps de se ressaisir. Au bout du compte, la
position régionale d'Ankara est plus que jamais
difficile. Face à l'offensive de la Russie et
l'Iran, les moyens de la Turquie de peser sur le
règlement du conflit syrien sont désormais
réduits. Seul le renforcement de ses liens avec
l'Occident est susceptible de lui sauver la
face. Mais la solidarité atlantique a ses
limites. L'Alliance atlantique a clairement fait
savoir que l'OTAN ne se laissera en aucun cas
entraîner dans une guerre avec la Russie pour un
différend avec la Turquie. D'après les médias
allemands, «des diplomates européens ont averti
le gouvernement turc qu'il ne pourrait pas
compter sur le soutien de l'OTAN si le conflit
avec la Russie devait dégénérer en conflit
armé». La Turquie a intérêt à prendre en compte
sérieusement les préoccupations sécuritaires de
la Russie qui sont réelles. Dans un
environnement régional extrêmement volatile, une
simple erreur de calcul et l' «impensable»
pourrait se produire. L'ampleur de l'engagement
russe en Syrie ne laisse guère de doute quant à
la détermination de Moscou d'aller au bout de sa
compagne militaire et sa volonté de peser sur
l'issue du conflit syrien.
La Russie :
entre sentiment de vulnérabilité stratégique et
ambitions de puissance
Les intérêts
stratégiques de la Russie sont plutôt plus
modestes. Elle n'a aucune intention d'entrer
dans une confrontation avec l'Occident. Ce qui
est considéré comme un comportement russe
irrationnel ou la volonté de reconstituer
l'empire perdu fait partie de cette longue
histoire d'idées fausses et d'échecs à
comprendre les forces motrices du comportement
extérieur de Moscou, qui peut être expliqué par
le caractère durable de sa culture stratégique ;
le sentiment de vulnérabilité stratégique. Comme
une formule académique, l'idée de la culture
stratégique souffre d'un certain nombre de
faiblesses. Le concept de culture est amorphe,
et il est difficile de prouver l'importance des
facteurs culturels dans l'élaboration de
résultats stratégiques -la culture de manière
générale se manifeste autour de trois niveaux
différents allant des «Artefacts» aux «valeurs
défendues» et aux «Hypothèses de base».
Cependant, le concept a une valeur considérable
comme un ombrage ajouté à une image plus large.
Les différents
Etats ont des cultures stratégiques différentes
qui sont enracinées dans les expériences de
formation de l'Etat et sont influencés dans une
certaine mesure par les caractéristiques
philosophiques, politiques, culturelles et
cognitives de l'Etat et ses élites. L'effet
global de la culture de la sécurité nationale
est de prédisposer les sociétés en général et
les élites politiques en particulier à l'égard
de certaines actions politiques au détriment
d'autres. De cette façon, elle limite les choix
de comportement qui fait que l'on pourrait tirer
des prédictions précises sur le choix
stratégique. Certaines options ne seront tout
simplement pas imaginées, certaines sont plus
susceptibles d'être rejetées comme inappropriées
ou inefficaces que d'autres. La culture
stratégique peut être comprise comme une
prédisposition culturelle profondément ancrée
pour une pensée ou un comportement particulier,
dérivé de l'histoire et la géographie d'un pays,
les mythes et les symboles nationaux, les
traditions et les institutions politiques d'un
pays. Pour Colin Gray, la culture stratégique,
«découle de la géographie et des ressources, de
la société et de la structure politique» et,
plus important, «se référant à des modes de
pensée et d'action à l'égard de la force».
La culture
stratégique n'est pas un simple produit de la
culture militaire, et ce n'est pas le seul
domaine où son influence se fait sentir. Elle
influe également sur les systèmes politiques et
les traditions et pratiques de politique
étrangère d'un pays ; la raison pour laquelle le
concept a été élargi pour se concentrer sur les
grandes stratégies des Etats et comprend (en
plus de moyens militaires pour atteindre les
objectifs d'un Etat) des variables telles que
l'économie et la diplomatie. Ainsi, non
seulement la façon dont le pouvoir politique est
acquis et utilisé, mais aussi la façon dont un
pays particulier voit et traite le monde
extérieur sont des facteurs déterminants dans la
formation de la culture stratégique de l'Etat.
Les objectifs de la politique étrangère qui sont
poursuivis par un Etat et qui reflètent son
identité et ses intérêts sont définis par sa
culture stratégique. Le Commandement du Sud des
États-Unis définit la culture stratégique comme
«la combinaison des influences et expériences
internes et externes -géographique, historique,
culturelle, économique, politique et militaire-
qui façonnent et influencent la façon dont un
pays comprend sa relation avec le reste du
monde, et comment un Etat se comportera au sein
de la Communauté internationale».
Comment le pays
conçoit son propre rôle dans le système
international et sa perception de la sécurité
font également partie de sa culture stratégique.
Privée d'une profondeur stratégique, la
géopolitique de la Russie est marquée par
l'indéfendabilité. C'est-à-dire elle est
géopolitiquement instable et qu'elle n'est pas
sûre, ni dans le temps de l'empire ni à l'époque
(post)soviétique. Quand l'URSS était une
puissance dominante dans le système bipolaire,
la culture stratégique russe a été basée sur la
perception de l'infériorité stratégique et la
question clé est : comment maintenir la
sécurité. Ce sentiment de vulnérabilité habite
les dirigeants russes. L'élargissement de l'Otan
aux frontières russes, le système de défense
anti-missiles de l'Otan, etc. ne font
qu'accroître ce sentiment. Ce cycle n'a rien à
voir avec l'idéologie ou le caractère russe. Il
a tout à voir avec la géographie qui, à son
tour, génère l'idéologie et façonne le
caractère. La culture stratégique du pays est
fondée sur «une perception quasi obsessionnelle
d'une menace générale à la souveraineté et
l'intégrité territoriale de la Russie». Les
dirigeants russes appréhendent le monde d'abord
à travers un prisme réaliste, dans lequel la
recherche d'un équilibre du pouvoir est une
caractéristique permanente. Pour eux, la Russie
doit favoriser l'émergence d'un monde
multipolaire -ses intérêts en dépendent.
Les principaux
éléments de la culture stratégique russe
-combativité, compétitivité, affirmation de soi
politique, fermeté face à ce qui est perçu comme
la plus grande menace à sa sécurité et ses
ambitions- sont présents, les aspirations
renaissantes du pays pour retrouver un statut de
grande puissance. Cela a clairement était
affirmé dans le «Concept de politique
extérieure» approuvé en juillet 2008 par le
président Medvedev, qui visait «à assurer la
sécurité nationale, à préserver et renforcer sa
souveraineté et l'intégrité territoriale, à
atteindre de fortes positions d'autorité dans le
monde…». L'engagement de la Russie dans le
théâtre syrien constitue un changement majeur.
Il traduit une stratégie multidimensionnelle.
Les objectifs
sont multiples. En premier lieu, c'est une
démonstration de puissance en direction de
l'OTAN. Ensuite, placer la Russie en acteur
incontournable dans la recomposition du Proche-
et Moyen-Orient tout en préservant ses intérêts
stratégiques. «L'enjeu, pour les Russes, est
l'accès aux mers chaudes et à leurs ports.
Enfin, il s'agit également pour la Russie de
répondre à la menace de l'islamisme radical :
les combattants étrangers de Daech comptent en
effet, dans leurs rangs, 4.000 russophones dont
2.000 Russes», a indiqué le général Didier
Castres, sous-chef d'état-major Opérations de
l'armée française. La Russie va donc continuer à
réagir fermement à tout ce qui est perçu comme
une menace à son influence, sécurité et
intégrité territoriale en premier lieu Daech et
ses groupes affiliés. La connexion des groupes
actifs en Syrie aux organisations de l'Asie
centrale est sérieusement prise en compte par
les Russes. C'est tout simplement intolérable. A
plusieurs reprises, Poutine a clairement fait
savoir qu'il n'hésitera en aucun cas à recourir
à la force militaire pour protéger ce qu'il
considère comme les intérêts vitaux de la Russie
(Géorgie, Ukraine, Syrie, etc.).
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