La démocratie est à la fois un principe
d’organisation et d’éthique. Sur le plan de
l’organisation, la démocratie signifie qu’un
régime politique doit être établi sur la base de
l’acceptation et de la participation des membres
adultes de la société. La participation qui est
un aspect important de la citoyenneté se trouve
donc au cœur de la théorie démocratique. Sans
être une négation des mécanismes classiques
représentatifs et électoraux, fondés sur le
suffrage universel et le principe majoritaire,
la démocratie participative en est au contraire
un développement et un achèvement. Je voudrais
remercier le global forum on moderne direct
democracy d’avoir donné au cours de ses
réunions de San Francisco en 2010 et de
Montevideo, encore plus d’ampleur au concept de
démocratie directe que nous préférons ici
appeler « démocratie participative », et de la
fonder sur le principe de transparence,
d’ouverture et de délibérations.
Mais la démocratie constitue également
une éthique de vie sociale et politique. Il
s’agit en particulier du respect des droits
fondamentaux de la personne, notamment le droit
à la vie, à l’intégrité physique et à la santé,
à la liberté de pensée, de conscience et de
conviction philosophique ou religieuse, à la
liberté d’expression, par les voies de la
liberté de réunion publique, de manifestation
pacifique, de la presse et des médias.
Cependant, aucun point de vue sur la
démocratie ne peut avoir lieu sans une réflexion
philosophique préalable sur les fondements de la
démocratie. Au nom de quoi pourrait-on penser
que la démocratie constitue le meilleur régime
politique et social pour l’homme ? Il ne suffit
pas de dire : « j’y crois » pour convaincre. Les
choix personnels ne constituent nullement des
arguments. Au nom de quoi doit-on préférer la
démocratie à la dictature, à la monarchie de
droit divin ou au régime théocratique ?
Arrêtons-nous sur cette question.
Sortir
le gouvernement démocratique de l’ornière du
relativisme culturel.
Pour répondre valablement à ces questions, il
faut sortir la théorie démocratique de
l’ornière du relativisme. Or, c’est maintenir la
démocratie dans le relativisme que de la
rattacher à la culture de chaque société ou à
son histoire particulière, ou encore de la
rattacher aux différentes formes de
civilisation.
Nous entendons souvent les ennemis de la
démocratie, animés par toutes sortes de
philosophie totalitaires, qu’elles soient
laïques comme le fascisme l’ultranationalisme ou
le communisme ou religieuses comme l’intégrisme
politico fidéiste, lui reprocher d’être
d’origine occidentale. Par conséquent, pour eux,
toute adhésion à la philosophie démocratique
constitue une aliénation culturelle, une
occidentalisation de la pensée et de la culture.
À partir de ce point de vue et au nom des
spécificités culturelles et civilisationnelles
de chaque peuple, les négationnistes de la
démocratie vont se mettre à imaginer toutes
sortes de théories culturalistes de la
démocratie. L’un reniera radicalement la théorie
démocratique, l’autre élaborera une théorie
socialiste de la démocratie, un autre encore un
concept libéral, capitaliste, de la démocratie.
Dans ce sillage, nous aurons une conception
africaine de la démocratie, une conception
islamique, une conception boudhiste. En fait,
toutes ces doctrines peuvent constituer autant
de négations du concept de démocratie. Si nous
voulons asseoir ce concept sur des bases
solides, nous n’avons d’autre choix que de le
fonder sur l’homme, en tant que vérité
universelle. Mais pour le faire, il nous faut
partir d’un principe universel qui, sans aucune
contestation possible, soit commun à toute
l’humanité.
Il me semble que le seul
principe philosophique susceptible de
servir de fondement universel est le principe
de non souffrance. Seul, ce principe peut servir
de fondement universel à l’idée démocratique et
peut également être le vecteur essentiel du
développement de l’esprit de justice. L’esprit
de justice, c’est le refus du mal et de la
douleur. A partir de l’expérience de l’humain en
général, nous pouvons dégager avec certitude que
l’homme est porté, par nature, à fuir et à
rejeter la souffrance quelle qu’elle soit,
morale ou physique. La source de l’esprit de
justice réside en effet dans la perception que
tout homme peut avoir lui-même de la douleur, de
la misère ou de l’humiliation, perception à
partir de laquelle il définit l’acceptable et
l’intolérable. Par notre expérience directe de
la souffrance puis par la transposition de cette
expérience sur les autres, nous pouvons conclure
que le principe de non souffrance est le socle
sur lequel nous pouvons solidement établir la
philosophie de l’humain. Et ce n’est qu’à partir
de ce principe qui n’est pas un principe a
priori, mais d’expérience que nous pouvons
établir la règle morale absolue : « Ne fais pas
à autrui ce que tu nous voudrais pas qu'on te
fit ».
Le principe de non souffrance régit les
trois dimensions matérielle, spirituelle et
sociale de l’homme. En effet, dans sa dimension
matérielle et corporelle, l’homme a
universellement tendance à protéger sa vie,
reculer au maximum son terme en prenant soin de
son corps, de sa nutrition et de sa santé. Par
conséquent, le droit à la vie au bien-être et à
la santé, ainsi que la protection de l’intégrité
physique constituent le principe premier de
toute philosophie morale universelle.
Mais l’homme n’est pas que cela. Il
est, par essence, ou est devenu par évolution un
être pensant et parlant. Sa nature rationnelle
exprimée par le langage fait également partie de
sa nature. Toute entrave à sa liberté de pensée
ou à sa liberté d’exprimer sa pensée constitue
une souffrance. Par conséquent, par sa nature
même d’être humain, l’homme est porté à rejeter
toute entrave à sa liberté de conscience de
pensée et de croyance ou de sentiments, ainsi
que toute entrave à sa liberté de s’exprimer,
par le langage, l’art et les techniques. Enfin,
la troisième dimension de l’homme est d’être
constitué en groupements sociaux. Les uns, comme
les Grecs ont exprimé cette vérité en disant
« l’homme est un animal politique », les
autres, comme les Arabes, ont exprimé cela en
disant « l’homme est par nature un animal
civique », al insân madaniyyun bi tab’, ce
qui revient au même. A ce titre, l’homme est
naturellement porté à participer à la vie civile
et politique de son groupe social, qu’il soit
tribal ou national, républicain ou monarchique,
que ce soit en se portant candidat aux charges
et aux responsabilités politiques, ou que ce
soit en désignant lui-même, par voie d’élections
ou de tout autre forme de représentation, les
personnes qui exerceront ces responsabilités,
en veillant à l’équilibre entre l’ordre de tous
et la liberté de chacun. Il faut enfin ajouter
que l’homme dans sa société ne souffre pas
l’injustice, la discrimination, l’inégalité. Il
est vrai que l’aliénation et la servitude
volontaire lui ont fait parfois accepter, par
contrainte, ce qui n’était pas acceptable, comme
l’esclavage, le servage, l’apartheid, la
discrimination homme femme. Ces perversions se
sont incrustées dans les mœurs, les coutumes et
les traditions. Il est arrivé qu’on finisse par
les considérer comme acceptables ou même
naturelles. Mais, par l’effet des révolutions
politiques, philosophiques, religieuses,
scientifiques, l’homme a réussi, peu à peu, à
lever cette chape de plomb qui pesait sur son
esprit et le maintenait prisonnier du
conformisme social. La Tunisie vient d’en faire
l’heureuse expérience.
Ainsi, la démocratie doit donc se situer
au-dessus des spécificités culturelles. Elle est
constitutive de l’homme. Elle fait partie de sa
nature psychique et corporelle. L’homme est né
pour être démocrate sur le fondement du principe
universel de non souffrance. L’homme est né
libre, les hommes sont égaux, il est un être
pensant. Il a donc droit à une entière liberté
de pensée, il est un être parlant, il a donc
droit à l’entière liberté de s’exprimer. Il est
un être politique, donc il a droit d’élire,
d’être représenté, de participer directement à
la direction des affaires publiques. Toutes ces
libertés et ses droits reconnus par la
Déclaration universelle des droits de l’homme et
par le Pacte sur les droits civils et
politiques, n’appartiennent ni à la culture
européenne, ni à la culture africaine, ni à la
culture chinoise, ni à la culture religieuse ni
à la culture laïque, ni à la modernité, ni à la
tradition. Ils font partie de notre patrimoine
universel et naturel commun parce qu’ils font
partie de l’être humain.
La Révolution tunisienne de 2011, ce « 89
arabe » d’après benjamin Stora[1], fait
partie des grandes fractures historiques de la
Tunisie[2] et
du monde arabe. C'est la première fois
qu’une révolution démocratique de type moderne
a lieu contre la tyrannie, fait tomber un
régime, au nom de la dignité et de ses dérivés.
Par là, la Révolution signait la
caducité de trois idées, celle de la démocratie
importée d’Occident, celle de l’exception arabe
autoritaire dans un monde en voie de
démocratisation[3] et
celle de la passivité du peuple et son
incapacité à conquérir ses droits par lui-même.
Ces trois murs sont tombés.
Le mot révolutionnaire écrivait
Condorcet « ne s’applique qu’aux révolutions qui
ont la liberté pour objet.[4]».
Je dirai plutôt : « …qu’aux révolutions qui ont
pour principe l’esprit de justice ». La liberté
en fait partie. La Révolution tunisienne fut
animée, dès ses premiers jours, par des slogans
et des actions de type prométhéen : dans ce
contexte, l’expression de la légitimité
révolutionnaire, « le peuple veut… » achaab
yourid, a quitté le cercle de la
souveraineté creuse du discours pour s’inscrire
dans l’épaisseur de l’histoire. Tout en gardant
son ancrage au discours juridique et
constitutionnel, il a désormais investi la
conscience et l’action politique réelle. « Le
peuple veut… » un État nouveau, un homme libre,
une femme libérée, une société juste, une
constitution démocratique fondant une
citoyenneté républicaine, en rupture avec
l’ordre ancien de la servitude.
Dès les premiers moments de la
révolution, en janvier 2011, la révolution prit
la forme d’une revendication
constitutionnaliste. Cette revendication qui
s’inscrivait dans la longue tradition
constitutionnaliste de la Tunisie, déboucha
effectivement sur l’élaboration et l’adoption
d’une constitution, le 27 janvier 2014 dont
l’une des caractéristiques fondamentales
consiste à consacrer l’idée de démocratie
participative. C’est cette démocratie
participative et inclusive qui a permis le
dépassement des crises graves que la Tunisie a
connues au cours de cette période.
Deux points retiendront notre attention.
+ Le premier, c’est que la constitution a été
élaborée, grâce à des méthodes inclusives de
participation qui débordent largement le cadre
strictement formel et légaliste. .
+ La deuxième idée c’est que la Constitution
elle-même consacre les principes de la
démocratie participative au niveau des
principes, des techniques et de l’organisation
territoriale.
La démocratie participative dans l’élaboration
de la Constitution.
La période transitoire qu’a vécue la Tunisie
entre la révolution et la constitution a été
marquée par les crises, les blocages et la
précarité des gouvernements successifs. Cet état
de précarité et de relativisme va déteindre sur
tous les aspects de la vie politique. Il va
toucher par exemple le principe qu’on croyait
absolue de la souveraineté populaire exprimée
par le suffrage électoral universel et par la
représentation majoritaire. Dès sa mise en œuvre
le 23 octobre 2011, ce principe de la démocratie
va devenir l’objet de contestations. Cette
remise en cause du principe électoral
majoritaire ne se limite pas à la Tunisie. Le
Congrès nationale général libyen, élu le 7
juillet 2012, va connaître le même sort. Dans
ces périodes transitoires soumises à des crises
inévitables, des principes démocratiques aussi
absolus que le principe majoritaire vont perdre,
par voie de conséquence, leur valeur symbolique
et morale. Le compromis consensuelle de tous va
alors devenir, à l'encontre des principes
juridiques et des règles les mieux établis, le
mode de gouvernement de la transition
démocratique et le mécanisme adéquat pour
l’adoption de la constitution. En effet, le
vote, indépendamment du fait qu’il est
aléatoire, en l’absence de majorité absolue, est
susceptible, en période transitoire, d’aggraver
les tensions et de bloquer le processus
d’adoption de la Constitution. Le vote, en
effet, consacre et rend bien visibles les
divisions et les discordes entre majorité et
minorités. Il n’est pas de nature à favoriser
l’apaisement et la concorde. Il doit donc être
évité dans cette période caractérisée par les
turbulences sociales et politiques.
Cette contrainte est devenue impérative,
par suite de l’obligation pour le Constituant,
d’adopter la Constitution à la majorité des 2/3
des membres de l’Assemblée nationale
constituante, ce qui n’est possible qu’avec un
consensus très large. A défaut de
cette majorité, le projet de Constitution
serait soumis au referendum, ce qui constitue
un saut dans l’inconnu. Le consensus devient
ainsi une nécessité pour garantir le vote, en
particulier lorsqu’il fait face à des
divergences sur les valeurs et non pas seulement
sur les moyens. Nous avons appelé cela le tawafuq, « l’accord
par consensus »
En Tunisie, nous avons entendu très
souvent cette revendication : « Une
constitution pour tous » dustûrun lil
jamî’. Cela sous-entend que la constitution
ne peut être l'œuvre des députés qui ont été
précisément élus pour l'élaborer, mais celles
qui réunira l'ensemble des groupes et des
acteurs par voie de consensus participatif. Nous
sommes en définitive dans une situation ou la
légitimité démocratique, tant espérée et qui
fait incontestablement partie des grands
objectifs de la Révolution, se trouve complétée
par une légitimité de type consensuel, en raison
de la nature même de la période transitoire. Le
principe majoritaire étant susceptible de
devenir un facteur de divisions, de tensions et
de crises, il convient de lui substituer un mode
plus malléable et plus contrôlable de prises de
décision, qui réunisse le maximum d'adhésions et
sauvegarde l'unité nationale. Autrement dit,
le mode consensuel de prise de décision, Tawâfuq, a
cette double vertu de faire prévaloir le
processus politique sur le processus légal et le
processus informel sur les procédures formelles,
ce qui ne veut nullement dire qu'il n'est pas
institutionnalisé. En effet, il peut connaître
plusieurs formes d'institutionnalisation, comme
leDialogue national en Tunisie, le « Congrès
du dialogue national global» vécu au Yémen,
ou encore la « Conférence du dialogue
national libyen ». Il faut cependant
remarquer que pour réussir ce mode consensuel
requiert un certain nombre de conditions
minimales préalables. Ces conditions ont existé
en Tunisie, mais malheureusement pas au Yémen ou
en Libye. Une situation de crise trop forte dans
laquelle les différentes positions des acteurs
deviennent inconciliables ne peut encourager le
recours au consensus.
Al hiwâr al watani.
Le consensus nécessite souvent une
minutieuse préparation. Il exige également un
mécanisme ou, en d'autres termes, un process, une
enceinte à l'intérieur de laquelle se déroule
l'échange des points de vue entre les différents
acteurs en compétition. Pour clarifier le débat,
apprécier la portée et l'effet des concessions,
renoncements, renonciations des uns et des
autres, prendre enfin ensemble la décision
finale sur telle ou telle question, force est
d'instituer un processus de dialogue. Ce
processus de dialogue, en particulier dans le
cas où il prend une dimension nationale, peut se
révéler salutaire. C'est ce qu'a révélé d'une
manière remarquable l'expérience tunisienne.
Après l'assassinat de Mohamed Brahmi le 25
juillet 2013, la crise politique majeure que cet
assassinat a provoquée, après celui de Chokri
Belaid, les immenses manifestations qui ont eu
lieu en août 2013, l’occupation de la place du
Bardo par les protestataires, le retrait des
députés de l'opposition de l'Assemblée nationale
constituante, la suspension des travaux de
l'Assemblée par la décision de son président,
l'apparition du mouvement tamarrod aussi
bien en Égypte qu'en Tunisie, la prise du
pouvoir par l'armée en Égypte, la déliquescence
de l'État en Libye, la flambée du terrorisme,
seul le « Dialogue national », qui est une forme
d’exercice de la démocratie participative, a pu
sortir le pays d'une des plus dangereuses crises
politiques de son histoire. Ce dialogue, ouvert
le 5 octobre 2013, rassembla les 21 partis
politiques les plus importants et fut initié
par l'Union générale des travailleurs tunisiens
UGTT, puis placé sous l'égide des quatre
organisations nationales : l’UGTT, l’UTICA, la
Ligue tunisienne de défense des droits de
l'homme, et l'Ordre national des avocats
tunisiens. Ce dialogue s’articulait autour d’une
« feuille de route » Kharitat a-tarîq ,
qui, après plusieurs incidents de parcours, fut
signée par les protagonistes[5].
Kharitat a-tarîq
La « feuille de route » est l'une des
techniques utilisées dans le cadre global du
consensus. Il s'agit, dans un document écrit et
signé par l'ensemble des parties en présence, de
définir des actions échelonnées sur un
calendrier déterminé, en vue de résoudre les
crises et de trouver des solutions de compromis
sur tous les problèmes en suspens ou les
questions qui font l’objet de litige. Mais cela
ne constitue nullement une négation des
procédures formelles et légales. En effet, pour
respecter le droit, il est impératif de
retourner devant les instances représentatives
officielles et légitimes. En Tunisie, le
consensus, le dialogue national, la feuille de
route, ont pleinement réussi parce qu’ils ont
toujours fait retour aux institutions
représentatives et à la loi. Les procédures de
consensus que nous évoquons constituent en
réalité un mélange équilibré et harmonieux entre
la politique et le droit. La politique permet au
droit de se surpasser, de dépasser ses
insuffisances, mais le droit permet à la
politique de se renforcer et de se pérenniser,
en revenant au principe central de la
démocratie, l’État de droit. Sans l’État de
droit, la politique serait livrée à elle-même et
vivrait constamment dans un état d’instabilité
et de précarité, sans la politique le droit
serait victime de ses abstractions, et de son
formalisme. Cette démocratie participative a
donc en définitive facilité l’adoption de la
constitution tunisienne qui, très tôt, a été
posé comme l’objectif politique premier la
révolution. En contrepartie, la constitution
elle-même a consacré la démocratie
participative, au niveau de ses principes mais
également au niveau de ses techniques. Un regret
cependant : le constituant a laissé de côté le
referendum sur initiative populaire. Il faudrait
un jour corriger cette lacune.
La démocratie participative dans la
Constitution
Comme nous l’avons déjà indiqué, la démocratie
participative ne remet pas en cause les
techniques classiques de la démocratie,
c’est-à-dire des processus électoraux. Elle
l’enrichit cependant d’une dimension nouvelle :
sur le plan du temps politique, la démocratie
participative tend à corriger le caractère
saisonnier et discontinu des processus
électoraux en établissant des modes permanents
de gestion démocratique. Elle remplace la
discontinuité du temps politique par la
permanence. Les élections se déroulent à
intervalles de temps plus ou moins long. La
démocratie participative remplit les intervalles
du temps politique et donne encore plus de
consistance à la souveraineté du peuple. Sur le
plan de la responsabilité et de la prise de
décision, la démocratie participative élargit le
cercle des intervenants aux différents acteurs
de la société civile, en dépassant le monopole
politique des autorités publiques d’un côté et
des partis politiques de l’autre côté.
Le préambule de la Constitution nouvelle
consacre le principe de la démocratie
participative, dans son paragraphe 3 : « En vue
d’édifier un régime républicain démocratique et
participatif, dans un État civil ou la
souveraineté appartient au peuple, par la voie
de l’alternance pacifique au pouvoir à travers
des élections libres et sur le fondement du
principe de la séparation des pouvoirs et de
leur équilibre …un régime par lequel l’Etat
garantisse la primauté de la loi, le respect des
libertés et droits de l’Homme…». Le préambule
est clair : la république, la démocratie
électorale, l’alternance au pouvoir le respect
des libertés et de l’État de droit ne sont
nullement en contradiction avec la démocratie
participative.
Cette dernière, ne doit pas, ne peut
pas se limiter au niveau de l’État central. Elle
se réalise par une véritable décentralisation,
comme l’indique l’article 139 du chapitre VII de
la Constitution, significativement intitulé : «
Le pouvoir local ». L’article 139 se traduit
de la manière suivante: « Les collectivités
locales adoptent les mécanismes de la démocratie
participative et les principes de la gouvernance
ouverte, afin de garantir la plus large
participation des citoyens et de la société
civile à la préparation des projets de
développement et d’aménagement du territoire et
le suivi de leur exécution, conformément à la
loi».
Nous retrouvons dans cet article les
trois principes fondamentaux que nous avons
évoqués précédemment : la transparence,
l’ouverture sur la société civile et le dialogue
constant entre cette dernière et l’autorité
publique locale, et enfin la délibération la
plus large des citoyens. Le constituant tunisien
par la fermeté de son adhésion aux principes de
la démocratie participative a été évidemment
animé par les avantages qu’un peuple peut
tirer de ce principe moderne de gouvernement.
Le premier est d’intégrer
l’individualité de chaque personne dans le corps
de la citoyenneté globale. Dans toute entreprise
politique en effet l’ego individuel doit trouver
son compte par l’intégration au tout. En effet,
ou bien l’ego doit être satisfait par son
intégration au tout, ou bien le risque est grand
que cet ego verse les actions
intempestives, la sécession ou l’anarchie.
Autrement dit, la démocratie participative est
le meilleur antidote au poison de l’anarchie. Le
deuxième avantage incontestable de la démocratie
participative, c’est qu’elle contribue à
éclairer l’opinion des décideurs. La
consultation, la discussion, la négociation, ne
peuvent que consolider à la fois la justesse et
la justice de la décision finale. Un décideur
éclairé est évidemment meilleur qu’un décideur
ignorant. Évidemment, chacun doit garder son
rôle et sa fonction. Et le décideur n’est pas
astreint à suivre les tendances qui se dégagent
à partir de la participation citoyenne. Il doit
garder entière sa responsabilité. Un décideur
qui renoncerait à sa responsabilité uniquement
pour suivre les tendances générales de l’opinion
verserait dans le popularisme et serait un
décideur démagogique. Or le règne du démagogue
est l’un des pires dangers qui guettent la
démocratie. Un décideur doit décider en toute
connaissance de cause, mais également en toute
responsabilité. Bien comprise, la démocratie
participative, par conséquent, renforce l’État
républicain.
Hélas, dans le monde de la politique rien
n’est sans danger. Ceci nous amène à évoquer en
conclusion les risques de la démocratie
participative.
Conclusion : les risques de la démocratie
participative.
Cette dernière, indépendamment du risque de
renonciation du décideur à sa responsabilité par
simple suivisme ou démagogie, pourrait avoir
tendance à favoriser le corporatisme. En effet
les membres d’une institution quelconque, d’une
corporation, d’une faction sociale, d’une
catégorie professionnelle, ont naturellement
tendance à défendre les intérêts proprement
subjectifs et collectifs de la catégorie à
laquelle ils appartiennent. La pire des
démarches serait de confondre l’intérêt de leur
catégorie avec l’intérêt général et leur volonté
subjective avec la volonté générale. Adopter
cette démarche, déboucherait sur le
corporatisme, et dans le même sillage, sur le
triomphe des intérêts particuliers et des forces
financières. Par conséquent, toute réforme
concernant une catégorie sociale donnée ne peut
s’aligner entièrement sur ses revendications
particulières, mais toujours les ramener aux
exigences du bien commun. Le corporatisme en
effet est le plus grand ennemi de la démocratie
participative et le concept de participation
doit faire prévaloir comme le dit l’article 139
de la Constitution « la plus large participation
des citoyens » et non pas d’une catégorie de
citoyens.
Un autre danger guette la démocratie
participative. Il s’agit du retour sur la scène
politique des couches ensevelies d’une structure
sociale dépassée. Par exemple, dans une société
qui n’a pas encore totalement dépassé
l’allégeance ethnique ou tribale, il serait
préjudiciable à l’unité nationale que la
démocratie participative favorise la
réactivation excessive du passé. Nous savons
tous qu’il est impossible de faire table rase du
passé. Mais le passé doit rester le passé et n’a
aucun droit à perturber ou troubler la marche du
présent vers un avenir meilleur. Le passé doit
devenir culture, souvenirs, tradition, récits,
mais ne doit pas s’insurger contre
l’émancipation ou le progrès d’une société, ni
contre les mécanismes électoraux destinés à
dégager une majorité de gouvernement par le jeu
du suffrage universel. Le passé ne peut devenir
le futur du présent.
Pour éviter ces dangers et ces
risques, il n’y a nul autre moyen que
l’exercice de la responsabilité, le sens
démocratique de l’autorité des institutions
publiques de l’État, désignés par le suffrage
des citoyens. Une démocratie pour chacun, un
État pour tous : tel est le véritable sens de la
démocratie participative.
[1] Benjamin
Stora, Le 89 arabe, conversations avec Edwy
Plenel, Stock, coll. Un ordre d’idées, 2011.
[2] Vincent
Geisser et Michael Béchir Ayari, Rennaissances
arabes, 7 questions clés sur des
révolutions en marche. Les éditions de
l’Atelier, 2011.
[3] Camau Michel,
« Globalisation démocratique et exception
autoritaire arabe », Critique internationale 1/
2006 (no 30), p. 59-81
URL : www.cairn.info/revue-critique-internationale-2006-1-page-59.htm. DOI
: 10.3917/crii.030.0059
[4] Condorcet,
« Sur le sens du mot révolutionnaire » Œuvres de
Condorcet, publiés par A. Condorcet O’Connor et
tome 12e, Firmin Didot ou frères,
Paris, 1847. P.615.
[5] Cette
feuille de route consistait en un calendrier
politique autour des axes principaux suivants :
1) Démission du gouvernement de la Troïka et
formation d’un gouvernement indépendant de
compétences, chargé de la préparation des
élections et qui ne se présentera pas aux
élections.
2 ) Achèvement de la Constitution dans le délai
d’un mois.et détermination
des pouvoirs de l’ANC jusqu’à la fin de la
période transitoire.
3 ) Adoption de la loi électorale et
organisation des élections législatives et
présidentielles.
Source: Blog Yadh Ben Achour, 15/05/2015
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