Samah
Jabr et Elizabeth Berger
L’OCCUPATION ISRAÉLIENNE DE LA PALESTINE :
Dans une
période de désarroi mondial entourant les crises
de réfugiés dans de nombreuses régions, il est
aisé de perdre de vue le fait que les
Palestiniens composent l’une des plus
importantes populations de réfugiés, et la
population de réfugiés la plus ancienne du
monde. Sur les 11,6 millions de Palestiniens
dispersés à travers le monde, 4,5 millions
vivent aujourd’hui dans une insécurité apatride
à l’intérieur du territoire palestinien occupé
sous domination israélienne, une zone
géographiquement discontinue, de plus en plus
fragmentée, et allant toujours en se
rétrécissant, une zone qui inclut la
Cisjordanie, Jérusalem-Est et la bande de Gaza.
Le déplacement des Palestiniens hors de leurs
foyers par les forces israéliennes, commençant
en 1948 et se poursuivant jusqu’à ce jour, est
fondamentalement une conséquence d’un unique
facteur : l’ambition israélienne de débarrasser
le pays de la population palestinienne aux fins
de son usage exclusif pour la population juive
israélienne. L’impact catastrophique de cette
ambition a été enduré par des générations de
Palestiniens qui ont souffert d’une agression
dévastatrice et constante, militaire, politique,
économique, sociale et idéologique, une
agression nécessaire pour sécuriser leur projet
sur cette terre. Les conditions historiques et
actuelles pour les Palestiniens, impliquant près
de 70 années d’une purification ethnique
systématique et d’un contrôle d’apartheid au nom
du sionisme politique, posent donc un énorme
défi moral.
La liste des violations des droits humains
perpétrées par le gouvernement d’Israël dans son
occupation actuelle de la Palestine constitue un
catalogue de la terreur : meurtres et fractures
des os de manifestants sans défense, armement
des colons israéliens afin qu’ils commettent des
actes de violence contre les Palestiniens,
bombardements d’hôpitaux et d’écoles, irruptions
dans les domiciles et démolitions de maisons,
usages de gaz toxiques, arrestations en masse,
mises en détention, et tortures – y compris les
tortures sur des enfants. On estime que depuis
1967, le tiers de tous les hommes palestiniens
ont été mis en détention par les forces
israéliennes, souvent sans qu’il ne soit porté
d’accusations contre eux, et il n’est pas rare
que ces détentions durent des décennies. Presque
tous ces détenus ont subi des mauvais
traitements, et la torture y est si fréquente
que les conséquences physiques et psychologiques
de la torture par les Israéliens constituent un
problème de santé publique en Palestine.
D’autres formes plus insidieuses de représailles
contre la communauté sont imposées par les
Israéliens, avec la destruction délibérée,
méthodique et massive des systèmes économique,
agricole, éducatif et juridique en Palestine, de
même qu’avec le maintien d’une maîtrise totale
de son réseau routier, de son eau, de son espace
aérien, des mouvements de sa population, et de
ses ressources naturelles. Les efforts délibérés
pour décimer la direction de la société
palestinienne grâce à un ciblage spécifique de
journalistes, avocats, défenseurs des droits
humains, organisateurs de la communauté, et
législateurs – et notamment de professionnels de
premier plan de la psychiatrie et de leurs
familles -, ces efforts ont représenté un aspect
particulièrement malfaisant de la politique
israélienne.
Le déplacement violent, la politique visant à
stopper l'extension démographique et le
développement économique de la société
palestinienne, et la dévastation du peuple de
Palestine n’auraient jamais pu se faire sans
l’astronomique et toujours croissante masse de
soutiens militaires accordés au gouvernement
d’Israël par les États-Unis – une aide militaire
cumulée, depuis la fin de la Deuxième Guerre
mondiale, plus importante que pour aucun autre
pays, et estimée à près de 100 milliards de
dollars – des soutiens militaires motivés par
leurs propres intérêts géopolitiques au
Moyen-Orient. Et cette guerre de chars d’assaut
et d’avions de combat a été justifiée à travers
une guerre de mots, une campagne de propagande
très bien financée, présentant les Israéliens
comme de braves victimes qui défendent la
démocratie, et les Palestiniens comme de
dangereux fanatiques déshumanisés.
Les déformations de la réalité à la base de la
propagande pro-israélienne et les détails des
crimes israéliens contre l’humanité ont été
documentés dans une succession de rapports, des
Nations-Unies, d'organisations de défense des
droits de l’homme comme Amnesty International et
d'organisations internationales contre la
torture, de même que par des universitaires et
des journalistes internationaux ; de plus en
plus d’organisations israéliennes et d’individus
courageux qui se font entendre en Israël
s’expriment contre l’oppression du peuple
palestinien par leur propre gouvernement et ses
effets pernicieux sur la société israélienne,
comme sur la société palestinienne. Des
mouvements de solidarité avec la communauté
palestinienne pour instruire et convaincre
l’opinion publique mondiale ont émergé en de
nombreux endroits, ils se consacrent à mettre au
grand jour l’agression violente, le racisme, et
la violation des règles internationales des
droits de l'homme commises par l’État d’Israël.
LE RÔLE DES PROFESSIONNELS DE LA PSYCHIATRIE :
Les
professionnels de la psychiatrie, qualifiés de
par leur formation et leur expérience pour
écouter les intentions cachées sous les
apparences, ont la capacité de désamorcer la
puissance du récit propagandiste pro-israélien
en distinguant le fantasme de la réalité, et en
identifiant les motivations du déni, l’intérêt
personnel et l’aveuglement derrière ses
affirmations. Une telle position propagandiste,
fondamentale pour la vision du monde sur le
sionisme politique, affirme la « spécificité »
inhérente à la population juive : spécifique de
par son passé de victimisation en Europe, la
population juive exige un État ethnocentrique
militarisé à l’abri de toute critique et exempté
du droit international. Tout en jouant sur la
culpabilité de l’Occident pour sa passivité et
sa collaboration avec l’Holocauste de la
Deuxième Guerre mondiale, l’affirmation
contestable de la spécificité israélienne offre
une apparence à première vue innocente, tout en
masquant la responsabilité morale d’une avidité
colonialiste voilée, d'un sentiment de
légitimité permanente et de la violence
impitoyable du gouvernement israélien en
assimilant toute critique à de l’antisémitisme.
Une autre position propagandiste est l’opinion «
libérale » souvent entendue que la violence
israélienne – bien que regrettable – se reflète
et se justifie par la menace de la violence
palestinienne ; l’affirmation, elle aussi
contestable, d’une symétrie offre une apparence
d’inévitabilité tragique avec un partage
apparemment impartial de la responsabilité et de
l’empathie entre les deux parties, tout en
normalisant et en soutenant secrètement le statu
quo. Dans l’ensemble, le professionnel de la
psychiatrie reconnaîtra dans les mauvais
traitements israéliens du peuple palestinien les
contours caractéristiques de la dynamique de
l’abus : l’abus lui-même et la campagne
implacable qui s’ensuit pour saper la
crédibilité de la victime, pour détruire chez la
victime le respect d’elle-même, et pour
délégitimer et réduire au silence le récit de la
victime. En identifiant les manipulations
propagandistes, notamment en dénonçant ces
prétendues vérités coulant de source comme des
distorsions de la réalité, motivées
politiquement, les professionnels de la
psychiatrie peuvent élever le niveau de
perception de la réalité au sein du débat sur
Israël et la Palestine occupée.
En plus d’apporter un éclairage pour le débat
sur l’occupation, la communauté de la
psychiatrie se trouve dans une position unique
pour évaluer sans erreur la gravité de l’immense
dommage psychologique et social infligé par
l’occupation, grâce à une compréhension
professionnelle des conséquences émotionnelles
d’une guerre, d’une occupation, et d’une
insécurité omniprésente, et spécialement à
travers le point de vue du développement de
l’enfant. Sous cet angle, les atrocités
manifestes, qui maintenant revêtent une
importance dans l’opinion grâce aux clips de
vidéos virales Internet (comme pour ces soldats
israéliens en train de frapper un enfant
palestinien), peuvent être placées dans le
contexte plus large de la violence généralisée,
du racisme, de la fragmentation sociale, de la
détention sans procès, du chômage, de
l’appauvrissement, de la malnutrition, du
dysfonctionnement familial, de l’humiliation et
de la misère humaine, et de l’impact dévastateur
quotidien de tous ces facteurs sur le bien-être
psychologique. L’agression psychologique de
1948, de conception simple, visait à instiller
la peur avec l’objectif de persuader les
Palestiniens d’abandonner leurs maisons ; mais
l’agression psychologique d’aujourd’hui, de
conception très élaborée, vise à détruire la
morale palestinienne afin de pousser vers un
état de désespoir passif, et de miner les
origines de l’individu, de la famille et la
cohésion sociale. L’objectif aujourd’hui est de
parvenir à un isolement psychologique général et
à la capitulation de toute une population
prisonnière qui n’a plus où aller, et d’écraser
une résistance palestinienne à ses racines dans
l’esprit humain.
Les effets de l’occupation dans tous les
domaines de la société palestinienne sont donc
la force agissante d'un fardeau important, d’une
détresse psychiatrique qui frappe des millions
de personnes, une détresse dans laquelle ont été
relevés de très hauts taux de troubles
psychiatriques courants tels que la dépression,
l’anxiété et le trouble de stress
post-traumatique. Mais, contrairement aux
dommages causés à une communauté par un
tremblement de terre ou une inondation, le
préjudice pour le peuple palestinien inclut et
dépasse le domaine d’une lésion aiguë ; le
peuple palestinien a souffert d’une blessure
chronique provoquée par une injustice chronique.
Sous l’occupation, le peuple palestinien est
confronté à une dégradation résolument infligée
à tout le système de valeurs qui lui a donné son
identité en tant que peuple. Ce n’est pas
seulement le moi individuel qui a été abîmé,
c’est aussi le moi collectif. Nous sommes placés
devant un défi, en tant que professionnels ayant
mission de guérir, le défi de devoir penser à de
nouvelles façons de développer des théories et
des pratiques globales appropriées à ce
contexte.
De notre point de vue, la communauté de la
psychiatrie est particulièrement bien préparée
pour être active et dynamique pour affronter ces
défis cliniques et – dans le même temps – moraux
dans notre pratique quotidienne si ces questions
surviennent, et au-delà, à travers nos
organisations et activités professionnelles. Nos
compétences professionnelles en tant que
praticiens exercés à une écoute active, à
clarifier les contradictions, à se confronter à
des pensées confuses, à convaincre de la
souffrance dans la communauté et chez les
soignants, et en tant que défenseurs de la
justice pour les personnes vulnérables et les
victimes, ces compétences préparent les
professionnels de la psychiatrie à se rendre
utiles de multiples façons dans la lutte contre
l’occupation.
Nous encourageons les professionnels de la
psychiatrie en premier lieu à ne pas nuire : par
exemple, il faut s’exprimer contre toute
participation de confrères dans des rôles qui
améliorent les pratiques de l’occupation, tel
qu’aider au développement des techniques d’ «
interrogatoire ». En plus, nous encourageons les
professionnels de la psychiatrie à s’associer à
des projets pour amplifier la portée du débat, à
témoigner, à documenter, et à s’engager dans une
recherche qui traite de l’occupation, et à
rechercher des partenariats avec les
Palestiniens pour révéler toute l’ampleur des
conséquences de cette occupation. Il existe un
grand besoin de soutien aux initiatives
palestiniennes qui fournissent des services
psychiatriques directs pour les patients, et de
promouvoir des formes de vie communautaire qui
soient véritablement thérapeutiques pour le
public palestinien. En tant que professionnels
de la psychiatrie, nous avons des compétences,
comme praticiens et formateurs, qui peuvent être
d’une utilité pratique sur le terrain.
Mais de la même manière qu'aucun professionnel
de la psychiatrie ne saurait traiter une victime
d’inceste ou de torture en cours sans « en
appeler aux autorités », aucun professionnel de
la psychiatrie ne peut traiter une victime d’une
occupation à huis clos. Le devoir qui est le
nôtre de signaler les mauvais traitements fait
partie de notre professionnalisme et dans de
nombreux cas, il est codifié dans la loi en tant
qu’obligation juridique qui nous incombe. Les
mauvais traitements doivent cesser ou alors tous
nos efforts thérapeutiques deviennent dénués de
sens, ou peut-être même nocifs, parce que les
victimes de ces traitements ont besoin de
justice dans le monde, autant que de thérapie.
Le traitement des victimes de violences est donc
multidisciplinaire dans son essence parce que
des forces extérieures, comme la police et le
système judiciaire, sont requises pour restaurer
les droits fondamentaux des victimes, des forces
qui agissent en coordination avec la psychiatrie
en tant que discipline. C’est être cohérent avec
notre mandat de professionnels ayant mission de
guérir que d’intégrer des agendas de santé
publique qui examinent et agissent pour
s’attaquer aux causes profondes de la souffrance
humaine. Par conséquent, les droits humains
doivent être une question importante pour les
professionnels de la psychiatrie, ce qui exige
de militer en réponse à leurs violations et à
leurs mépris.
Les conséquences psychologiques et
psychiatriques de l’occupation israélienne ne
relèvent pas seulement du domaine psychiatrique,
mais aussi des domaines juridiques et
géopolitiques ; rétablir le bien-être mental
exige que nous fassions appel à l’intervention
d’autorités morales et juridiques de stature
internationale. Tout comme les organisations
professionnelles en psychiatrie ont coopéré avec
les législateurs et les juges pour élaborer et
faire respecter les lois protectrices des
victimes d’inceste, de viol, et de violence
familiale, de la même manière la communauté de
la psychiatrie doit travailler dans un soutien
mutuel avec les organisations juridiques,
politiques et de défense des droits humains,
pour demander justice pour le peuple palestinien
et lui rendre sa dignité humaine.
Ainsi, en tant que professionnels concernés,
nous pourrions être amenés à aller au-delà du
cadre de nos rôles professionnels habituels et à
agir comme un groupe à l’appui de mouvements
afin de parvenir à une véritable mutation en
Israël et en Palestine occupée, qui respecte les
besoins humains et les droits humains de toutes
celles et tous ceux qui y vivent. Nous devons
nous engager non seulement à agir en tant que
praticiens pour la libération de l’individu,
mais aussi pour la libération de la communauté.
Nous appelons les professionnels de la
psychiatrie à s’engager dans une solidarité
socio-politique avec le peuple de Palestine, en
une position thérapeutique. De nous consacrer à
cette tâche alors que l’occupation se poursuit
nous apportera la compréhension dont nous aurons
besoin dans l’avenir, en tant qu’acteurs
positifs impliqués dans le processus de
réconciliation. Poser la base d’une implication
au moment d’une crise nous prépare à participer
à une résolution de cette crise qui assurera une
réparation authentique, la justice, et la
plénitude des droits civils pour le peuple de
Palestine.
Source: Assawra, 7/11/2015
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