Voici donc ce que l’on pense, en
Occident, de la situation égyptienne
: une expérience démocratique était
en marche, l’armée a voulu y mettre
fin, elle a instrumentalisé le
mécontentement populaire pour faire
un coup d’Etat.
Et de se lamenter sur la naïveté du
peuple égyptien, qui préfère se
jeter dans la gueule du loup
militaire, plutôt que de faire
confiance au président islamiste
qu’il a élu. Incapable de se plier
au long apprentissage de la
démocratie, le peuple égyptien
aurait oublié tous les maux que
l’armée lui a infligés…
Non, le peuple égyptien n’a pas
oublié.
Il n’a pas oublié ce qu’il a
souffert, durant les seize mois où
l’armée a directement gouverné le
pays. L’initiative qu’il vient de
prendre n’est, en aucune façon, un
choix entre l’armée et les Frères
musulmans. Elle représente une étape
nouvelle, dans la marche qu’il a
entreprise pour affirmer son
autonomie citoyenne. Car le peuple
égyptien a cessé d’être un comparse
sur la scène politique. Il a acquis,
depuis le mois de janvier 2011, un
statut d’acteur autonome et décisif.
Il a acquis ce statut,
qualitativement nouveau, non parce
qu’il a renversé l’autocrate
Moubarak, mais parce qu’il a rejeté,
en même temps que lui, la légitimité
de son pouvoir.
Jusque-là, au pays des pharaons, des
sultans et des raïs, ce pouvoir
n’était pas seulement exercé sans
limite et sans contrôle. Il était,
de surcroît, légitimé par l’ensemble
de la population. Pourquoi celle-ci
acceptait-elle comme allant de soi,
comme une évidence indiscutable, un
pouvoir sur lequel elle n’avait
aucune prise ? Parce que ce pouvoir
lui semblait émaner d’une instance
supérieure, transcendante. Parce
qu’il représentait, à ses yeux, le
reflet sur terre d’un dessein
céleste.
En janvier 2011, près de 10 millions
d’Egyptiens ont proclamé que la
souveraineté ne tombait pas du ciel.
Qu’elle émanait d’eux. Que c’était
en leur nom, désormais, que les
gouvernants devaient gouverner. En
quoi il s’agit bien, au sens le plus
fort du terme, d’une révolution.
C’est l’avènement, non de la rue,
mais de la place publique. Tahrir
désigne une nouvelle génération
d’acteurs sociopolitiques, héritiers
d’un long cheminement historique,
par où les générations qui les
précèdent se sont, pas à pas,
libérées des servitudes mentales et
des inhibitions psychologiques,
propres à une société traditionnelle
et colonisée.
Ces nouveaux acteurs ne sont plus
entravés par les mythes de la
prédestination et de la fatalité,
par le respect instinctif des
hiérarchies, par le conformisme
communautaire. Ils ne se méfient
plus de ce qui tend à l’originalité,
à la rupture, à l’imprévu. Ils n’ont
plus peur de se distinguer, de
s’affirmer, individuellement. Chacun
d’eux parle à la première personne,
pense par lui-même, agit en son nom
propre.
Tahrir représente la conscience
intime de millions d’Egyptiens,
conscience révolutionnaire et
citoyenne, contre-pouvoir installé
dans les esprits, rendez-vous direct
de chaque volonté libre avec le
destin collectif de l’Egypte.
Pour l’armée comme pour les Frères
musulmans, deux structures
d’autorité fondées sur le principe
de l’obéissance absolue, Tahrir
représente un défi idéologique.
Elles vont réagir de concert, en
tandem, pour affronter ce défi.
Après la chute de Moubarak, elles
vont conduire une négociation,
certes conflictuelle mais
permanente, sur la meilleure manière
de briser l’élan de la révolution,
afin de discipliner et de canaliser
la puissance de la nouvelle place
publique.
Les pouvoirs exécutif, législatif et
constitutionnel ont d’abord été
concentrés dans les mains de
l’armée. C’est dans ce cadre que les
Frères musulmans et leurs alliés
salafistes ont obtenu une majorité
dans les urnes, d’abord au Parlement
puis à la présidence. Ils y ont été
puissamment aidés par l’armée, qui
leur a préparé le terrain, en
expédiant dans des prisons
militaires15 000 jeunes activistes
révolutionnaires, en réprimant
sauvagement, dans le sang, les
manifestations de masse.
Pendant ce temps, les Frères
musulmans étaient surtout préoccupés
de préparer leur campagne
électorale. Lorsque l’armée s’est
vue conspuée dans les rues, elle a
cédé aux Frères les rênes du
pouvoir. Ces derniers ont commencé
par renvoyer l’ascenseur. Ils ont
fait graver dans le marbre le statut
de caste de l’armée, en lui donnant
des garanties constitutionnelles
préservant ses privilèges, ses
intérêts et ses immunités.
Qu’ont-ils fait pour le peuple qui
les a élus ? Ils n’ont résolu aucun
de ses problèmes. Ils les ont même
aggravés. Mais ce n’est pas leur
crime essentiel. S’il n’y avait que
cela, le peuple aurait pu attendre
trois années supplémentaires, pour
les congédier par la voie des urnes.
Le crime essentiel des Frères
musulmans est d’avoir tenté de
verrouiller toutes les issues par
lesquelles ils pouvaient être
chassés du pouvoir. Leur souci
dominant a été de rendre, après eux,
l’alternance impossible.
Morsi s’est arrogé des pouvoirs
exorbitants, surplombant à la fois
l’exécutif, le législatif et le
judiciaire. Il a fait adopter une
constitution sur mesure, en une
nuit, par une commission dont la
quasi-totalité des membres étaient
islamistes. Il a systématiquement
rejeté le principe de consultations
sérieuses avec les forces politiques
non-islamistes, se contentant de les
inviter à des conversations
informelles, une fois que ses
décisions étaient prises.
Le peuple égyptien a compris que
s’il le laissait faire, il n’y
aurait plus de changement possible
par les urnes. La poursuite de la
voie démocratique exigeait de le
congédier avant qu’il ne soit trop
tard.
En juin, il s’est soulevé à nouveau.
Et les quelque 10 millions
d’Egyptiens qui occupaient les
places publiques en 2011, sont
devenus 22 millions.
Ces derniers ont commencé par signer
une pétition exigeant le départ de
Morsi. Puis ils se sont donné
rendez-vous, le 30 juin, jour
anniversaire de son élection, pour
le lui dire de vive voix.
Gigantesque démonstration de
conscience collective, de puissance
tranquille, de maturité. Le peuple a
donné, le peuple a repris. Voilà.
C’est ce que l’armée a compris, et
qui a conduit ses chefs à mettre fin
à leur association avec les Frères
musulmans. Ils redorent ainsi leur
blason, en se plaçant du côté du
peuple. Ils font un nouveau pari,
conforme à leur vision des intérêts
à long terme de l’institution
militaire, et incluant d’évidentes
arrière-pensées. La place Tahrir
accueille leur intervention avec,
pour l’heure, un immense
soulagement. Mais aussi avec la
vigilance qu’impose l’expérience
d’un passé encore présent dans les
mémoires.
Que faire, dans tout cela, du
concept de légalité démocratique ?
Se rappeler que, quand cette
légalité devient le paravent d’une
autocratie rampante, elle doit céder
le pas devant la légalité des
transitions révolutionnaires
Liberation.
17/07/2013
|