COMMISSION ARABE DES DROITS HUMAINS

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2014-03-03

Pourquoi la violence n’est pas une solution en Syrie - Haytham Manna

 

 

Machinalement, en le retrouvant, on lui a posé la question : « ça va » ? Haytham Manna répond avec un triste sourire : « pour un Syrien, il est difficile de répondre ‘oui’« . Ce médecin de formation, qui a enquêté pendant plus de vingt ans sur les violations des droits de l’homme dans le monde arabe – et au-delà -, est aujourd’hui au chevet de son propre pays, la Syrie.

Opposant de toujours, il est pourtant resté à l’écart de la Coalition nationale syrienne (CNS), considérée notamment par la France comme la seule alternative au régime de Bachar al Assad. Il s’est fait le porte-parole à l’étranger d’un autre rassemblement, le Comité national de coordination pour le changement démocratique en Syrie (CNCD), créé le 15 juin 2011. Militant laïque, il refuse toute allégeance aux mouvements islamistes qui ont pris le contrôle de la rébellion armée.

Haytham Manna a obtenu l’asile politique à Paris en 1978, alors que le régime de Bachar Al-Assad était à ses trousses. Depuis trois ans, il a visité une quarantaine de pays et rencontré des responsables influents sur la scène internationale, pour défendre ses thèses. En France, paradoxalement, le ministère des affaires étrangères l’ignore.

« Quand on s’arme, on se rend dépendant d’un autre »

« La violence, dès qu’on choisit cette option, on n’est plus maitre de son destin », explique Haytham Manna lors d’un entretien qui se déroule à la table d’un café parisien, alors que le conflit en Syrie bascule dans sa quatrième année. « Quand on s’arme, on se rend dépendant d’un autre. Or ces autres, ce ne sont pas des organisations de charité ».

« Dans un conflit confessionnel, il n’y a que des perdants »

« Lorsque certains opposants, fin 2011, ont décidé qu’il n’y avait pas d’autre choix que de répondre par la violence à la répression du régime, je les ai prévenus qu’ils ne gagneraient pas », raconte-t-il. « Et je leur ai recommandé, pour limiter les dégâts, de respecter trois exigences : qu’il y ait toujours une direction politique au-dessus des combattants; qu’ils créent une force nationale interconfessionnelle, et non pas exclusivement musulmane sunnite; qu’ils fédèrent au moins 70 % des effectifs combattants. Ils n’y sont pas parvenus. Et quand on entre dans un conflit confessionnel au Proche-Orient, il n’y a pas de gagnants, il n’y a que des perdants ».

« Le clan Assad s’arrange pour que ses adversaires aient une image pire que la sienne »

« En fait, l’opposition est très vite tombée dans un piège », analyse Haytham Manna. « Depuis des décennies, le clan Assad calcule qu’il pourra se maintenir au pouvoir, s’appuyer sur une acceptation tacite d’une bonne partie de la population, tant que ses adversaires offriront une image pire que la sienne. Car alors l’opinion préfère garder ce qu’elle connait ».

« Le 17 mai 2011, le régime a relâché des combattants d’Al Qaïda »

« C’est ce qui s’est passé en 2011″, poursuit l’opposant. « Le 17 mai de cette année-là, le régime a ouvert les portes de la prison de Sednaya. Il a relâché des combattants d’Al Qaïda qui comptent aujourd’hui parmi les principaux dirigeants djihadistes en Syrie. Et de fait, qui, dans la population de ce pays multiconfessionnel, peut accepter que ces gens-là instaurent un califat islamiste? »

« Au début, les partisans du jihad, n’étaient pas visés »

« La principale victime du complot, c’est le mouvement populaire qui, au tout début du mouvement, réclamait une alternative démocratique et civique », assure Haytham Manna, qui rappelle que sa ville natale, Deraa, a été au point de départ de la contestation. Pour lui, c’est dans cette ville du sud du pays qu’a commencé le 18 mars 2011 le mouvement de colère qui embrasa progressivement le pays. « Les revendications pacifiques et citoyennes ont été à la fois occultées par le régime et ignorées par l’opposition islamiste qui a fait comme si ces manifestants-là n’existaient pas. Ce sont ces militants appelant à une citoyenneté moderne qui étaient alors la cible du régime. Beaucoup ont été assassinés. Les partisans du jihad, eux, n’étaient pas visés, jusqu’à ce qu’ils s’imposent dans les rangs de l’opposition et se mettent à faire peur à la population ».

« Face aux combattants étrangers, l’armée a redoré son image »

« À l’inverse, l’image de l’armée s’est transformée », assure le porte-parole de la CNCD. « Alors qu’au début du mouvement, elle était détestée, que des enfants d’officiers ne voulaient plus parler à leur père parce que les soldats tiraient sur des civils désarmés, elle est aujourd’hui considérée par la moitié de la population comme le seul rempart contre les extrémistes. Tout ça, c’est à cause de la militarisation : ce qui était un mouvement de résistance civile est devenu une guerre dans laquelle l’armée a redoré son image, comme garant de l’unité du pays, de sauveur, surtout face au flot de combattants étrangers : les Tchétchènes, les Afghans, les Libyens, les Tunisiens… ceux-là, quand ils commettent des attentats suicide, qui tuent-ils? Des Syriens ! Et ça a tout changé ».

« ‘Abou Intel’, qui est-il vraiment? »

« Le choix de l’option armée présentait un autre risque, dans lequel beaucoup sont tombés : l’opacité, la clandestinité », poursuit Haytham Manna. « Un mouvement pacifiste est transparent. Une guérilla doit se camoufler, prendre des noms d’emprunts. Mais ‘Abou Intel’, qui est-il vraiment? Un simple anonyme? Un agent? Des criminels de droit commun sont devenus des cheikhs affublés de noms de guerre. Jusqu’où cela peut-il aller? Qui les contrôlent au sein de l’opposition? Connait-on un seul mouvement terroriste qui ne soit pas infiltré par des services de renseignement? Dès lors qu’on est dans la clandestinité, tout est possible ».

« Pour beaucoup, 2011, c’est déjà de la vieille histoire »

« Du coup, les crimes du pouvoir ont commencé à être oubliés par une bonne partie de la population », explique l’opposant, lucide bien qu’un de ses cousins et un de ses frères aient été assassinés en juillet et août 2011 par des hommes de main du régime. « Pour beaucoup de Syriens, 2011, c’est déjà de la vieille histoire et cela n’évoque pas pour eux les pires moments de leur vie récente. Ce dont ils rêvent, c’est de pouvoir revenir un jour à la période d’avant les manifestations, de retrouver la sécurité, le droit à la vie, du travail, l’électricité, l’eau courante, le fuel… La démocratie, cela passe loin derrière ».

« Au Chili, des opposants ont décidé de négocier avec Pinochet »

« Comment aujourd’hui mettre fin à la guerre »?, réfléchit Haytham Manna. « Il y a plusieurs années, Moncef Marzouki et moi, nous avons beaucoup travaillé sur les expériences de transition vers la démocratie. Depuis la Seconde guerre mondiale, nous n’avons pas trouvé un seul cas où la violence avait été le moteur d’une transition démocratique. Je me rappelle du Chili, lorsque des opposants là-bas ont décidé, souvent contre l’avis des exilés en France, de négocier avec Pinochet une sortie progressive de la dictature ».

« 50 000 non-Syriens qui combattent dans le pays »

« Aujourd’hui en Syrie, l’application d’un cessez-le-feu serait en soi un objectif très complexe », analyse-t-il. « Le régime serait capable, avec un ordre, de le faire appliquer par ses forces. Les autres, non. Il y a au moins 25 factions et c’est chacun pour soi. J’ai proposé de commencer par mettre dans l’illégalité les 50 000 non-Syriens qui combattent dans le pays, et qui seraient capables de se battre encore dix ans, au mépris de la population. Tant qu’ils seront là, la guerre aura une forte dominante confessionnelle ».

« Ramener le conflit à l’intérieur de la géographie syrienne »

« Il faudrait donc que le conseil de sécurité de l’ONU les mette hors-la-loi, ainsi que tous ceux qui les soutiennent. Alors, on ramènerait le conflit à l’intérieur des limites géographiques syriennes. On pourrait passer des accords locaux de cessez-le-feu. Puis rechercher un compromis historique pour une solution politique ».

« Bachar ne tombera jamais par KO »

« Que faire de Bachar al Assad »?, s’interroge l’opposant. « Dès novembre 2011, lorsque j’ai négocié avec le CNS pour rédiger un accord qui fut finalement jeté à la poubelle par les pays du Golfe, j’ai insisté sur les points suivants : l’évolution sera lente; Bachar ne tombera pas par KO, il faudra gagner aux points et pour cela, on a besoin des 15 rounds; si l’opposition est en mesure de prendre le pouvoir, elle devra garantir le départ en sécurité de Bachar, car un acte de vengeance rouvrirait la porte à la violence pour vingt ou trente ans ».

« Chaque camp a ses victimes »

« Pour moi, chaque camp a ses victimes, le sang est partout, chaque famille a perdu l’un des siens. Notre dogme doit être : le sang syrien est sacré » précise-t-il. « La fin d’une guerre comme la nôtre ne peut s’obtenir que par une logique du gagnant-gagnant. Chaque camp a peur que l’autre l’emporte. On est condamné à trouver une solution intermédiaire, politique ».

« L’armée devra être un garant de l’unité nationale »

« Il faudra accepter que l’armée syrienne soit toujours là, que l’État profond perdure », insiste Haytham Manna. « Il faudra se convaincre que la majorité des agents de l’État n’auront pas directement participé au conflit, que la conservation des structures de l’État sera essentielle, avec les huit millions de personnes que représentent les fonctionnaires et leurs familles. L’armée devra être un garant de l’unité nationale. Il faudra y ajouter les éléments modérés de l’Armée syrienne libre et les unités de protection du peuple kurde qui ont pris les armes lorsque les islamistes sont arrivés chez eux ».

« La France s’est marginalisée elle-même »

« Nous aurons besoin pour cela d’un soutien international », reconnait l’opposant. « La France pourrait jouer un grand rôle si elle changeait de position. Bizarrement, elle a marginalisé l’opposition laïque mais on ne compte plus les extrémistes que ses diplomates ont reçus. Elle s’est du coup marginalisée elle-même. Les négociations se passent entre Américains et Russes ».

« Non à la violence, au confessionnalisme, et à toute intervention étrangère »

Haytham Manna a encore un sourire amer lorsqu’il se rappelle combien une partie de l’opposition croyait à une intervention de l’Otan, fin 2011, début 2012. « Ils parlaient de no-fly zone, de corridors humanitaires, de frappes ciblées… J’en ai amené quelques-uns à Bruxelles où les officiels de l’Otan leur disaient : ‘il n’y a pas de projet d’intervention en Syrie’. Mais ils repartaient en se berçant d’illusions : ‘ils vont changer d’avis’. Moi, je n’ai pas dévié de mes trois ‘non’ : non à la violence, non au confessionnalisme, et non à toute intervention étrangère ».

Interview réalisé par : JEAN-CHRISTOPHE PLOQUIN 

La CROiX BLOG : LE 17 MARS 2014

 

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