-Le Temps : comment se présente à
votre avis la situation des droits
de l’homme dans le monde arabe ?
-Mme Daguerre :
telle que je la connais à travers
mes observations directes sur place
ou par le biais des écrits et
rapports des défenseurs des droits
humains dans cette partie du monde,
je peux dire sans risquer de me
tromper qu’elle est lamentable.
J’estime que ce qu’on a,
injustement, appelé le « Printemps
arabe » a apporté beaucoup de
déceptions et conduit à une
situation parfois chaotique, car il
est utilisé à d’autres fins et
instrumentalisé par les puissances
étrangères afin de continuer à
soumettre ces sociétés moyennant,
cette fois-ci, de slogans faisant
référence aux droits de l’homme et à
la démocratie.
-Peut-on procéder à une sorte de
classification entre les pays arabes
en matière de droits de l’homme ?
-C’est difficile de dresser un
tableau ou une échelle permettant de
classer ces pays d’une manière
objective et satisfaisante. Il y a
tellement de paramètres qui risquent
de fausser notre appréciation de la
réalité sur le terrain. Mais d’une
manière générale, on peut dire qu’il
y a des moins bons exemples, et
surtout du côté des pays du Golfe,
avec l’Arabie Saoudite à leur tête.
Dans ce dernier : les partis
politiques ou les manifestations
restent prohibés, les véritables
défenseurs des droits de l’homme
sont pourchassés et interdits de
réclamer des réformes politiques
s’ils ne veulent pas risquer d’être
traduits en justice et d’aller en
prison. Ce qui n’est pas le cas,
heureusement, dans l’actuelle
Tunisie qui connaît une certaine
transition vers la démocratie, même
si l’on continue à déplorer bien des
choses qui ne devaient plus avoir
lieu.
-Le « Printemps arabe » a-t-il,
selon vous, participé à améliorer
l’état des droits de l’homme dans
cette partie du monde?
-Il y a eu certainement quelques
petits acquis depuis que le mur de
la peur s’est effondré et quelques
têtes de régimes tombés sous les
coups des forces de progrès et de la
jeunesse qui s’est montrée pacifique
et responsable. Sur cette lancée,
cela aurait pu aller bien plus loin,
mais la contre-révolution les a
stoppés net. Très rapidement les
forces de sape intérieures comme
extérieures ont procédé à des
machinations criminelles,
assombrissant l’horizon des
changements, tuant l’embryon dans
l’œuf et rendant la situation
presque ingérable et invivable. Pour
pouvoir parler de « printemps », ces
bouleversements auraient dû être
capables de changer, notamment, les
institutions politiques et opérer un
mouvement de mutation de fond. Cette
rupture aurait dû toucher tous les
domaines, et en premier lieu ceux de
la liberté des femmes, de conscience
et de croyance. Or, on constate,
parfois, une sorte de régression là
où des avancées ont été réalisées.
-Pensez-vous que l’Islam politique
soit compatible avec la démocratie ?
-Tel qu’il est pratiqué
actuellement, il laisse à désirer.
Ce n’est pas la religion en tant que
telle bien évidemment qui est mise
en cause, mais c’est l’usage que des
êtres humains- de l’intérieur comme
de l’extérieur- en ont fait. Les
bouleversements survenus dans le
monde arabe ont propulsé sur
l’avant-scène des forces radicales
qui mènent des actions violentes
contre leurs contradicteurs. On
observe aussi les institutions
religieuses se dérober à des
questions cruciales, comme prendre
position claire sur la liberté de
croyance ou sur la place de la
charia dans la cité. Bref, on
assiste non seulement à une
hégémonie sans précédent du facteur
religieux et une instrumentalisation
politique de la religion, mais aussi
à des luttes fratricides où on
dresse les uns- en l’occurrence
sunnites- contre les autres- se
trouvant être chiites- au sein de
cette religion.
-Mais ce schéma dichotomique n’est
pas présent partout, il fait défaut
dans des sociétés comme celles du
Maghreb où il n’y a pratiquement que
des sunnites?
-Lorsqu’il n’est pas possible de
jouer sur le facteur confessionnel
là où il n’existe pas comme c’est le
cas en Tunisie, par exemple, on
essaye d’opérer la cassure à partir
du positionnement idéologique des
parties ciblées, telles que laïcs
contre extrémistes religieux. Si le
but étant de réussir une fracture au
sein d’une société, la faille peut
être trouvée et manipulée jusqu’à
donner les résultats escomptés. Je
ne dirais pas que c’est toujours
facile de réussir une telle action
de sape. Mais à force d’y travailler
et de cibler les « bons » éléments
qui servent ces visées, on finit par
obtenir gain de cause. Dans toute
société, il y a des personnes qui
prêtent plus facilement que d’autres
le flanc à ce genre d’entreprise. Et
la destruction de l’intérieur donne
des résultats avec moins de dépenses
en âmes et en moyens financiers. Sa
chair à canon se recrute le plus
souvent parmi les plus désœuvrés et
les plus affamés, sans toutefois
exclure la présence de certaines
catégories sociales plus aisées et
instruites. Il n’y a qu’à observer
ce qui se passe dans les pays
arabes, rien que ces deux dernières
années, pour comprendre le scénario
et constater comment il est réédité
parfois sans grands changements dans
sa mise en scène. Il y en a qui
peuvent répliquer que c’est une
théorie du complot et qu’ils ne sont
pas d’accord avec. Je leur dirais
qu’il n’y a qu’à lire les écrits de
certains de leurs théoriciens et
centres d’études et établir la
corrélation avec ce qui se passe sur
le terrain. Ca crève les yeux. Sauf
si on ne veut pas observer ni
comprendre. Ne pas voir une partie
de la scène, s’apparente aux actes
manqués et aux lapsus : un travail
inconscient d’évitement.
-Les appréhensions des laïcs
vis-à-vis de la montée des
islamistes au pouvoir sont-elles
justifiées?
-Telles que les choses se passent,
les craintes sont légitimes. Et ce
d’autant plus qu’un certain
Occident, ayant depuis longtemps
institutionnalisé la séparation
entre la religion et la politique,
au moins dans les domaines
constitutionnel et juridique, au
lieu de soutenir les courants
séculiers et démocratiques qui ont
été à la base de ces soulèvements et
qui ont à leur acquis un long combat
contre la dictature, est en train de
faire, à travers ses décideurs
politiques, la promotion de l’islam
politique, pourvu que ses promoteurs
acceptent ses plans d’action et
s’alignent sur sa vision. Une autre
question se pose aussi et même
s’impose : y-a-il un parallèle à
faire entre l’encouragement du
retour du religieux dans les
sociétés arabes et l’acceptation de
facto de la judéité de l’État
d’Israël ? Je crains que ce ne soit
encore plus grave, dans le sens où
ce qui est planifié c’est d’effriter
les sociétés de l’intérieur en
divisant pour régner et imposer son
hégémonie, permettant de continuer à
faire main basse sur les richesses
en eau, pétrole, gaz et autres
minéraux de ce monde arabe et
d’empêcher son unification.
-A propos de ce que vous venez de
dire, peut-on voir dans ce qui se
passe actuellement en Syrie l’ombre
de ce qu’on appelle le « grand Moyen
Orient » ?
-Comment peut-on comprendre sinon ce
qui s’y trame ? Ce qui se passe en
Syrie crève les yeux, tellement les
Occidentaux réclament haut et fort
la démocratie et en même temps
interdisent toute négociation entre
les frères ennemis, appelant à leur
militarisation et empêchant ainsi
toute réconciliation. Détruire et
démembrer puis y revenir pour
reconstruire et faire ses emplettes
des poches des autres qui ont
jusqu’à lors sué et saigné et qui
sont devenus prêts à tout accepter
pourvu que ça s’arrête. C’est une
autre forme de guerre qu’on mène,
cette fois-ci en laissant les
protagonistes se détruire eux-mêmes,
en les armant et en faisant de sorte
qu’ils n’arrivent pas à trouver un
terrain d’entente entre eux. Cela
peut et doit durer des années et
pendant ce temps-là l’ennemi s’en
sortira renforcé. Et car rien ni
personne ne doivent résister à cet
impérialisme, des plans sont
échafaudés pour abattre les têtes
qui dépassent.
-Donc vous insinuez que les
islamistes toutes tendances
confondues assurent l’intérim de ces
puissances?
-Arriver au pouvoir et vouloir y
rester impose une certaine
malléabilité au plus fort. Mais je
ne suis pas de ceux qui aiment le
toutisme. Les islamistes sont
traversés par des tendances et des
courants. Des conflits et des
combats parfois acharnés sont menés
en leur sein afin de faire prévaloir
un certain point de vue. Ainsi,
entre les honnêtes gens et les
malfrats qui se cachent derrière la
religion pour se donner une certaine
légitimité et s’imposer contre vents
marées, nous devons être capables
d’opérer une distinction dans un
paysage complexe, riche en
contradictions comme en possibilités
d’évolutions. Seulement, après ce
petit bémol, je dois dire qu’il
suffit de tourner le regard autour
de nous et observer ce qui se passe
dans quelques pays de ce qui est
appelé « printemps arabe » (ce n’est
un printemps que pour les
Islamistes) pour constater que les
résultats ne sont pas à la hauteur
des attentes et que l’amertume et
l’angoisse du lendemain sont au plus
fort. En Egypte, les manifestants
remplissent les places publiques des
grandes villes actuellement, pour et
surtout contre Morsi. En Turquie,
l’exemple de réussite présenté comme
bonne leçon à suivre par les
Islamistes arabes est menacé
d’effondrement. Comme si la prise de
pouvoir mise à l’épreuve n’est bonne
pour personne, surtout lorsque
l’incompétence, nourrie par le
sentiment de toute-puissance ou par
l’autisme politique ne trouvent pas
de correcteurs dans une société
capable d’instaurer des garde-fous.
-Vous croyez que le problème actuel
au Liban s’insère dans le conflit
opposant les forces démocratiques et
progressistes aux forces islamistes
et occidentales ?
-C’est très complexe comme situation
pour ne pas risquer de la
schématiser ainsi et la réduire à
cela. Et si ce paramètre reste tout
de même agissant, la fracture qui
traverse les différents camps tient
à plusieurs facteurs. Par exemple,
les forces de résistance
appartiennent à des camps qui
transcendent ces qualificatifs.
Généralement, je trouve que nous,
humains, avons besoin cognitivement
parlant de s’arrêter sur quelques
traits caractéristiques afin de
comprendre une situation, ou plutôt
croire la comprendre, au risque de
réduire le complexe au plus simple
et dénaturer la réalité. Ceci dit,
au Liban, ceux qui se disent forces
démocratiques ou progressistes sont
hétérogènes et une partie d’entre
eux se positionne, parfois
ouvertement, contre la résistance à
Israël. Surtout en ces derniers
temps et avec la participation du
Hezbollah aux combats en Syrie.
Ainsi, la fracture à partir d’un
positionnement idéologique a quitté
ces titres et clichés et s’est
nichée dans une sorte d’imbroglio
qu’on a du mal parfois à définir
sans risquer de se tromper.
-Comment expliquez-vous le fait
qu’un pays comme la France soutienne
des terroristes en Syrie et lutte
contre ces mêmes terroristes au Mali
?
-C’est la grande question qui a
permis d’ouvrir les yeux à beaucoup
de ceux qui avaient bien d’illusions
à son sujet et qui ont cru détenir
la vérité à un certain moment.
Lorsque les dés ont été jetés, une
certaine réalité est apparue bien
moche. La France a joué, par le
biais de ceux qui la gouvernent, les
trouble-fête et s’est acharnée à se
positionner là où il ne fallait pas,
alors qu’elle devait rester fidèle à
une certaine image qu’elle voulait
donner d’elle-même. Malheureusement,
ceux qui y détiennent le pouvoir ne
voient dans ce qui se passe dans ces
pays en voie de démocratie qu’à
travers leurs intérêts et ceux
d’Israël. Sinon, comment comprendre
son positionnement et sa politique à
géométrie variable ? La lutte contre
le terrorisme a servi bien des
causes, tout comme lutter contre le
terrorisme a généré une multitude de
terroristes par ailleurs. Le
terrorisme d’Etat reste le plus
virulent de tous. Et il va falloir
agir contre cette forme destructive
à large échelle et demander des
comptes à ceux qui ont agi comme des
voyous au nom de gouverner un pays,
aussi puissant soit-il.
-On voit que la France, le pays des
droits de l’homme, traite avec les
terroristes qu’elle héberge sur son
territoire et écarte les démocrates
et progressistes tels que
Haytham Manna. Comment
expliquez-vous cette attitude
contradictoire de sa part ?
-L’orientation incompréhensible de
la France légitime ces
questionnements. Je les ai posé
moi-même à l’ambassadeur de France
en Tunisie. Je lui ai dit aussi que
s’ils ferment en France l’œil sur
les agissements contre Haytham Manna
c’est qu’ils autorisent sa
liquidation pure et simple. Sont-ils
capables de supporter un tel
précédent, alors que Haytham reste
un citoyen français qu’ils le
veuillent ou non? Puis au nom de
quoi ils le font ? Même si cela se
produit ailleurs que sur leurs
territoires, c’est avec leur
bénédiction qu’il se fait ; et des
comptes seront demandés à un moment
donné. Je précise à ce propos que
jamais cet opposant ou ceux de la
tendance démocratique du « Conseil
de coordination nationale » n’ont
été reçus par les hauts responsables
politiques pour échanger des ponts
de vue sur la situation, alors que
des personnes venues de nulle part
l’ont été et à maintes reprises. Il
paraît que ce qu’ils cherchent en
France ce sont des Arabes de service
qui vendent leur politique au
détriment du peuple syrien et non
pas des militants progressistes qui
aiment leur pays et qui défendent
les intérêts d’une société si riche
par son passé et son histoire.
N’est-ce pas la protection de
l’entité sioniste qui est leur
première priorité ? Sinon comment
comprendre cette politique qui valse
et qui donne le sentiment d’une
grande incohérence. D’un grand
mensonge qui fait honte notamment à
une classe d’intellectuels français
qui ne se voient plus dans cette
image que donne leur pays.
-Est-ce qu’on peut comprendre par là
que l’ensemble des démocrates dans
les pays arabes, « responsables »
des changements survenus dans
certains d’entre eux, représentent
une cible pour les grandes
puissances qui veulent les corriger
afin qu’ils ne récidivent plus ?
-Ces temps-ci ne sont pas ceux des
démocrates. Ceux-là épousent les
causes justes. Ce qui n’arrange pas
la cause des puissances mondiales
qui sont à la recherche d’une
solution à leurs crises et pour
lesquelles elles allument des
guerres locales qui constituent une
opportunité pour leurs usines et
leur économie. Par conséquent, les
peuples victimes de leurs visées
passeront pour chair à canon, étant
donné que ces puissances n’ont
jamais lésiné sur les moyens pour
arriver à leurs fins. Les démocrates
arabes se leurrent parfois en
croyant trop à la bonne parole. Il
faut interroger les faits et faire
le lien entre ce qui se passe dans
l’ensemble du monde arabe. S’ils se
désolidarisent entre eux, ils
risquent de connaître à tour de rôle
le même sort que connaissent les
autres qui sont passés par là. Et
les Tunisiens ne sont pas très loin
de ces mauvaises expériences
expérimentés ailleurs. Surtout si la
classe dirigeante continue à faire
preuve d’une certaine suffisance,
évitant et repoussant ceux qui ne
sont pas comme elle veut qu’ils
soient. Une société pluraliste est
pourtant le principe d’un Etat de
droit. Mais si la peur de l’autre
différent, cette fois-ci
idéologiquement, continue à œuvrer
dans une société donnée, celle-ci ne
peut aller qu’à sa perte. L’avenir
du monde arabe est chargé de
menaces. Il est plus que jamais
temps de se réveiller pour arrêter
la dégringolade. Seulement cela
demande une stratégie politique et
une volonté d’un réel changement. Ce
qui manque terriblement.
-Est-ce qu’il existe une
coordination étroite entre les
militants des droits de l’homme dans
le monde arabe pour faire face à ce
complot tissé contre les démocrates
et contrecarrer ces menaces qui
pèsent sur eux?
-Si coordination il y a, elle n’est
pas si étroite que cela. Parfois, on
ne voit pas plus loin que son nez.
Alors qu’on a à craindre des
assassinats politiques ici ou là
dans un monde arabe qui connaît
beaucoup de turbulences. Ainsi, si
un autre événement comme celui qui a
emporté Chokri Belaid arrive à se
produire, qu’est-ce qu’on fera à ce
moment-là? Par les temps qui courent
rien n’est improbable et notre
solidarité est plus que jamais
sollicitée.
Il y va de l’intérêt de tous.
Le Temps, 30-06-2013 |