Violette Daguerre, présidente de la Commission
Arabe des Droits Humains, s’est installée en
Tunisie, depuis peu. Elle y assure avec d’autres
acteurs de la société civile le rôle de ce
qu’elle désigne comme le « contrepoids au
pouvoir ». Libanaise d’origine, Mme Daguerre a
choisi un parcours militant, suite à
l’expérience de « l’exil involontaire», à
laquelle elle a été confrontée lorsque la scène
politique libanaise a connu les premières
prémices de la guerre civile qui l’agite encore.
A Business News, Violette Daguerre a accordé
l’interview qui suit :
-Madame, dans le cadre de vos déplacements et
de vos actions, vous êtes souvent en relation
étroite avec la politique, le pouvoir et leurs
nombreuses caractéristiques. La scène politique
tunisienne, comment la percevez-vous ?
-Peu avant les élections, un journaliste m’a
posé une question relative à la situation
politique à venir. J’ai répondu ceci : « J’ai
une crainte pour ce pays qui trace son chemin
vers la démocratie. J’ai peur qu’il ne soit
touché par cette maladie consistant en une
altération de son unité ». Certes vous n’avez
pas en Tunisie une multiplicité de religions qui
pourrait générer des fragmentations au sein du
tissu social, mais certains peuvent utiliser les
querelles idéologiques, voire les accentuer afin
de rentrer vers ce corps sain de l’intérieur et
de l’affecter. Cependant, j’avais anticipé, de
par ma connaissance, des différents scénarii
politiques, les développements survenus en
Tunisie, malgré sa situation moins stratégique
que celle d’autres pays et malgré le manque en
ressources naturelles en comparaison avec des
contrées voisines. Certaines parties ont utilisé
la religion. Comme des marionnettistes, ils ont
essayé d’amadouer la société tunisienne et
d’affaiblir l’image de l’Etat. Des pays du Golfe
ont, à mon sens, financé ces projets d’invasion
d’un type nouveau.
-Constitution, justice transitionnelle, loi
électorale, quel regard apportez-vous sur ces
piliers de la démocratie à bâtir ?
La Constitution, malgré quelques lacunes,
demeure assez moderne à plusieurs égards. La
justice transitionnelle qui doit être de mise,
aussi, en Egypte, en Libye et plus tard en Syrie
a été instaurée en Tunisie, malgré les
différentes problématiques y résidant. Quant aux
élections, elles seront assez décisives pour le
pays. Plusieurs questions se posent :
laissera-t-on l’argent politique y prendre place
? Des forces extérieures en influenceront-elles
l’aboutissement ? Ou ce peuple sera-t-il
conscient des enjeux, afin de définir les
priorités et mettre en avant ceux qui dirigeront
au mieux le pays. Ceci se passera en adéquation
avec le contexte politique général dans les pays
arabes environnants. La Tunisie a été un
exemple, et c’est pour cette raison qu’il est
important de le surveiller de près. C’est pour
cette raison, qu’il est important de mettre loin
de tout risque les prochaines élections. Les
partis politiques ne seront pas les seuls
acteurs de cet événement majeur, la société
civile le sera aussi.
-Travaillez-vous en Tunisie en collaboration
avec les officiels ou avec la société civile
uniquement ?
-Je ne travaille pas avec les officiels.
D’abord, parce qu’ils n’ont pas besoin de moi et
ensuite parce qu’ils n’ont pas su être à
l’écoute. J’aurai aimé pouvoir assurer mon rôle
d’intermédiaire en termes de Droits de l’Homme,
mais je n’ai pas trouvé d’écoute auprès de ceux
à qui je me suis adressée. Je suis passée à
d’autres priorités pour ne pas perdre mon temps.
Je venais en Tunisie pendant les années Ben Ali,
pour défendre ceux que le régime oppressait et
parmi eux les islamistes. J’ai sollicité
certains pour plusieurs dossiers, mais aucun
retour n’a été donné aux différentes démarches
que j’avais entreprises pour aller vers eux.
-En tant que défenseuse des libertés et
militante pour leur respect, quel topo
pouvez-vous dresser de la scène tunisienne ?
-Je gère, en ce moment, le dossier de ceux qui
ont été diabolisés après la révolution et
présentés comme les assassins des martyrs qu’a
faits ce soulèvement populaire. Autour de ce
sujet, réside une certaine gêne encore. Je sens
qu’il y a un malaise même sur le plan médiatique
pour aborder cette problématique et évoquer
certains noms connus sous Ben Ali aujourd’hui
sous les verrous. Il faut se poser la question
quant à l’implication de ces personnes dans les
événements sanglants d’après la révolution. Il
ne faut pas que ces dirigeants soient
emprisonnés des années durant pour avoir
simplement servi leur pays à un moment de
l’Histoire. Des ministres sous Ben Ali, vivent
en toute liberté à l’étranger, d’autres
jouissent de la leur en Tunisie. Alors pourquoi
certains demeurent-ils en prison ? La justice
doit être transitionnelle et non pas vengeresse.
Elle ne doit pas non plus être sélective. C’est
là qu’intervient le rôle de la justice, à
l’impartialité souvent décriée de l’intérieur
même de ce corps de métier respectable.
-Etes-vous en contact avec ces prisonniers?
-Oui, samedi 22 février, je me suis rendue à la
prison d’El Mornaguia. J’y ai rencontré dix
personnes, dont Rafik Hadj Kacem, ancien
ministre de l'Intérieur et du Développement
local, l’ancien ministre de l’Environnement,
Nadhir Hamada et plusieurs autres cadres
sécuritaires connus sous Ben Ali. Il s’agit de
près de quarante deux personnes concernées par
des audiences et des traductions en justice. Ces
gens sont très affectés par l’emprisonnement.
Ils sont malmenés dans les rouages de la justice
à travers plusieurs procès. Ils sont jugés
responsables d’avoir donné l’ordre de tirer sur
les manifestants. Mais même les avocats dans
leurs plaidoyers n’ont pas été en mesure de
définir clairement la teneur de l’implication de
ces accusés. Le peuple tunisien n’est toujours
pas à même de savoir clairement ce qui s’est
passé pendant la révolution. Il ne faut donc pas
tenir ces gens pour potentiels responsables,
sans preuves, dans le simple but d’en faire des
symboles ou des trophées illustrant la réussite
de la transition politique.
-Pourtant vous êtes réputée pour avoir connu
Moncef Marzouki, durant « son exil » français.
N’avez-vous pas interpelé le militant des Droits
de l’Homme qu’il était, dans le cadre de la
gestion de ces dossiers ?
-Oui j’ai sollicité le président de la
République. Et oui, pour certains cas, il a bien
voulu agir. Cependant, Moncef Marzouki oscille
entre le militant des Droits de l’Homme qu’il a
été et ses fonctions actuelles à la tête de
l’Etat. Il ne sait plus sur quel pied danser. La
rupture avec le régime syrien est l’illustration
de cette ambivalence. Moncef Marzouki avait
décidé de rompre les relations avec le régime de
Bachar sans en peser les conséquences, sans
penser aux Tunisiens vivant en Syrie, ni à aux
Syriens résidant en Tunisie. La Tunisie n’a, par
ailleurs, pas empêché des jeunes partis par
milliers pratiquer ce qu’ils appellent le jihad
en terres syriennes. Des jeunes filles sont
parties pour un Jihad d’une autre nature, donner
du plaisir à ces pseudo-combattants. Malgré les
différents démentis dans ce sens, j’atteste, en
connaissance de cause, qu’il y a bien des
Tunisiennes parties pour le Jihad ennikah. Pour
revenir à Moncef Marzouki, il a eu la volonté
d’isoler Bachar Al Assad et son régime. Il
voulait probablement contribuer à perpétuer
l’exemple du soulèvement populaire tunisien.
Mais ce genre de transposition n’est pas
possible, compte tenue des différents contextes
dont celui géographique. Il aurait mieux valu
aider la Syrie à aller dans le sens de la
transition non violente. Je reste mitigée quant
à pareille décision venant de la part de Moncef
Marzouki. A-t-il été poussé à cela, par un
agenda politique qui lui a été dicté ? A-t-il
décidé cela de lui-même ? Je ne sais guère.
-Vous qui avez été visionnaire dans votre
réponse à un de nos confrères peu avant les
élections, comment voyez-vous la Tunisie, d’un
point de vue politique d’ici quelques années ?
-En Tunisie la situation va vers le meilleur,
mais la vigilance est de mise afin de ne pas
effectuer un bond vers l’arrière et mettre en
danger les efforts effectués d’une manière
rapide. C’était le cas dans des pays disposant
des armées les plus fortes parmi les pays
arabes, à savoir l’Egypte, l’Iraq et la Syrie.
Je reste sur ma garde, malgré les différentes
évolutions en termes de transition, de
pluralisme et d’avancement dans le cadre de
plusieurs sujets dont ceux en relation avec la
femme. En comparaison avec d’autres pays arabes,
la situation en Tunisie est moins complexe. Mais
tous les efforts doivent être déployés notamment
par la société civile, pour préserver ce modèle
qu’a été votre pays.
Inès OUESLATI
27/02/2014 19:59
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