Quels moments émouvants et
quelle grande tristesse, nous avons vécus depuis
l’annonce macabre ce mercredi matin de
l’assassinat de celui qui est devenu le martyr
et la nouvelle icône de la révolution et de la
démocratie, Chokri Belaïd ! Un moment émouvant
particulièrement pour ceux qui l’ont connu
depuis des années et qui ont partagé avec lui un
engagement contre l’autoritarisme depuis les
jeunes années de l’université ! Un moment plein
de tristesse de voir la douleur d’une famille,
de sa femme, Besma, mère courage, et de ses deux
filles condamnées à la séparation d’avec l’être
le plus cher. Mais aussi des moments
d’inquiétude de voir la révolution tunisienne,
qui a su en dépit des hauts et des bas, garder
un caractère pacifique, sombrer dans la violence
et dans le sang !
Ces funérailles nationales et
cet engouement populaire, jamais vu dans
l’histoire de la Tunisie et que certains ont
comparu à celui du retour de Bourguiba d’exil le
1ier juin 1955, a constitué une
réponse sur l’ancrage de la démocratie et de
l’utopie de la liberté en dépit des thèses des
néo-orientalistes sur l’hiver arabe et la fin
des révolutions. Certes, la tristesse était
grande de la perte de cet être cher ! La douleur
était visible sur tous les visages ! Les
compagnons, les camarades et les militants
étaient là pour saluer celui qui a animé leurs
discussions et leurs échanges parfois farouches
et toujours passionnés ! Ils étaient là pour
passer un dernier instant avec celui aussi qui
égayait leurs soirées par les chants de sa voix
tendre et suave qui égrenait les mélodies
d’amour du répertoire des grands classiques de
la chanson arabe comme personne d’autre !
Mais, sa famille, ses compagnons
et ses camarades n’étaient pas seuls dans ce
dernier voyage. Ils étaient accompagnés par des
centaines de milliers personnes à Tunis et dans
toute la Tunisie qui ont tenu à être aux côtés
de celui qui est devenu le symbole de l’utopie
révolutionnaire et des printemps arabes ! Ils
ont bravé le froid et un ciel qui n’arrêtait pas
lui aussi de participer au deuil et de pleurer
son martyr. Ils étaient de tous les âges ! Des
jeunes qui n’avaient peut-être jamais entendu
parler du dirigeant politique ! Des personnes en
milieu de vie qui ne partageaient peut-être pas
les idéaux politiques de Chokri Belaid ! Des
femmes qui scandaient leurs youyous à la manière
des palestiniens enterrant leurs martyrs et qui
ne connaissent peut être pas le parti politique
de Chokri Belaid ni ses engagements ! Des
citoyens qui se sont peut-être éloignés de la
scène politique après que les professionnels de
la politique ont pris en otage l’utopie
révolutionnaire née le 14 janvier pour en faire
un objet de petits arrangements entre amis !
Mais, tous se sont réunis en ce vendredi 8
février autour de cette nouvelle icône de la
révolution et de la démocratie! Ils ont mis
leurs différences en sourdine pour célébrer
celui qui leur a permis de se retrouver de
nouveau ! C’est toute la Tunisie qui a oublié un
instant ses différences, ses peurs, ses
angoisses pour accompagner celui qui est devenu
son héros et exprimer son refus de la violence !
Beaucoup a été dit sur Chokri !
Par ses camarades, ses compagnons et bien
d’autres qui l’ont peu connu ! Et, beaucoup sera
certainement écrit encore sur sa détermination,
son abnégation et sa force de caractère !
D’autres souligneront le parcours de ce militant
qui a eu vingt ans dans les années 1980. Une
période marqué par le chancellement du « père de
la nation » et par l’exacerbation des appétits
de dirigeants d’un nationalisme autoritaire en
fin de règne. Comme ceux de sa génération Chokri
était le témoin de cette grande crise d’un
nationalisme autoritaire qui a fini par renoncer
à l’idéal de liberté d’une modernité de laquelle
il se réclamait du temps du mouvement national
et qui s’est convertie avec l’usure du pouvoir
en un modernisme despotique. Il faisait partie
d’une nouvelle génération d’intellectuels
organiques qui portait le projet de
transformation sociale de la gauche en Tunisie.
Cette nouvelle génération
d’intelligentsia gramscienne portait en elle
l’héritage de la première génération de
militants communistes en Tunisie. Il s’agit de
la génération des militants qui ont découvert
l’utopie du monde meilleur à travers les luttes
syndicales et en côtoyant leurs camardes
français dans les mines du Sud, les usines de
Sfax et les autres lieux d’effervescence sociale
de Sousse à Gabès en passant par Tunis et les
autres villes de l’intérieur. Cette première
génération de militants s’est engagé corps et
âme dans l’idéal communiste et la possibilité
d’une révolution sociale qui libèrera le
prolétariat de ses chaînes et annoncera l’aube
du socialisme. Cette première génération de
militants a été au cœur des luttes sociales et a
participé à la naissance de l’utopie de
l’égalité des droits avec l’autre. Cette lutte
ne limitait pas aux frontières nationales mais
s’inscrivait dans l’internationalisme avec la
nouvelle patrie des travailleurs et portait avec
force et conviction l’espérance du grand soir
révolutionnaire.
Cette première génération de
militants, contrairement à ce qu’on dit souvent,
n’a pas ignoré la question nationale. Elle a
participé, aux côtes du nationalisme, à la lutte
contre la colonisation et avait également payé
un lourd tribut en emprisonnement, privations et
tortures. Mais, peut-être a-t-elle trop mis
l’accent sur la question sociale ? Peut-être
n’a-t-elle insisté sur le rapport entre
libération sociale et libération nationale ?
Peut-être a-t-elle pensé que la fin de
l’exploitation ouvrirait logiquement le chemin
de la liberté nationale ? Des erreurs et
forfaits qui ont été à l’origine de sa
marginalisation dans le mouvement de libération
au profit du nationalisme et du futur « Grand
combattant ». Après l’euphorie de l’indépendance
et les années d’utopie nationaliste,
l’autoritarisme va prendre le pas et les alliés
d’hier seront les premières victimes de la
répression. L’interdiction des partis
d’opposition après le coup d’Etat manqué de 1962
va instaurer une chape de plomb. Ainsi, c’est de
leur exil et de leur clandestinité que cette
première génération de militants de gauche va
assister impuissante à la dérive autoritaire du
nationalisme et à l’avènement du système du
parti unique.
Chokri et ses camarades sont
aussi les héritiers de la seconde génération de
militants ou ce qu’on a appelé la nouvelle
gauche. Une gauche qui est née dans le contexte
de la guerre du Vietnam mais aussi des
happenings joyeux et libertaires des révolutions
de la jeunesse mondiale à la fin des années
1960. Ces révoltes portaient une double charge
subversive. D’abord, contre la domination et les
rêves d’empire et les guerres menées par les
puissants pour imposer leur hégémonie sur le
monde. Ce sont aussi des révoltes contre
l’autoritarisme et cette terrible transformation
de l’utopie communiste en une dictature
implacable qui a étouffé dans les goulags les
rêves d’autonomie du sujet.
La jeunesse tunisienne s’est
inscrite de toutes ses forces et par
l’insouciance de sa fleur d’âge dans ce vent de
liberté globale. L’appel du peuple palestinien a
été entendu comme celui du peuple vietnamien et
les jeunes tunisiens se sont engagés dans un
soutien sans failles aux peuples en lutte de par
le monde. Mais, la nouvelle gauche tunisienne
entamera alors un engament historique contre
l’autoritarisme et la tyrannie. Cet engagement
sera d’abord contre un nationalisme qui n’a
gardé de ses engagements modernistes du temps
des luttes de libération nationale qu’une
modernisation autoritaire qui fait fi des rêves
de liberté et d’autonomie du sujet. Cet
engagement contre l’absolutisme ne s’enfermera
pas dans les frontières nationales mais
s’attaquera aussi à la dictature qui s’exerce au
nom du prolétariat et que beaucoup considèrent
comme désormais comme une grande déviation de
l’utopie libertaire du communisme.
La nouvelle gauche tunisienne
s’est engagée dans ses années utopies où le
fonds de l’air était rouge. Ces années étaient
d’une grande effervescence intellectuelle,
politique et artistique. La critique radicale du
nationalisme et de son autoritarisme débouchera
dans les années 1970 sur l’idéal démocratique.
Les luttes sociales seront à l’origine du
renforcement de l’action syndicale et de son
autonome par rapport au pouvoir. La critique de
la culture dominante sera à l’origine de
l’émergence de nouvelles formes d’expression à
tous les niveaux qui façonneront de manière
radicale la culture tunisienne et l’ouvriront
sur les grandes expérimentations globales. Mais,
cette jeunesse payera sa révolte au prix fort
face à un nationalisme embourbé dans une
autocratie sourde aux rêves de démocratie des
héritiers de l’indépendance. Emprisonnement,
privation et torture seront les seules réponses
offertes par un pouvoir chancelant et un leader
vieillissant.
La mémoire portée par Chokri et
ses camardes sera marquée aussi par la troisième
génération qui a porté l’idéal d’une monde
meilleur dans les années 1980. Une période
marquée par la violence et la brutalité qui vont
toucher tous les niveaux de la vie sociale. Une
brutalité d’abord au niveau des grands titans de
la guerre froide avec la mise en place par
Reagan, le nouveau prédicateur de la suprématie
occidentale, de la guerre des étoiles. La
cruauté sera aussi au cœur de la dernière guerre
menée par une « patrie du prolétariat » qui a
perdu toute son attraction en Afghanistan. La
violence sera présente en Tunisie et constituera
l’arme d’un régime en pleine crise face à la
contestation politique et sociale. Cette
violence sera également présente dans les
universités tunisiennes avec la montée en force
de l’islamisme politique porté par la victoire
de la révolution islamique en Iran.
L’histoire de la troisième
génération de gauche à laquelle a appartenu
Chokri et bien d’autres sera marquée par cette
violence. Elle suivra la radicalisation de lutte
conte les mouvements de guérilla en Amérique
Latine et ailleurs. Elle protestera de toute sa
soif de justice contre la guerre du Liban en
1982 et fréquentera les palestiniens en
désespoir lors de leur séjour en Tunisie. Mais,
surtout elle vivra cette violence dans ses
confrontations et ses batailles avec un
islamisme qui avait le vent en poupe en ses
temps de crise de la modernité et du retour du
religieux. Une violence dans le quotidien avec
les attaques et les batailles rangées. Mais,
aussi une violence dans les débats contre cette
quête des origines et de l’utopie du retour à
l’âge d’or. C’est de cette époque que certains
protagonistes du débat public sont les héritiers
aujourd’hui. De cette période ils ont hérité des
rêves mais aussi de la violence et de
l’agressivité.
Chokri et ses camarades sont
enfin les héritiers de la dernière génération
d’avant-garde. Il s’agit des blogueurs et des
cyber-activistes qui ont déserté les champs
modernistes de la politique pour mener une
dissidence radicale contre un autoritarisme
anachronique. La toile est devenue l’espace
public de préférence pour cette nouvelle élite
et la dissidence la nouvelle culture de ces
révolutionnaires 2.0. Cette nouvelle forme de
contestation anonyme et intouchable pour un
pouvoir déboussolé devant cette nouvelle
mobilisation post-moderne.
Ce sont ces différentes
traditions qui se sont retrouvées entre le 17
décembre et le 14 janvier 2011 et qui ont
contribué à la chute de la dictature. Cette
rencontre et cette convergence entre différentes
traditions et plusieurs générations
d’engagements ont été symbolisées par Chokri
Belaid qu’on a voulu taire par son assassinat.
Ces différentes traditions se sont rencontrées
et ont fait de cette conjonction le lieu de
construction d’un nouvel univers et d’une
nouvelle raison politique marquée par le rejet
de la domination, le refus de l’autoritarisme,
la critique de la quête des origines et une
affection démesurée de la dissidence et de la
liberté. Ce sont ces convergences et ces
confluences qui sont au cœur des printemps
arabes et du retour des arabes dans l’histoire
d’une construction d’un universel partagé et
commun. Chokri Belaid a porté cette synthèse et
il en est devenu le symbole. C’est probablement
la raison pour laquelle il est devenu la cible
depuis quelques mois de tous ceux que ce retour
des arabes dans l’histoire effraie !
Mais, contrairement à ce
qu’espéraient ceux qui pensaient l’éliminer, la
disparition de ce symbole et de cette icône de
la révolution laissera une trace indélébile dans
le ciel assombri de la révolution tunisienne. Ce
rassemblement douloureux et déterminé le jour
des funérailles est une preuve que cette
disparition constituera un nouveau départ pour
un processus révolutionnaire englué dans les
méandres d’un politique détaché de l’idéal
révolutionnaire qui a emporté l’autoritarisme.
Une première trace de ce nouveau départ est
l’unité retrouvée de la société et qu’on a
perdue au lendemain de la révolution. Si la
révolution a uni les gens contre la dictature,
l’assassinat de Chokri Belaid a été l’occasion
d’exprimer un rejet de la violence qui
commençait à s’installer de manière insidieuse
dans l’espace politique.
L’unité retrouvée des forces
démocratiques a été une autre trace de la
disparition de Chokri Belaid. L’histoire des
différentes composantes est celle des vieilles
batailles idéologiques, des stratégies
politiques différentes et parfois des ego
démesurés. Cette disparition a eu l’effet d’un
choc et a été l’occasion de retrouver la
convergence et la synthèse qui ont nourri
l’idéal révolutionnaire.
La dernière trace aura peut-être
accélérer la mue démocratique dans l’islamisme
politique. Une transformation qui ne pourra que
renforcer la transition démocratique.
Symbole et icône d’une
convergence entre les différentes traditions de
la gauche démocratique et d’une synthèse entre
les idées de liberté, de raison, de
transformation sociale et de dissidence, la
disparition de Chokri Belaid est à l’origine
d’une nouvelle trace et d’un nouveau départ pour
l’utopie des printemps arabes.
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