Aujourd’hui, le mouvement Ennahdha, pour
avoir choisi de gouverner et de se nicher
dans les organes vitaux de l’Etat, alors que
le scrutin du 23 octobre l’a porté au
pouvoir seulement pour rédiger une
constitution «révolutionnaire» et préparer
les prochaines élections, risque de
compromettre son avenir politique ou
d’entraîner le peuple, qui craint pour sa
survie et la survie de ses enfants, dans un
cycle de violence généralisée.
On a tout lu et entendu sur les torts du
pouvoir en place. Il resterait toujours à
souligner cette étrange politique qui
consiste à ne pas vouloir s’inscrire dans le
contexte de crise profonde qu’il a lui-même
créée et à refuser de faciliter les
rapprochements et les compromis
sociopolitiques nécessaires à la résorber.
Car, sous-estimer le top «prismatique» d’une
crise politique aujourd’hui généralisée,
c’est se voiler la face et fuir ses
responsabilités. Ignorer les risques qui
pèsent sur l’économie et les finances du
pays ne suffit pas à éviter une faillite
jugée inéluctable et qui menace de balayer
toutes les positions acquises par le
mouvement Ennahdha et de le mener au
naufrage. Faire le lit du terrorisme en
couvrant de son laxisme le jihadisme et ses
prédicateurs ne fait que précariser la
légitimité de ceux-là mêmes qui gouvernent
aujourd’hui le pays. Ramener les objectifs
de la révolution à un projet de société
archaïque « ikhouanisée » coupée de ses
racines historiques locales relève d’un
sectarisme religieux anachronique et sans
perspectives. Enfin, persister à réduire les
Tunisiens, hommes de culture, journalistes,
opposants politiques, défenseurs de la
modernité et des droits de l’homme ou
simples citoyens à des mécréants,
communistes sans foi, libertaires séditieux
ou contre-révolutionnaire comploteurs, est
une supercherie qui ne résistera pas à la
physique du temps.
Mais plutôt que d’analyser les raisons
profondes d’une crise révélée au grand jour
par les événements d’Egypte et par
l’assassinat politique de feu Mohamed
Brahmi, demandons-nous quels jeux de
stratégie et quels scénarios sont mis à
l’épreuve face à cette crise?
Sans entrer dans les détails, il
conviendrait de ramener les jeux de
stratégie qui agitent la scène politique à
quatre scénarios qu’on peut grouper en deux
binômes, à l’origine de deux bras de fer
successifs :
- Le premier scénario, celui du mouvement
Ennahdha, consiste à refuser d’admettre ses
échecs, à s’accrocher au pouvoir et à
ignorer les revendications exprimées par les
organisations nationales, les partis
politiques, la jeunesse tunisienne (Tamarrod),
les femmes libres (Harayer Tounès) et plus
généralement la société civile. La mise en
œuvre de cette stratégie dépendrait de trois
conditions:
1.
Redonner la vie à une ANC amputée d’une
soixantaine de ses membres et séparée de sa
tête;
2. Arranger à sa convenance la
constitution ainsi que la composition de la
haute instance électorale et le code
électoral.
3. Mettre
fin au « sit-in du départ » organisé par
ceux qu’on qualifie de comploteurs
contre-révolutionnaires, ennemis de la
légitimité et partisans du vide
institutionnel et de l’anarchie;
En réalité, aucune de ces conditions n’est
réalisable dans un contexte économique et
sécuritaire désastreux.
Dangereux pour le pays, ce scénario l’est
aussi pour celui qui l’adopterait
unilatéralement et l’imposerait de manière
coercitive à tourtes les forces politiques
du pays.
- Le deuxième scénario pousserait le
mouvement Ennahdha à reconnaitre ses échecs,
à accepter dans l’immédiat la formation d’un
gouvernement de compétences nationales
non-partisanes, à mettre fin au mandat des
constituants pour avoir failli à leurs
engagements vis-à-vis du peuple. Les
modalités constitutionnelles et juridiques
seraient immédiatement fixées de manière
consensuelle pour assurer la continuité de
l’Etat et l’impartialité de ses
institutions. Ainsi la légitimité (déjà
perdue) donnerait lieu à une union nationale
consensuelle. Après quoi, le nouveau
gouvernement aura la charge de conduire les
affaires courantes et d’assurer la
logistique électorale une fois le projet de
constitution remanié et finalisé par un
comité d’experts et soumis enfin, à
l’approbation du peuple dans les meilleurs
délais.
En clair, ce scénario, défendu par la
société civile et les partis de
l’opposition, amènerait Ennahdha à signer
son acte de décès politique et aboutirait au
démantèlement de ses structures, acculées
tôt ou tard à répondre des faits et gestes
accomplis depuis son accession au pouvoir.
Assimilé par Ennahdha à un coup d’Etat (à
l’égyptienne), ce choix préfigurera la fin
de l’Islam politique en Tunisie et
probablement dans l’ensemble des pays
formant l’ arc (géopolitique) « Ikhouani »
allant du Maroc à la Turquie.
Ces deux scénarios, aujourd’hui dépassés,
prévalaient en fait à un moment où l’Egypte
risquait de sombrer dans la guerre civile.
Fort heureusement, l’initiative parrainée
par l’UGTT a mis fin à ce premier bras de
fer qui va évoluer vers un deuxième, mettant
en jeu deux scénarios dérivés, apparemment
plus conciliants.
- Issus du deuxième scénario, le troisième
cède à la non-dissolution de l’ANC mais
exige la démission immédiate du gouvernement
actuel et la limitation des prérogatives et
de la durée de vie de l’ANC qui devrait
compter, dans l’élaboration de la loi
fondamentale, sur un comité formé d’éminents
experts constitutionnalistes. Apolitique
mais doté de toutes les prérogatives d’un
gouvernement fort, le nouveau cabinet est
censé, entre autres tâches, conduire le pays
à des élections libres et transparentes,
avec obligatoirement la remise en question
des désignations partisanes des hauts cadres
de l’Etat. Les contours de la troisième et
dernière période transitoire devraient être
définis rapidement par consensus après la
démission de toute l’équipe gouvernementale
en place qui assurera la gestion des
affaires courantes jusqu’à la formation du
nouveau gouvernement.
Plus conciliant, ce scénario élaboré par le
quartet formé par le syndicat (UGTT), le
patronat (Utica), la Ligue tunisienne des
droits de l'homme et l'Ordre des avocats a
bénéficié des faveurs de la quasi totalité
des acteurs politiques et associatifs, et
tout particulièrement du front du salut
national groupant les deux principaux partis
de l’opposition.
- Concocté par Ennahdha qui a accepté
formellement l’initiative du quartet comme
point de départ à une sortie négociée de la
crise, le quatrième scénario prévoit la
formation d'un gouvernement de compétences
nationales après qu’un consensus sera trouvé
autour de la constitution, de l’instance
supérieure électorale et du nouveau mode
électoral. En attendant la formation du
nouveau gouvernement dont les prérogatives
seront limitées à l’organisation logistique
des élections (gouvernement électoral ?!)
ainsi qu’à la gestion de l’épouvantable
bourbier économique et sécuritaire qui lui
sera légué par la Troïka, l’ANC, bien
qu’amputée d’une partie de ses membres,
s’acquittera, comme si de rien n’était, de
ses taches constitutionnelles, législatives
et du contrôle du gouvernement et à ce
titre, se réservera, logiquement, le droit
de le dissoudre, sinon de le paralyser. La
nouvelle équipe (de technocrates) ne sera
pas à l’abri d’une motion de censure au cas
ou il contrarierait la majorité des
constituants, notamment en ce qui a trait
aux désignations administratives partisanes
déjà opérées.
Il est clair que ce scénario autorisera le
mouvement Ennahdha de ne pas quitter le
pouvoir avant d’avoir accompli la mission
pour laquelle il a été élu, c’est-à-dire
avant d’achever l’œuvre constitutionnelle
qui pérennisera tant soit peu son projet. Il
lui permettra de rester dans le champ
politique de manière à préserver les
positions acquises sur le terrain par un
travail soutenu d’infiltration, et ce en
prévision des élections à venir, et enfin de
se mettre à l’abri des poursuites
susceptibles de le neutraliser ou de
l’anéantir (thèse du complot à
l’égyptienne).
En vérité, la peur de vivre une fin tragique
comparable à celle connue par les frères
musulmans d’Egypte a poussé le leader du
mouvement à assurer lui-même le service de
la barre, dans l’espoir de se maintenir à
flot, sans porter préjudice au mouvement et,
en même temps, au réseau mondial des Frères
musulmans. Prêt à sacrifier au besoin des
alliés inutiles ou encombrants, et disposé à
se rapprocher de son vrai rival, favori des
intentions de vote et bon rassembleur,
Ennahdha tente, tantôt de diviser le Front
du salut national et le quartet, tantôt de
les discréditer.
Mais la principale manœuvre consiste à
déplacer le deuxième (et dernier) bras de
fer (qui se situe à la croisée du troisième
et quatrième scénarios) du champ de
l’exigence politique d’un départ immédiat et
inconditionnel (temps court), à celui de la
négociation favorable au maintien (temps
long). Alors, tant mieux si pour Ennahdha
les négociations échouent : l’improductivité
des médiateurs et de l’opposition les
discréditera et le pouvoir n’y laissera que
peu de plumes.
En fait, Ennahdha résiste au départ ; refuse
le départ. Mieux encore, l’enjeu est de se
maintenir au pouvoir avant et après les
élections. Le durcissement à l’adresse des
médias, la poursuite des désignations
partisanes, les diversions créées
occasionnellement autour de la montée du
terrorisme et de la reprise des combats à
Chambi apportent la preuve qu’aucune
médiation, aucun compromis, maintenant et à
l’avenir, ne seront acceptés. En l’absence
d’un Al Sissi ou équivalent, Ennahdha voit
mal comment on pourrait la pousser vers la
sortie ; d’autant que la pression de la rue
ne parvient toujours pas à déranger un
pouvoir visiblement plus sensible aux
intérêts de la confrérie qu’aux aspirations
du peuple.
A vrai dire, on a rarement vu un pouvoir
politique se lancer dans un paradoxe aussi
surprenant que stérile. La voracité de ceux
qui le détiennent aujourd’hui dans notre
pays et leur mépris de l’autre, mort (pour
la partie) ou vif, les ont réduits à
l’isolement politique. Or, quand on est seul
contre tous, penser pouvoir réussir son
projet 1/ sans la classe laborieuse
structurée par l’UGTT, 2/ sans le patronat
réuni autour de l’UTICA, 3/ sans les élites
intellectuelles, 4/ sans la société civile,
5/ et sans les partis politiques libéraux et
progressistes, n’est qu’une chimère. Penser
pouvoir faire voter une constitution digne
du peuple et de sa révolution par une ANC
qui marche sur une seule jambe est une
erreur monumentale. A moins que l’on compte
instaurer un régime dictatorial
centralisateur.
Pourtant, le chef du parti et sa hiérarchie
jusqu’ici disciplinée, tentent de gagner du
temps dans l’espoir que la grogne populaire
s’apaise, que les bras des manifestants
tombent, que les médiations s’effritent, que
les médias se lassent, que l’unité de
l’opposition se disloque, que l’initiative
du quartet échoue contre l’intransigeance et
l’obstination, et que de nouvelles
initiatives sans envergure ou plans
parasites naissent et meurent sans créer de
vagues.
En définitive, la grande question que posent
aujourd’hui tous ceux qui ne se
reconnaissent pas dans le mouvement Ennahdha
est la suivante : Ennahdha, partira, partira
pas ? La réponse n’est pas simple même si
l’islamisme politique est d’ores et déjà
condamné à partir. Or la stratégie apparente
de la majorité au gouvernement est, ni plus
ni moins, le maintien de « la légitimité »
jusqu’à la fin de la mission de la
constituante, juste à la veille du démarrage
du processus électoral. Peu importe le « B
souverain » et ses perspectives négatives,
la cherté de la vie, le stress social et la
marginalité, l’extra-légalité dans tous ses
états, l’insécurité des citoyens et le
harcèlement des leaders d’opinion et des
militants. Pour une fois, la stratégie
apparente du parti du mouvement Ennahdha
n’est pas très éloignée de sa stratégie
latente, celle qui consiste à se maintenir
au pouvoir le plus durablement possible et à
n’importe quel prix et ce afin de réaliser
un projet de changement social fondé sur les
préceptes d’un Islam politique importé.
Pourtant, en dehors de la citadelle
nahdhaoui, le départ du gouvernement actuel
est jugé nécessaire au redressement de
l’économie, au rétablissement de la concorde
sociale, à la sécurité de la population et
du territoire. La bonne transition
qu’assurera un cabinet indépendant dirigé
par un chef de gouvernement apolitique, de
préférence un financier chevronné, seule
compétence adapté au contexte, ouvrirait la
voie vers un cycle démocratique pérenne.
Sans renier le droit d’Ennahdha à
l’existence, les Tunisiens, rongés
d’inquiétude, ne souhaitent pas que le
départ de son gouvernement soit provoqué par
un nouveau désastre sécuritaire ou par la
faillite de l’économie et l’asphyxie
financière de l’Etat. Ce scénario de
l’extrême, produit de l’obstination et de la
déraison, serait le cinquième qui
s’ajouterait aux précédents et qui pourrait
conduire à l’explosion sociale et à toutes
les formes de violence et d’ingérence.
A moins qu’un marché secret, béni par les
chancelleries occidentales, ne soit conclu
entre les principales forces rivales.
A moins que la Troïka et surtout Ennahdha ne
perdent leur cohésion suite aux divergences
internes et aux défections, au point
d’accepter la feuille de route du quartet
dans son intégralité.
Quoi qu’il en soit, ce pouvoir, qui n’a rien
fait pour rester, fait tout maintenant pour
ne pas partir. Mais les temps sont parfois
détestables. Il partira quand-même, faute de
n’avoir pas choisi, à temps, de rester.