Machinalement, en le retrouvant, on lui a posé
la question : « ça va » ? Haytham Manna répond
avec un triste sourire : « pour
un Syrien, il est difficile de répondre ‘oui’« .
Ce médecin de formation, qui a enquêté pendant
plus de vingt ans sur les
violations des droits de l’homme dans le monde
arabe – et au-delà -, est aujourd’hui
au chevet de son propre pays, la Syrie.
Opposant de toujours, il est pourtant resté à
l’écart de la Coalition nationale syrienne (CNS),
considérée notamment par la France comme la
seule alternative au régime de Bachar al Assad.
Il s’est fait le porte-parole à l’étranger d’un
autre rassemblement, le Comité national de
coordination pour le changement démocratique en
Syrie (CNCD), créé le 15 juin 2011. Militant
laïque, il refuse toute allégeance aux
mouvements islamistes qui ont pris le contrôle
de la rébellion armée.
Haytham Manna a obtenu l’asile politique à Paris
en 1978, alors que le régime de Bachar Al-Assad
était à ses trousses. Depuis trois ans, il a
visité une quarantaine de pays et rencontré des
responsables influents sur la scène
internationale, pour défendre ses thèses. En
France, paradoxalement, le ministère des
affaires étrangères l’ignore.
« Quand on s’arme, on se rend dépendant d’un
autre »
« La violence, dès qu’on choisit cette option,
on n’est plus maitre de son destin », explique
Haytham Manna lors d’un entretien qui se déroule
à la table d’un café parisien, alors que le
conflit en Syrie bascule dans sa quatrième
année. « Quand on s’arme, on se rend dépendant
d’un autre. Or ces autres, ce ne sont pas des
organisations de charité ».
« Dans un conflit confessionnel, il n’y a que
des perdants »
« Lorsque certains opposants, fin 2011, ont
décidé qu’il n’y avait pas d’autre choix que de
répondre par la violence à la répression du
régime, je les ai prévenus qu’ils ne gagneraient
pas », raconte-t-il. « Et je leur ai recommandé,
pour limiter les dégâts, de respecter trois
exigences : qu’il y ait toujours une direction
politique au-dessus des combattants; qu’ils
créent une force nationale interconfessionnelle,
et non pas exclusivement musulmane sunnite;
qu’ils fédèrent au moins 70 % des effectifs
combattants. Ils n’y sont pas parvenus. Et quand
on entre dans un conflit confessionnel au
Proche-Orient, il n’y a pas de gagnants, il n’y
a que des perdants ».
« Le clan Assad s’arrange pour que ses
adversaires aient une image pire que la sienne »
« En fait, l’opposition est très vite tombée
dans un piège », analyse Haytham Manna. « Depuis
des décennies, le clan Assad calcule qu’il
pourra se maintenir au pouvoir, s’appuyer sur
une acceptation tacite d’une bonne partie de la
population, tant que ses adversaires offriront
une image pire que la sienne. Car alors
l’opinion préfère garder ce qu’elle connait ».
« Le 17 mai 2011, le régime a relâché des
combattants d’Al Qaïda »
« C’est ce qui s’est passé en 2011″, poursuit
l’opposant. « Le 17 mai de cette année-là, le
régime a ouvert les portes de la prison de
Sednaya. Il a relâché des combattants d’Al Qaïda
qui comptent aujourd’hui parmi les principaux
dirigeants djihadistes en Syrie. Et de fait,
qui, dans la population de ce pays
multiconfessionnel, peut accepter que ces
gens-là instaurent un califat islamiste? »
« Au début, les partisans du jihad, n’étaient
pas visés »
« La principale victime du complot, c’est le
mouvement populaire qui, au tout début du
mouvement, réclamait une alternative
démocratique et civique », assure Haytham Manna,
qui rappelle que sa ville natale, Deraa, a été
au point de départ de la contestation. Pour lui,
c’est dans cette ville du sud du pays qu’a
commencé le 18 mars 2011 le mouvement de colère
qui embrasa progressivement le pays. « Les
revendications pacifiques et citoyennes ont été
à la fois occultées par le régime et ignorées
par l’opposition islamiste qui a fait comme si
ces manifestants-là n’existaient pas. Ce sont
ces militants appelant à une citoyenneté moderne
qui étaient alors la cible du régime. Beaucoup
ont été assassinés. Les partisans du jihad, eux,
n’étaient pas visés, jusqu’à ce qu’ils
s’imposent dans les rangs de l’opposition et se
mettent à faire peur à la population ».
« Face aux combattants étrangers, l’armée a
redoré son image »
« À l’inverse, l’image de l’armée s’est
transformée », assure le porte-parole de la
CNCD. « Alors qu’au début du mouvement, elle
était détestée, que des enfants d’officiers ne
voulaient plus parler à leur père parce que les
soldats tiraient sur des civils désarmés, elle
est aujourd’hui considérée par la moitié de la
population comme le seul rempart contre les
extrémistes. Tout ça, c’est à cause de la
militarisation : ce qui était un mouvement de
résistance civile est devenu une guerre dans
laquelle l’armée a redoré son image, comme
garant de l’unité du pays, de sauveur, surtout
face au flot de combattants étrangers : les
Tchétchènes, les Afghans, les Libyens, les
Tunisiens… ceux-là, quand ils commettent des
attentats suicide, qui tuent-ils? Des Syriens !
Et ça a tout changé ».
« ‘Abou Intel’, qui est-il vraiment? »
« Le choix de l’option armée présentait un autre
risque, dans lequel beaucoup sont tombés :
l’opacité, la clandestinité », poursuit Haytham
Manna. « Un mouvement pacifiste est transparent.
Une guérilla doit se camoufler, prendre des noms
d’emprunts. Mais ‘Abou Intel’, qui est-il
vraiment? Un simple anonyme? Un agent? Des
criminels de droit commun sont devenus des
cheikhs affublés de noms de guerre. Jusqu’où
cela peut-il aller? Qui les contrôlent au sein
de l’opposition? Connait-on un seul mouvement
terroriste qui ne soit pas infiltré par des
services de renseignement? Dès lors qu’on est
dans la clandestinité, tout est possible ».
« Pour beaucoup, 2011, c’est déjà de la vieille
histoire »
« Du coup, les crimes du pouvoir ont commencé à
être oubliés par une bonne partie de la
population », explique l’opposant, lucide bien
qu’un de ses cousins et un de ses frères aient
été assassinés en juillet et août 2011 par des
hommes de main du régime. « Pour beaucoup de
Syriens, 2011, c’est déjà de la vieille histoire
et cela n’évoque pas pour eux les pires moments
de leur vie récente. Ce dont ils rêvent, c’est
de pouvoir revenir un jour à la période d’avant
les manifestations, de retrouver la sécurité, le
droit à la vie, du travail, l’électricité, l’eau
courante, le fuel… La démocratie, cela passe
loin derrière ».
« Au Chili, des opposants ont décidé de négocier
avec Pinochet »
« Comment aujourd’hui mettre fin à la guerre »?,
réfléchit Haytham Manna. « Il y a plusieurs
années, Moncef
Marzouki et moi, nous avons beaucoup
travaillé sur les expériences de transition vers
la démocratie. Depuis la Seconde guerre
mondiale, nous n’avons pas trouvé un seul cas où
la violence avait été le moteur d’une transition
démocratique. Je me rappelle du Chili, lorsque
des opposants là-bas ont décidé, souvent contre
l’avis des exilés en France, de négocier avec
Pinochet une sortie progressive de la
dictature ».
« 50 000 non-Syriens qui combattent dans le
pays »
« Aujourd’hui en Syrie, l’application d’un
cessez-le-feu serait en soi un objectif très
complexe », analyse-t-il. « Le régime serait
capable, avec un ordre, de le faire appliquer
par ses forces. Les autres, non. Il y a au moins
25 factions et c’est chacun pour soi. J’ai
proposé de commencer par mettre dans
l’illégalité les 50 000 non-Syriens qui
combattent dans le pays, et qui seraient
capables de se battre encore dix ans, au mépris
de la population. Tant qu’ils seront là, la
guerre aura une forte dominante
confessionnelle ».
« Ramener le conflit à l’intérieur de la
géographie syrienne »
« Il faudrait donc que le conseil de sécurité de
l’ONU les mette hors-la-loi, ainsi que tous ceux
qui les soutiennent. Alors, on ramènerait le
conflit à l’intérieur des limites géographiques
syriennes. On pourrait passer des accords locaux
de cessez-le-feu. Puis rechercher un compromis
historique pour une solution politique ».
« Bachar ne tombera jamais par KO »
« Que faire de Bachar al Assad »?, s’interroge
l’opposant. « Dès novembre 2011, lorsque j’ai
négocié avec le CNS pour rédiger un accord qui
fut finalement jeté à la poubelle par les pays
du Golfe, j’ai insisté sur les points suivants :
l’évolution sera lente; Bachar ne tombera pas
par KO, il faudra gagner aux points et pour
cela, on a besoin des 15 rounds; si l’opposition
est en mesure de prendre le pouvoir, elle devra
garantir le départ en sécurité de Bachar, car un
acte de vengeance rouvrirait la porte à la
violence pour vingt ou trente ans ».
« Chaque camp a ses victimes »
« Pour moi, chaque camp a ses victimes, le sang
est partout, chaque famille a perdu l’un des
siens. Notre dogme doit être : le sang syrien
est sacré » précise-t-il. « La fin d’une guerre
comme la nôtre ne peut s’obtenir que par une
logique du gagnant-gagnant. Chaque camp a peur
que l’autre l’emporte. On est condamné à trouver
une solution intermédiaire, politique ».
« L’armée devra être un garant de l’unité
nationale »
« Il faudra accepter que l’armée syrienne soit
toujours là, que l’État profond perdure »,
insiste Haytham Manna. « Il faudra se convaincre
que la majorité des agents de l’État n’auront
pas directement participé au conflit, que la
conservation des structures de l’État sera
essentielle, avec les huit millions de personnes
que représentent les fonctionnaires et leurs
familles. L’armée devra être un garant de
l’unité nationale. Il faudra y ajouter les
éléments modérés de l’Armée syrienne libre et
les unités de protection du peuple kurde qui ont
pris les armes lorsque les islamistes sont
arrivés chez eux ».
« La France s’est marginalisée elle-même »
« Nous aurons besoin pour cela d’un soutien
international », reconnait l’opposant. « La
France pourrait jouer un grand rôle si elle
changeait de position. Bizarrement, elle a
marginalisé l’opposition laïque mais on ne
compte plus les extrémistes que ses diplomates
ont reçus. Elle s’est du coup marginalisée
elle-même. Les négociations se passent entre
Américains et Russes ».
« Non à la violence, au confessionnalisme, et à
toute intervention étrangère »
Haytham Manna a encore un sourire amer lorsqu’il
se rappelle combien une partie de l’opposition
croyait à une intervention de l’Otan, fin 2011,
début 2012. « Ils parlaient de no-fly zone, de
corridors humanitaires, de frappes ciblées… J’en
ai amené quelques-uns à Bruxelles où les
officiels de l’Otan leur disaient : ‘il n’y a
pas de projet d’intervention en Syrie’. Mais ils
repartaient en se berçant d’illusions : ‘ils
vont changer d’avis’. Moi, je n’ai pas dévié de
mes trois ‘non’ : non à la violence, non au
confessionnalisme, et non à toute intervention
étrangère ».
Interview réalisé par : JEAN-CHRISTOPHE
PLOQUIN
La CROiX BLOG :
LE 17 MARS 2014
|