1 – En politique, on est toujours
peu ou prou le prisonnier d’intérêts
partisans opposés. On se retrouve
ainsi automatiquement porté à être
avec les uns – le parti ou la
coalition de partis à laquelle on
appartient –, contre les autres – le
parti ou la coalition des partis
concurrents. Se préoccuper en
priorité de l’intérêt général – les
intérêts de l’Etat et du pays –, et
ne pas se laisser conditionner par
les intérêts particuliers, n’est pas
tâche facile. Ceux qui s’imposent ce
genre de discipline sont souvent
tenus en suspicion, aussi bien par
leurs amis que par leurs
adversaires. C’est encore plus vrai
en période de crise, lorsque la
confrontation des partis se
radicalise et pousse les différents
protagonistes à se dresser les uns
face aux autres, dans une sorte de
montée aux extrêmes, camp contre
camp.
C’est pourtant l’honneur de la
politique de se soucier d’abord du
bien commun. Cela en toutes
circonstances, par temps calme comme
dans les périodes agitées et même
lorsque la recherche du bien commun
risque d’entraîner une éventuelle
perte d’influence sur le plan
partisan. En Tunisie, j’ajouterai
que c’est le devoir de la politique
et sa première exigence que d’être
capable de surmonter les clivages
identitaires, qui divisent nos
élites depuis maintenant de
nombreuses décennies, et les
condamnent à l’impuissance.
2 – Dans les régimes démocratiques
stables, on peut généralement
deviner à l’avance comment un pays
ripostera s’il est victime de
violences terroristes graves.
Oubliant ses revendications
sociales, la population se soudera
en bloc derrière son Etat ; tandis
que la classe dirigeante, majorité
et opposition confondues, s’alignera
derrière le gouvernement, stoppant
sur le champ toute manifestation de
dissension politique intérieure.
L’agression terroriste est assimilée
à un acte de guerre. Une menace pour
l’ensemble de la collectivité
nationale. Cette dernière réagit en
lui opposant un large front uni,
compact et sans fissures. L’unité
des rangs s’impose spontanément à
tous, parce que tous savent qu’elle
est nécessaire pour se défendre,
puis pour éliminer le danger. Une
fois le péril écarté, chacun se dit
qu’il sera toujours temps de revenir
aux sempiternelles manifestations
revendicatives et aux inévitables
luttes de pouvoir…
En Tunisie, depuis deux ans, les
événements évoluent selon des formes
qui s’écartent considérablement du
schéma qui vient d’être décrit.
Alors que nous sommes confrontés à
des actions terroristes à
répétition, de plus en plus
incisives et meurtrières, notre
classe politique paraît incapable de
s’entendre sur le minimum, incapable
d’offrir autre chose que le
spectacle dérisoire de ses rivalités
et de ses surenchères. Avec des
conséquences désastreuses : le pays
est désemparé, l’économie est
paralysée, le niveau de vie se
dégrade, les institutions vacillent.
Et tandis que l’Etat se délite
chaque jour un peu plus, profitant
de l’anarchie et du désordre, les
groupes djihadistes se renforcent et
s’enhardissent.
Pourquoi un tel ratage ? Pourquoi
gérons-nous nos affaires nationales
de manière aussi imprévoyante, aussi
calamiteuse, aussi suicidaire ? Les
responsabilités sont multiples et
partagées. Il faut les déterminer
sans complaisance ni parti-pris si
l’on veut trouver une issue et
sortir du gouffre dans lequel nous
sommes en train de nous enfoncer
nous-mêmes.
Le jeu de Nida Tounes
3 – Commençons par préciser les
responsabilités au niveau de
l’opposition.
Depuis le 23 octobre 2011, nous
sommes engagés dans un processus qui
doit aboutir à l’établissement d’une
nouvelle constitution et à la mise
en place de nouvelles instances
républicaines de régulation et de
contrôle – le tout devant se
conclure par la tenue d’élections
générales et le retour du pays à un
cycle de normalité et de stabilité
politiques.
Les transitions démocratiques
pacifiques ne sont jamais aisées.
D’autant que les hommes et les
réseaux du régime précédent sont
toujours là. Et que l’on peut
compter sur eux pour susciter ou
exploiter les difficultés qui se
dressent inévitablement devant le
nouveau pouvoir, sinon pour
l’empêcher d’agir, du moins pour
orienter son action dans le sens le
moins défavorable à leurs intérêts.
En Tunisie, c’est l’ex-Premier
ministre Béji Caïd Sebsi et son
parti Nida Tounes qui jouent le rôle
peu glorieux de force politique
représentant le passé. BCE a certes
eu l’habileté, pour son parti, de
recruter au-delà des seuls partisans
de l’ordre ancien. Il a notamment
réussi à bâtir une alliance avec des
groupes de ce que l’on pourrait
appeler la gauche réfractaire à
l’islam politique, ce qui lui a
permis d’avoir un impact plus large
que s’il ne s’était appuyé que sur
les vieux caciques du RCD.
BCE et Nida Tounes ont été de toutes
les tentatives de déstabilisation.
Utilisant les connexions dont ils
disposent toujours au sein de
l’appareil d’Etat, s’appuyant sur
les médias qu’ils contrôlent encore
en grande partie, ils ont entretenu
une véritable atmosphère de guerre
civile larvée. Ils ont
systématiquement saboté les diverses
initiatives de dialogue national.
Ils ont instrumentalisé de façon
particulièrement odieuse les
différents attentats terroristes.
Ils ont poussé l’outrance et la
démesure jusqu’à donner
l’impression, pour atteindre leurs
fins, de ne pas hésiter à plonger le
pays dans le chaos – ce qui leur a
d’ailleurs fait perdre une bonne
part de leur crédibilité auprès des
chancelleries étrangères.
Ayant joué un rôle important lors de
la première transition, l’ex-Premier
ministre pouvait espérer laisser une
trace dans les annales de l’histoire
nationale, en réconciliant, même sur
le tard, le bourguibisme et la
démocratie. Campé sur les privilèges
de son clan, animé par une ambition
dévorante, qu’il maîtrise d’autant
moins qu’elle a été longtemps
contrariée, BCE a choisi d’achever
sa carrière sur un autre registre,
celui de l’esprit revanchard, que
n’étouffe aucun scrupule et qui
n’hésite pas à spéculer sur le pire
pour préserver les avantages d’une
minorité.
On peut regretter un tel choix ; à
la vérité, on ne devrait pas s’en
étonner beaucoup.
L’opposition démocratique et
progressiste
4 – Ce qui est plus étonnant, par
contre, c’est le comportement du
reste de l’opposition. Je vise les
partis démocratiques ou
progressistes qui se sont naguère
opposés au régime Ben Ali et qui ont
décidé de rester dans l’opposition
après les élections de 2011.
Plusieurs de ces mouvements avaient
pourtant été partie prenante de
l’initiative du 18-Octobre, qui
avait mis en évidence le caractère
nécessaire et durable de l’alliance
des « laïques » et des
« islamistes », pour abattre la
dictature et édifier la démocratie.
Leurs performances électorales en
2011 avaient été dans l’ensemble
modestes ; fort loin, en tout cas,
de ce qu’ils prévoyaient. La
déconvenue fut particulièrement
cinglante pour les milieux
progressistes (PDP, POCT, Watad,
etc.). Ils avaient été le fer de
lance du combat contre l’ancien
régime. Et ils ont dû estimer que
leur engagement idéologique en
faveur des classes populaires
suffisait à leur garantir des scores
honorables aux premières
consultations libres organisées dans
le pays.
Quoi qu’il en soit, on peut dire
sans risque de se tromper que pour
beaucoup de dirigeants et de
militants, le résultat des élections
n’était ni compréhensible ni même
acceptable. Ils n’ont donc ni
compris ni accepté leur défaite, et
encore moins compris et accepté la
victoire de leurs adversaires – lui
déniant, par conséquent, toute
espèce de légitimité.
Le climat politique postérieur au 23
octobre s’est ainsi trouvé miné
depuis le départ. Il n’était plus
question de faire d’abord réussir la
transition ; il s’agissait au
contraire d’aller au plus vite vers
de nouvelles élections, pour effacer
le traumatisme de celles qui
venaient à peine de se tenir.
A cette première entorse à l’éthique
démocratique, qui n’a affecté qu’une
partie de l’opposition, s’en est
ajoutée une autre, qui a concerné
tout le monde, presque sans
exception. L’opposition s’est, en
effet, trompée de contexte,
confondant ce qu’il convenait de
faire en période de transition, avec
ce qu’il était permis de faire dans
un système démocratique d’ores et
déjà constitué.
Les démocraties établies, pourvues
d’institutions rodées, sont des
structures stables et solides. Elles
peuvent absorber sans dommage toute
sorte de chocs et de secousses. Ce
n’est pas le cas avec les régimes de
transition. Ils n’ont ni
institutions ni procédures
expérimentées de gestion des
tensions et des conflits. Coincés
entre un passé dictatorial qui est
toujours présent et un futur
démocratique qui ne l’est pas
encore, ces régimes intérimaires
sont, par nature, fragiles et
instables.
Il en découle qu’ils ne peuvent
fonctionner qu’en organisant le
consensus le plus large. Un tel
consensus est d’ailleurs
indispensable, puisque les tâches à
accomplir – chez nous, je le
répète : rédiger une constitution
acceptée par le plus grand nombre ;
mettre en place les institutions
républicaines dont le caractère
impartial serait incontesté ;
définir le nouveau cadre légal
régissant l’activité des partis, des
médias, l’organisation des
élections… – ne sont pas des tâches
partisanes antagoniques, mais des
tâches nationales communes,
intéressant toute la classe
politique et l’ensemble du pays.
Les périodes de transition
établissent le nouveau contrat
social, le cadre et les règles
devant organiser le vivre-ensemble
pacifique dans le système
démocratique à édifier. Ce contrat
engage tous les acteurs et exige
leur totale adhésion. C’est pour
cette raison que le principe de la
majorité simple est remplacé par
celui des majorités renforcées (deux
tiers, voire trois quarts). Les
dirigeants de l’opposition n’ont pas
su adapter leurs comportements aux
spécificités historiques du moment.
Ils n’ont pas compris que la
démocratie se bâtit d’abord avec de
l’abnégation et de la vertu.
Dès novembre 2011 – avant même la
constitution du gouvernement ! – le
pays s’est ainsi trouvé entraîné
dans une sorte de guerre politique
permanente, où tous les mauvais
coups étaient permis. Comment
espérer avancer dans ces conditions
et maintenir la population
mobilisée ? Les dérives que l’on a
pu constater depuis – y compris
l’alliance grotesque conclue ces
dernières semaines entre le Front de
gauche et Nida Tounes – s’expliquent
par ces vices de départ. Ce qui
conduit à reconnaître que la culture
démocratique est encore loin d’avoir
pénétré en profondeur la pensée des
acteurs politiques de ce pays. A
l’insuffisance de culture
démocratique, on pourrait sans doute
ajouter un défaut de sens
patriotique. On se consolera en
disant que ce n’est pas surprenant
après un demi-siècle de tyrannie et
d’abrutissement…
5 – Les responsabilités de
l’opposition dans la crise sont
indéniables. L’admettre ne diminue
en rien les responsabilités de la
troïka au pouvoir, autrement plus
graves et lourdes de conséquences.
Comme son nom l’indique, la troïka
est une coalition de trois partis.
Etant donné la place prépondérante
qu’occupe En-Nahdha en son sein,
parler des responsabilités de la
troïka, c’est parler en premier lieu
des responsabilités de ce parti, qui
concentre entre ses mains
l’essentiel du pouvoir exécutif,
confinant Et-Takattol et le CPR à un
rôle peu gratifiant de forces
auxiliaires sans influence
véritable.
Ce n’est pas ici le lieu de dresser
un bilan complet de l’action
d’En-Nahdha depuis vingt mois. Je
n’insisterai que sur deux points,
qui ont beaucoup pesé dans la
dégradation continue de la
situation : 1) le traitement de la
question du terrorisme ; 2) la
gestion politique de la transition.
En-Nahdha et le terrorisme
Pour quantité de Tunisiens,
intoxiqués durant des années par la
propagande de l’ancien régime,
salafistes, djihadistes, talibans,
wahabis, frères musulmans,
nahdhaouis – toutes ces appellations
désignent une seule et unique
réalité. Celle d’une nébuleuse
transnationale, mystérieuse et
inquiétante, riche en hommes et en
ressources, dotée d’un état-major
central clandestin, lancée à la
poursuite d’une chimère
d’inspiration totalitaire – le
califat mondial –, et utilisant tous
les moyens pour atteindre ses
objectifs, avec une prédilection
marquée pour la violence et la
terreur.
Cette image maléfique, fabriquée
dans un but de diabolisation de
l’adversaire, est évidemment fausse.
Et injuste. Elle n’en existe pas
moins dans les représentations
conscientes ou inconscientes de bon
nombre de nos concitoyens. En
accédant au pouvoir après les
élections de 2011, En-Nahdha avait
par conséquent comme urgente
obligation de rassurer le pays sur
ses véritables intentions. De cette
manière, elle aurait démontré sa
capacité à se hisser à la hauteur
des nouvelles fonctions qui étaient
désormais les siennes – celles d’un
parti de gouvernement, mesurant ses
obligations et apte à conduire la
transition vers l’Etat de droit.
Trois séries de mesures devaient
être prises pour assurer
définitivement l’ancrage d’En-Nahdha
dans un projet démocratique
moderne : 1) la transformation du
mouvement en parti politique, par
l’abandon de ses activités
parallèles de prosélytisme
religieux ; 2) sa démarcation
radicale – sur les plans doctrinal
et organisationnel – d’avec le
référentiel salafiste ; 3) sa
dénonciation sans réserve du
terrorisme islamiste – le djihadisme
– et la mobilisation immédiate des
forces de sécurité dans la
répression de ce fléau, afin de
l’éliminer avant qu’il ne prenne
souche et s’installe durablement sur
notre sol.
Sur ces trois plans décisifs, le
bilan d’En-Nahdha apparaît
proprement désastreux. Non pas que
rien n’ait été fait. Mais ce qui a
été fait l’a été de manière
hésitante et constamment avec
retard. On a vu se multiplier les
annonces non suivies d’effet, les
reports de décision, les
demi-mesures, les discours
contradictoires, les faux-fuyants,
la duplicité, le laxisme et la
complaisance. Au point
qu’aujourd’hui, presque deux ans
après son arrivée aux plus hautes
marches de l’Etat, En-Nahdha est
toujours un mouvement mi-politique
mi-prédicateur – ce qui permet aux
imams nommés dans les mosquées
d’accuser les partis d’opposition
d’être des ennemis de Dieu et de
l’islam –, le salafisme est toujours
présent dans ses rangs – y compris
dans ses instances dirigeantes – et,
plus gravement encore, ses rapports
avec le djihadisme sont toujours
marqués, en pratique, par une marge
insupportable d’ambiguïté.
Pour être impartial, tout en
admettant qu’En-Nahdha a commencé sa
mutation démocratique, force est de
reconnaître qu’elle est encore loin
du seuil à partir duquel cette
mutation deviendrait irrécusable et
irréversible. En bref, la
transformation ne s’est pas opérée
avec l’esprit de suite et la
rapidité qu’exigeaient les
événements. Résultat : le phénomène
terroriste, hier embryonnaire,
constitue désormais une menace
majeure pour le pays.
Dès lors, si l’on ne peut pas
affirmer de bonne foi qu’En-Nahdha
soit directement coupable des crimes
djihadistes, on ne peut pas
l’exonérer d’avoir à assumer une
part de responsabilité politique et
morale à leur égard. Ce premier
constat entraîne une conclusion
inévitable : après le gouvernement
Jebali, le gouvernement Larayedh ne
semble pas qualifié pour protéger le
pays et les citoyens. Il doit en
tirer les conséquences, automatiques
en pareil cas : présenter la
démission de son cabinet et demander
qu’on le remplace.
En-Nahdha et la gestion politique de
la transition
6 – Comme les autres composantes de
la mouvance frères musulmans dans le
monde arabe, le parti En-Nahdha
provoque un profond clivage dans le
pays, cela depuis sa création. Il
exerce ce que l’on pourrait appeler
un effet simultané d’attraction et
de répulsion. Une partie de la
population lui est acquise quoi
qu’il fasse, une autre l’exècre de
façon aussi viscérale. Ces attitudes
contradictoires sont
particulièrement marquées parmi les
élites, qui lui sont largement
hostiles.
En arrivant en tête lors des
élections d’octobre 2011, En-Nahdha
avait l’opportunité de mettre un
terme final à cette ambivalence à
son égard. Comment ? En maîtrisant
sa victoire. En se comportant avec
modestie. En répondant à la méfiance
par la confiance. Et, pratiquant une
philosophie de la main tendue, en
invitant les principales forces
politiques à la rejoindre dans un
grand gouvernement de coalition, de
sorte à ce qu’elles apprennent à
travailler ensemble et collaborent
sans arrière-pensée à la conduite du
processus de transition, dont la
réussite exigeait la plus entière
cohésion nationale possible.
J’ai parlé des préventions de
l’élite moderniste à l’égard de
l’islamisme. C’était l’occasion de
les surmonter, sinon de les faire
disparaître. Encore fallait-il que
les dirigeants islamistes se
montrent capables de triompher de
leurs propres préventions. Les
premiers temps, pourtant,
l’impression prévalut que les choses
allaient s’orienter dans la bonne
direction. Disposant de 42% des
sièges à l’ANC, le parti En-Nahdha
avait besoin d’alliés pour
gouverner. C’est ainsi que la troïka
vit le jour. La distribution des
présidences entre les trois partis
eut un impact symbolique très
positif. Ne restait plus qu’à faire
les gestes d’ouverture nécessaires à
l’adresse des autres courants pour
désamorcer leurs réticences et
espérer parvenir au minimum
d’entente et de coopération
qu’exigeait la situation.
De fait, la volonté hégémonique
d’En-Nahdha s’était exprimée dès le
début. Déjà lors de la négociation
de la « petite constitution »
définissant les attributs des deux
têtes de l’exécutif, les
prérogatives du chef de l’Etat
avaient été rognées jusqu’à perdre
toute signification. Le refus de
partager s’est manifesté ensuite
dans la formation du gouvernement,
où les islamistes se sont réservé
les trois-quarts des ministères,
dont la totalité des postes-clefs,
ne laissant au CPR et à Et-Takattol
que la portion congrue. On s’est
vite rendu compte alors que ces deux
partis étaient peut-être entrés au
gouvernement, mais qu’ils n’avaient
certainement pas accédé aux leviers
du pouvoir.
Cette gestion sectaire des relations
entre alliés n’est pas restée sans
suites politiques. S’estimant
floués, nombre de cadres et de
députés CPR et Et-Takattol
démissionnent, donnant le signal du
départ à des vagues successives de
militants. En à peine un trimestre,
l’image de la troïka s’était
considérablement abîmée aux yeux de
l’opinion publique. Son assise
parlementaire s’était rétrécie, sa
base sociale réduite et elle
n’apparaissait plus comme une
alliance entre trois partis aux
identités distinctes et affirmées.
Dorénavant, la troïka serait perçue
comme l’émanation de la seule
En-Nahdha, ses partenaires faisant
figure de comparses, prêts à toutes
les vilénies pour se partager les
miettes laissées par un protecteur
abusif et arrogant.
Goguenards, les dirigeants
islamistes ont regardé leurs alliés
s’enfoncer dans la difficulté et la
compromission, sans comprendre
qu’une telle débandade – en faisant
exploser la crédibilité politique de
la coalition – annonçait leur propre
isolement et leurs propres
difficultés à venir.
* * *
Les relations avec le reste du camp
démocratique et progressiste furent
gérées avec la même brutale
désinvolture. Leurs députés furent
écartés de la présidence de toutes
les commissions parlementaires. Afin
de les empêcher de continuer à jouer
un rôle, les instances de régulation
et de contrôle mises en place durant
la première transition furent
systématiquement attaquées et leurs
dirigeants soumis à des campagnes de
diffamation incessantes – notamment
Kamel Labidi et Kamel Jendoubi,
pourtant des militants de la
première heure. Le comportement à
l’égard de Kamel Jendoubi – qui
avait joué un rôle unanimement
apprécié à la direction de la
première ISIE – fut spécialement
odieux, puisqu’on chargea le
Tribunal administratif de fabriquer
un rapport mettant en cause et sa
gestion et sa probité personnelle.
Avec les organisations sociales,
l’UGTT et l’UTICA, on ne se contenta
pas de ne pas les associer, on
employa à leur égard les vieilles
méthodes de l’intimidation et du
chantage : locaux vandalisés,
interdictions de voyage, racket,
etc.
Tout se passait comme si En-Nahdha
cherchait à imposer sa loi à tous.
Les électeurs l’avaient plébiscitée
en lui accordant la première place :
elle était persuadée que cette
distinction lui conférait tous les
droits, sans comprendre qu’en
réalité elle la chargeait de plus de
devoirs. Petit à petit, l’ensemble
des acteurs politiques et sociaux
fut placé devant les choix suivants
– soit se soumettre, soit se
démettre, soit encore résister et
courir le risque de se faire
agresser et laminer. Une véritable
milice fut d’ailleurs mise sur pied
dans cette optique, les tristement
fameuses Ligues de protection de la
révolution (sic).
La logique des nouveaux gouvernants
s’avérait être une logique de
prédateurs. Le comble fut atteint
lorsque les victimes les moins
courageuses, après avoir fait
allégeance, se rendirent compte que
le manque de caractère ne suffisait
pas à les prémunir de la spoliation.
Sortie d’une longue période
d’abstinence, En-Nahdha était
affamée : elle voulait tout pour
elle et rien pour les autres – même
quand ils se conduisaient en
larbins.
Cette politique stupide ne pouvait
mener loin. Les partisans du régime
déchu avaient été défaits à plate
couture lors des élections. Les
quelques députés qu’ils parvinrent à
faire élire n’étaient pas même assez
pour constituer un groupe
parlementaire autonome. Leur perte
d’influence, à ce moment, était
extrême. Moins d’un an après, Nida
Tounes voyait le jour. Sa
progression fut irrésistible : elle
se nourrissait directement des
erreurs commises par ses
adversaires. Ainsi, très rapidement,
le parti de Caïd Sebsi parvenait à
se créer une base populaire. Mieux
encore, il parvenait à organiser des
coalitions électorales avec les
autres courants d’opposition : 2
partis d’abord, El-Joumhouri et El-Massar,
puis 5, puis 15, puis beaucoup plus
encore.
Au lieu que ce soit la troïka qui
établisse des réseaux d’alliance
avec les forces intermédiaires, pour
isoler les tenants de l’ordre
ancien, c’était ces derniers qui
parvenaient à nouer de telles
relations, encerclant et isolant
politiquement les nouveaux partis au
pouvoir.
Pendant ce temps, En-Nahdha
regardait les choses filer, sans
réagir ni même paraître s’alarmer
outre mesure. C’est qu’elle avait un
plan en tête, qu’elle estimait plus
important que tout le reste. Et dans
la réalisation duquel elle
progressait de façon méthodique,
sans trop se soucier de l’agitation
alentour. Ce plan, c’était la
colonisation progressive de
l’administration et de l’Etat.
Le travail de conquête s’est
articulé autour de deux axes,
horizontal et vertical. Grâce aux
ministères qu’elle contrôlait
directement – et aux autres,
contrôlés indirectement –, En-Nahdha
a systématiquement avancé ses pions,
soit en plaçant ses hommes, soit en
retournant ceux de l’ancien régime,
en particulier les plus corrompus,
qui n’étaient pas en position de lui
résister.
Parallèlement à l’entreprise de
verrouillage au niveau de
l’administration centrale et du
secteur public, En-Nahdha s’est
appliquée avec une égale opiniâtreté
à développer son implantation
verticale, en plaçant ses propres
agents aux principaux postes de
décision et d’exécution. Au total,
les mouvements d’affectations ont
concerné plusieurs milliers
d’individus : directeurs de
département, chefs de division,
chefs de service, PDG et DGA
d’offices centraux et d’entreprises
publiques, gouverneurs, délégués et
premiers délégués, maires, omdas,
etc. – une masse énorme de postes
rapportés à une population totale de
seulement 11 millions d’habitants.
En moins d’un an – sous le patronage
du gouvernement Jebali, l’homme qui
s’affiche aujourd’hui démocrate –,
le maillage fonctionnel et
territorial du pays était achevé
dans ses grandes lignes. Il
obéissait à plusieurs objectifs
complémentaires : 1) répondre aux
demandes de promotion des militants
islamistes, longtemps écartés des
privilèges et des honneurs, quand
ils n’étaient pas carrément
interdits de travail, bien sûr, mais
surtout 2) noyauter l’administration
par des hommes dont on pouvait être
certain qu’ils appliqueraient les
consignes du parti, et 3) disposer
de points d’appui – notamment à
travers les services économiques et
sociaux – pour développer les
réseaux de clientèle, fidélisant
ainsi la base électorale et
l’élargissant.
Les élections du 23 octobre avaient
pour but de désigner les équipes
chargées de conduire la deuxième
transition. On a dit que
l’opposition n’avait pas compris ce
qu’une telle perspective lui
imposait comme retenue. Au regard de
ce qui précède, on est obligé
d’ajouter qu’En-Nahdha n’a pas
davantage compris où se situait son
devoir. Elle devait gérer une
situation exceptionnelle de la
manière la plus démocratique, la
plus inclusive et transparente
possible. Au lieu de quoi elle a
multiplié les basses manœuvres pour
faire du résultat de ces élections,
non pas une responsabilité qui
l’obligeait, mais un tremplin pour
fausser le résultat des élections à
venir.
En droit commercial, de telles
pratiques déloyales portent un nom,
l’abus de position dominante, et
elles sont punissables par la loi.
Depuis son arrivée au pouvoir,
En-Nahdha en a abusé. Elle a
accumulé les exactions, les fraudes
et les tricheries, détruisant ainsi
elle-même les bases éthiques de la
légitimité que lui avaient accordée
les urnes. Pour cela, elle devrait
être sanctionnée. Elle devrait
reconnaître ses torts et être
obligée de les rectifier. D’autant
que l’Etat, dont elle a voulu faire
sa propriété, se retrouve
aujourd’hui plus désorganisé et
inefficace qu’il ne l’a jamais été.
Il est impératif de stopper cette
dérive.
En remplaçant Hamadi Jebali à la
tête du gouvernement, Ali Larayedh
avait pris l’engagement, par écrit,
de mettre fin aux écarts enregistrés
sous son prédécesseur. Il n’a pas
tenu parole. Pour cette raison
aussi, son gouvernement doit partir.
La responsabilité d’Et-Takattol et
du CPR
7 – Je viens de traiter du bilan
d’En-Nahdha en matière de lutte
contre le terrorisme et de gestion
du processus de transition. J’ai
indiqué qu’en raison de la place
qu’il occupait dans la troïka, les
responsabilités de ce parti étaient
incomparablement plus significatives
que celles de ses deux alliés, le
CPR et Et-Takattol. Mais même
relativisées, les responsabilités de
ces derniers mouvements sont réelles
et méritent d’être dénoncées.
Pesant au départ une cinquantaine de
députés (contre 89 aux islamistes),
Et-Takattol et le CPR disposaient
d’un poids conséquent, de nature à
leur permettre de se faire respecter
et de limiter les tentations
expansionnistes de leur partenaire
plus puissant. Il aurait fallu pour
cela qu’ils s’entendent sur une
ligne de conduite commune et qu’ils
nouent – malgré les difficultés de
l’opération – une sorte de
partenariat privilégié avec les
divers courants de l’opposition
démocratique. En d’autres mots, ils
auraient dû se comporter comme s’ils
faisaient partie d’un bloc, doté
d’une force de frappe équivalente à
celle d’En-Nahdha, capable de
contenir ses débordements et de
l’obliger à faire demi-tour en cas
de besoin.
Or les deux partis ont fait
exactement le contraire. Ils ont non
seulement négligé leurs alliés
potentiels dans l’opposition, mais
poussé la myopie jusqu’à vouloir
faire chacun cavalier seul dans les
relations avec En-Nahdha,
s’imaginant pouvoir ainsi obtenir
plus de bénéfices que le voisin.
Jouant de leur incapacité à
s’entendre, exploitant leur rivalité
et leurs divergences, En-Nahdha s’en
est donnée à cœur joie, parvenant
sans peine à les maintenir tous deux
dans un étroit rapport de soumission
et de dépendance – tout en réduisant
sans relâche l’espace politique dans
lequel l’un et l’autre mouvement
pouvait évoluer et grandir.
C’est ici précisément que se situe
la responsabilité fondamentale du
CPR et d’Et-Takattol. Ils avaient
rejoint la troïka pour former une
coalition de type nouveau, se
plaçant au-dessus de la fracture
entre islamistes et modernistes. En
acceptant – par lâcheté ? par
égoïsme ? par opportunisme ? – de se
laisser abuser sans vraiment réagir,
en acceptant de se laisser réduire à
un rôle subalterne, le CPR et
Et-Takattol ont objectivement
contribué à donner corps à l’idée
selon laquelle la troïka n’était
qu’une couverture, un leurre au
service des seuls intérêts
d’En-Nahdha.
A partir de là, eux-mêmes ne
pouvaient plus être autre chose que
des faire-valoir, disqualifiés pour
participer en quoi que ce soit à la
résorption de la faille identitaire
qui traverse le pays jusque dans ses
profondeurs. Ils n’étaient plus en
mesure d’aider à surmonter la
polarisation parce qu’ils étaient
devenus partie prenante de celle-ci.
Et maintenant ?
8 – Au terme de ce rapide survol, le
tableau d’ensemble paraît sombre,
déprimant, presque désespérant.
Pareille évolution était-elle
évitable ? La question n’a plus
beaucoup d’intérêt aujourd’hui.
Les différents protagonistes
auraient pu s’appuyer les uns sur
les autres et tirer d’eux-mêmes le
meilleur. Les choses se sont
agencées différemment et, chacun
prenant prétexte de la mauvaise foi
de l’adversaire, tous ont rivalisé
de médiocrité pour nous tirer vers
le bas, vers la suspicion, vers
l’invective, vers la surenchère et
l’affrontement.
Telles ces mauvaises peintures qui
ne révèlent leur vilaine couleur
qu’après usage, les principales
forces politiques du pays se donnent
à voir désormais pour ce qu’elles
sont vraiment. Et le spectacle n’est
pas engageant. Les regrets n’ayant
jamais été une solution, il faut se
demander s’il reste malgré tout des
initiatives à prendre, pour tenter
de conjurer la catastrophe avant
qu’elle ne s’abatte sur nous.
* * *
Après l’assassinat de Mohamed Brahmi
et les attaques criminelles contre
l’armée, la situation s’est
brutalement dégradée. Le risque n’a
jamais été aussi grand qu’elle
devienne rapidement explosive et
dégénère. Le pays n’a jamais été
aussi nettement séparé entre deux
camps hostiles. La fracture ne se
limite pas à la classe
politique. Chacun rameutant ses
troupes et ses partisans, elle est
en train de se propager
dangereusement à travers le corps
social tout entier. Nous vivons
depuis plus d’une semaine au rythme
quotidien des occupations et des
contre-occupations, des sit-in et
des contre-sit-in, des
manifestations et des
contre-manifestations. Les masses
mobilisées sont de plus en plus
imposantes. On les sent déterminées,
désireuses d’en découdre. Hormis
quelques bousculades, tout se passe
de manière à peu près pacifique
jusqu’à présent. Nul ne peut assurer
cependant que les événements
resteront encore longtemps tenus
sous contrôle. Les sentiments de
rejet sont si exacerbés, en effet,
de part et d’autre, que le pire peut
survenir à chaque instant.
Que faire pour arrêter la marche
vers le désastre ? Que faire pour
trouver une issue à la crise, cela
avant que les puissances étrangères
ne s’en mêlent comme il y a à peine
un mois en Egypte ?
A mon avis, la solution existe, et
elle semble évidente après les
analyses qui viennent d’être
développées : le parti En-Nahdha
doit comprendre qu’il est allé trop
loin et comprendre qu’il doit
maintenant mettre fin à ses
manœuvres souterraines. Exprimé en
termes concrets, cela signifie que
le gouvernement Larayedh doit
admettre son échec. Et laisser la
place.
* * *
Ce qui domine la scène politique ces
jours-ci et rend les comportements
des uns et des autres à ce point
irrationnels, c’est la peur,
autrement dit une perte de confiance
totale dans le vis-à-vis. C’est ce
qui explique l’obstination acharnée
que met En-Nahdha à défendre
« sa » légitimité, et c’est ce qui
explique également l’espèce
d’exaltation nihiliste de ses
adversaires, exprimée dans la
demande de dissolution de toutes les
institutions issues du vote du 23
octobre.
Ces revendications diamétralement
opposées reflètent l’impasse dans
laquelle se trouvent les deux camps.
Elle témoigne de leur incapacité à
se transcender, à se situer sur un
plan qui surmonte leurs différences
– leur incapacité à prendre en
compte non pas les intérêts et les
aspirations d’une partie, mais les
intérêts et les aspirations de
l’ensemble des Tunisiennes et des
Tunisiens. Le pays a besoin de
confiance, besoin de sécurité,
besoin d’unité, besoin de
réconciliation, besoin d’espérance ;
il n’a certainement pas besoin
d’être excité et dressé contre
lui-même.
Vouloir faire table rase et repartir
de zéro est une démarche infantile.
L’existence de l’ANC ne peut pas
être mise en cause, même si des
décisions rigoureuses doivent être
prises pour encadrer et accélérer
ses travaux. Mais le gouvernement
Larayedh doit démissionner, parce
qu’il n’y a plus que ses proches
partisans qui se reconnaissent en
lui et que ceux-ci, même s’ils
restent nombreux, ne suffisent pas à
former une majorité. En période de
transition, et sauf à lui faire
courir d’immenses périls, on ne
dirige pas l’Etat sans l’adhésion
populaire la plus vaste et la plus
manifeste.
Le gouvernement Larayedh doit partir
afin que le calme et la tranquillité
publique soient rétablis. Par quoi
le remplacer ? Par un gouvernement
de large union nationale. J’entends
par là un gouvernement ramassé,
présidé par une personnalité
indépendante, acceptée par tous, où
les ministères de souveraineté
(parmi lesquels j’inclus les
Finances et les Affaires
religieuses) seraient également
attribués à des personnalités
indépendantes, et où les autres
portefeuilles – qui ne devraient pas
dépasser la vingtaine –, seraient
répartis de façon égale entre les
principaux partis, choisis à
l’intérieur d’un éventail allant
d’En-Nahdha à Nida Tounes – parce
que l’union nationale, nécessaire en
situation d’urgence, ne saurait
tolérer nulle exclusive.
Les missions d’un tel gouvernement
peuvent être aisément définies.
Elles s’organisent autour de trois
priorités : 1) renforcer la sécurité
et optimiser la répression du
terrorisme ; 2) s’attaquer aux
dossiers économiques et sociaux les
plus brûlants ; 3) gérer la dernière
étape de la transition en réunissant
les conditions minimales
indispensables à la réussite des
prochaines élections. Dans la
neutralité de l’administration et
des mosquées, l’égalité des chances
et la transparence.
Ces propositions relèvent du simple
bon sens. Mais deux questions
restent en suspens. Première
question : est-ce que les différents
partis sont capables de travailler
ensemble, malgré ce qui les sépare
et après s’être autant déchirés ? Je
pense qu’ils le peuvent, parce
qu’ils le doivent. Deuxième
question, qui s’applique directement
à En-Nahdha : est-ce que ce parti
est capable d’entendre enfin raison
et d’accepter de limiter ses
prétentions ? C’est mon vœu le plus
cher. En tout état de cause, je me
dis que sur ce point précis, les
dirigeants du CPR et d’Et-Takattol
ont un rôle décisif à jouer. Et que
s’ils se décidaient à le faire
pleinement, ils y trouveraient
l’occasion de sauver le pays. Et
sans doute leur honneur.
Je veux espérer qu’il ne soit pas
trop tard.
5 août 2013 |