L'expression "printemps arabe" est censée faire
référence au « Printemps des peuples » de 1848.
Depuis la révolte de Sidi Bouzid, le 17 décembre
2010, la contagion s'est étendue de la Tunisie
successivement à l'Égypte, à la Libye, à Bahrein,
au Yémen et enfin en Syrie.
Contrairement à ce qui a pu être dit, ces
contestations populaires, d'une ampleur et d'une
intensité très variables, n'ont pas été le fait
des "réseaux sociaux", dans des pays où l'accès
à Internet est réduit à une minorité de
personnes "branchées" et où les moyens de
blocage du Net sont très développés. Même si les
aspirations de ces divers peuples visaient à
chasser des dirigeants corrompus pour favoriser
l'instauration d'une démocratie, les
manifestants en reprenant le slogan « Dégage ! »
(« Erhal » en arabe) entendaient réclamer un
meilleur partage des richesses pour améliorer
leurs conditions de vie, obtenir des emplois et
retrouver une certaine dignité (« karama » en
arabe).
En fait, ces révoltes, révolutions ou encore
«réveil arabe » ont en commun d'avoir été
financées par le Qatar et d'autres monarchies du
Golfe et d'avoir été encadrées par les Frères
musulmans. Le résultat ne s'est pas fait
attendre : on en voit déjà les effets en
Tunisie, en Libye et bientôt en Égypte.
La question que l'on est en droit de se poser
est : par quel miracle, les Européens ont-ils pu
soutenir à ce point des mouvements qui vont à la
fois à l'encontre des intérêts mêmes de ces
populations et aussi des nôtres. Si la
démocratisation de ces pays ne nous laisse pas
indifférent, les voir retomber dans une nouvelle
forme de soumission plus insidieuse n'augure
rien de bon pour l'avenir. Depuis plus d'un an,
ce printemps arabe n'en finit pas.
La Syrie est le dernier pays à avoir été pris
dans une tourmente qui a mis le pays à feu et à
sang. Les pires conjectures formulées au premier
semestre 2011 concernant les mouvements de
révolte arabes deviennent aujourd’hui réalité.
Je les avais largement exposées dans divers
ouvrages et revues à contre courant d’une
opinion occidentale généralement enthousiaste et
surtout naïve. Car il fallait tout de même être
naïf pour croire que, dans des pays soumis
depuis un demi-siècle à des dictatures qui
avaient éliminé toute forme d’opposition
libérale et pluraliste, la démocratie et la
liberté allaient jaillir comme le génie de la
lampe par la seule vertu d’un Internet auquel
n’a accès qu’une infime minorité de privilégiés
de ces sociétés. Une fois passé le
bouillonnement libertaire et l'agitation des
adeptes de Facebook, il a bien fallu se rendre à
l'évidence. Le pouvoir est tombé dans les mains
des seules forces politiques structurées qui
avaient survécu aux dictatures nationalistes
parce que soutenues financièrement par les
pétromonarchies théocratiques dont elles
partagent les valeurs et politiquement par les
Occidentaux parce qu'elles constituaient un
bouclier contre l'influence du bloc de l'Est :
les forces religieuses fondamentalistes. Et le «
printemps arabe » n'a mis que six mois à se
transformer en « hiver islamiste ».
En Tunisie et en Égypte, les partis islamistes,
Frères musulmans et extrémistes salafistes se
partagent de confortables majorités dans les
Parlements issus des révoltes populaires. Ils
cogèrent la situation avec les commandements
militaires dont ils sont bien contraints de
respecter le rôle d'acteurs économiques
dominants mais s'éloignent insidieusement des
revendications populaires qui les ont amenés au
pouvoir.
Constants dans leur pratique du double langage,
ils font exactement le contraire de ce qu’ils
proclament. En, Égypte, après avoir affirmé sur
la Place Tahrir au printemps 2011 qu'ils
n'aspiraient nullement au pouvoir, ils
revendiquent aujourd'hui la présidence de la
République, la majorité parlementaire et
l'intégralité du pouvoir politique. En Tunisie,
et après avoir officiellement renoncé à inclure
la charia dans la constitution, ils organisent
dans les provinces et les villes de moyenne
importance, loin de l'attention des médias
occidentaux, des comités de vigilance religieux
pour faire appliquer des règlements inspirés de
la charia.
Ce mouvement gagne progressivement les villes de
plus grande importance et même les capitales où
se multiplient les mesures d'interdiction en
tous genres, la censure des spectacles et de la
presse, la mise sous le boisseau des libertés
fondamentales et, bien sûr, des droits des
femmes et des minorités non sunnites. Et ces
forces politiques réactionnaires n'ont rien à
craindre des prochaines échéances électorales.
Largement financées par l'Arabie et le Qatar
pour lesquels elles constituent un gage de
soumission dans le monde arabe, elles ont tous
les moyens d’acheter les consciences et de se
constituer la clientèle qui perpétuera leur
domination face à un paysage politique
démocratique morcelé, sans moyens, dont il sera
facile de dénoncer l'inspiration étrangère et
donc impie. La Libye et le Yémen ont sombré dans
la confusion. Après que les forces de l'OTAN,
outrepassant largement le mandat qui leur avait
été confié par l'ONU, ont détruit le régime du
peu recommandable Colonel Kadhafi, le pays se
retrouve livré aux appétits de bandes et tribus
rivales bien décidées à défendre par les armes
leur pré carré local et leur accès à la rente.
L'éphémère « Conseil National de transition »
porté aux nues par l'ineffable Bernard Henri
Lévy est en train de se dissoudre sous les coups
de boutoir de chefs de gangs islamistes, dont
plusieurs anciens adeptes d'Al-Qaïda, soutenus
et financés par le Qatar qui entend bien avoir
son mot à dire dans tout règlement de la
question et prendre sa part dans l’exploitation
des ressources du pays en hydrocarbures.
Au Yémen, le départ sans gloire du Président Ali
Abdallah Saleh rouvre la porte aux forces
centrifuges qui n'ont pas cessé d'agiter ce pays
dont l'unité proclamée en 1990 entre le nord et
le sud n'a jamais été bien digérée, surtout par
l'Arabie Séoudite qui s'inquiétait des foucades
de ce turbulent voisin et n'a eu de cesse d'y
alimenter la subversion fondamentaliste.
Aujourd'hui, les chefs de tribus sunnites du sud
et de l'est du pays, dont certains se réclament
d'Al-Qaïda et tous du salafisme, entretiennent
un désordre sans fin aux portes de la capitale,
Sanaa, fief d'une classe politique
traditionnelle zaydite – branche dissidente du
chiisme – insupportable pour la légitimité de la
famille séoudienne. Seul le régime syrien
résiste à ce mouvement généralisé d'islamisation
au prix d'une incompréhension généralisée et de
l'opprobre internationale.
Avant de développer ce sujet, je crois devoir
faire une mise au point puisque d'aucuns croient
déceler dans mes propos et prises de positions
des relents d'extrême droite et de complaisance
pour les dictatures. Je me rends régulièrement
en Syrie depuis 45 ans et y ai résidé pendant
plusieurs années. Je ne prétends pas connaître
intimement ce pays mais je pense quand même
mieux le connaître que certains de ces
journalistes qui en reviennent pleins de
certitudes après un voyage de trois ou quatre
jours.
Mes activités m'ont amené à devoir fréquenter à
divers titres les responsables des services de
sécurité civils et militaires syriens depuis la
fin des années 70. J'ai pu constater qu'ils ne
font ni dans la dentelle ni dans la poésie et se
comportent avec une absolue sauvagerie. Ce n'est
pas qu'ils ont une conception différente des
droits de l'homme de la nôtre. C'est qu'ils
n'ont aucune conception des droits de l'homme…
Leur histoire explique en grande partie cette
absence. D'abord, ils puisent leur manière
d'être dans quatre siècles d'occupation par les
Turcs ottomans, grands experts du pal, de
l'écorchage vif et du découpage raffiné.
Ensuite, ils ont été créés sous la houlette des
troupes coloniales françaises pendant le mandat
de 1920 à 1943, et, dès l'indépendance du pays,
conseillés techniquement par d'anciens nazis
réfugiés, de 1945 jusqu'au milieu des années 50,
et ensuite par des experts du KGB jusqu'en 1990.
Tout ceci n'a guère contribué à développer chez
eux le sens de la douceur, de la tolérance et du
respect humain.
Quant au régime syrien lui-même, il ne fait
aucun doute dans mon esprit que c'est un régime
autoritaire, brutal et fermé. Mais le régime
syrien n’est pas la dictature d'un homme seul,
ni même d'une famille, comme l'étaient les
régimes tunisien, égyptien, libyen ou irakien.
Tout comme son père, Bashar el-Assad n'est que
la partie visible d'un iceberg communautaire
complexe et son éventuel départ ne changerait
strictement rien à la réalité des rapports de
pouvoir et de force dans le pays. Il y a
derrière lui 2 millions d'Alaouites encore plus
résolus que lui à se battre pour leur survie et
plusieurs millions de minoritaires qui ont tout
à perdre d'une mainmise islamiste sur le
pouvoir, seule évolution politique que
l'Occident semble encourager et promouvoir dans
la région.
Quand je suis allé pour la première fois en
Syrie en 1966, le pays était encore
politiquement dominé par sa majorité musulmane
sunnite qui en détenait tous les leviers
économiques et sociaux. Et les bourgeois
sunnites achetaient encore – parfois par contrat
notarié – des jeunes gens et de jeunes filles de
la communauté alaouite dont ils faisaient de
véritables esclaves à vie, manouvriers agricoles
ou du bâtiment pour les garçons, bonnes à tout
faire pour les filles.
Les Alaouites sont une communauté sociale et
religieuse persécutée depuis plus de mille ans.
Je vous en donne ici une description rapide et
schématique qui ferait sans doute hurler les
experts mais le temps nous manque pour en faire
un exposé exhaustif. Issus au Xè siècle aux
frontières de l'empire arabe et de l'empire
byzantin d'une lointaine scission du chiisme,
ils pratiquent une sorte de syncrétisme mystique
compliqué entre des éléments du chiisme, des
éléments de panthéisme hellénistique, de
mazdéisme persan et de christianisme byzantin.
Ils se désignent eux mêmes sous le nom
d’Alaouites – c'est à dire de partisans d'Ali,
le gendre du prophète - quand ils veulent qu’on
les prenne pour des Musulmans et sous le nom de
Nosaïris – du nom de Ibn Nosaïr, le mystique
chiite qui a fondé leur courant – quand ils
veulent se distinguer des Musulmans. Et – de
fait – ils sont aussi éloignés de l'Islam que
peuvent l'être les chamanistes de Sibérie. Et
cela ne leur a pas porté bonheur….
Pour toutes les religions monothéistes révélées,
il n’y a pas pire crime que l'apostasie. Les
Alaouites sont considérés par l'Islam sunnite
comme les pires des apostats. Cela leur a valu
au XIVè siècle une fatwa du jurisconsulte
salafiste Ibn Taymiyya, l'ancêtre du wahhabisme
actuel, prescrivant leur persécution
systématique et leur génocide. Bien que Ibn
Taymiyyah soit considéré comme un exégète non
autorisé, sa fatwa n'a jamais été remise en
cause et est toujours d'actualité, notamment
chez les salafistes, les wahhabites et les
Frères musulmans.
Pourchassés et persécutés, les Alaouites ont dû
se réfugier dans les montagnes côtières arides
entre le Liban et l'actuelle Turquie tout en
donnant à leurs croyances un côté hermétique et
ésotérique, s'autorisant la dissimulation et le
mensonge pour échapper à leurs tortionnaires. Il
leur a fallu attendre le milieu du XXè siècle
pour prendre leur revanche. Soumis aux
occupations militaires étrangères depuis des
siècles, les bourgeois musulmans sunnites de
Syrie ont commis l'erreur classique des parvenus
lors de l'indépendance de leur pays en 1943.
Considérant que le métier des armes était peu
rémunérateur et que l'institution militaire
n'était qu'un médiocre instrument de promotion
sociale, ils n'ont pas voulu y envoyer leurs
fils. Résultat : ils ont laissé l'encadrement de
l'armée de leur tout jeune pays aux pauvres,
c'est à dire les minorités : Chrétiens,
Ismaéliens, Druzes, Chiites et surtout
Alaouites. Et quand vous donnez le contrôle des
armes aux pauvres et aux persécutés, vous prenez
le risque à peu près certain qu'ils s'en servent
pour voler les riches et se venger d'eux. C'est
bien ce qui s'est produit en Syrie à partir des
années 60.
Dans les années 70, Hafez el-Assad, issu d'une
des plus modestes familles de la communauté
alaouite, devenu chef de l'armée de l'air puis
ministre de la défense, s'est emparé du pouvoir
par la force pour assurer la revanche et la
protection de la minorité à laquelle sa famille
appartient et des minorités alliées – Chrétiens
et Druzes - qui l'ont assisté dans sa marche au
pouvoir. Ils s'est ensuite employé
méthodiquement à assurer à ces minorités – et en
particulier à la sienne - le contrôle de tous
les leviers politiques, économiques et sociaux
du pays selon des moyens et méthodes
autoritaires dont vous pourrez trouver la
description détaillée dans un article paru il y
maintenant près de vingt ans.
Face à la montée du fondamentalisme qui
progresse à la faveur de tous les
bouleversements actuels du monde arabe, son
successeur se retrouve comme les Juifs en
Israël, le dos à la mer avec le seul choix de
vaincre ou mourir. Les Alaouites ont été
rejoints dans leur résistance par les autres
minorités religieuses de Syrie, Druzes, Chiites,
Ismaéliens et surtout par les Chrétiens de
toutes obédiences instruits du sort de leurs
frères d'Irak et des Coptes d'Égypte.
Car, contrairement à la litanie que colportent
les bien-pensants qui affirment que « si l'on
n'intervient pas en Syrie, le pays sombrera dans
la guerre civile »…. eh bien non, le pays ne
sombrera pas dans la guerre civile. La guerre
civile, le pays est dedans depuis 1980 quand un
commando de Frères musulmans s'est introduit
dans l'école des cadets de l'armée de terre
d'Alep, a soigneusement fait le tri des élèves
officiers sunnites et des alaouites et a
massacré 80 cadets alaouites au couteau et au
fusil d'assaut en application de la fatwa d'Ibn
Taymiyya.
Les Frères l'ont payé cher en 1982 à Hama – fief
de la confrérie - que l'oncle de l'actuel
président a méthodiquement rasée en y faisant
entre 10 et 20.000 morts. Mais les violences
intercommunautaires n'ont jamais cessé depuis,
même si le régime a tout fait pour les
dissimuler. Alors, proposer aux Alaouites et aux
autres minorités non arabes ou non sunnites de
Syrie d'accepter des réformes qui amèneraient
les islamistes salafistes au pouvoir revient
très exactement à proposer aux Afro-américains
de revenir au statu quo antérieur à la guerre de
sécession. Ils se battront, et avec sauvagerie,
contre une telle perspective.
Peu habitué à la communication, le régime syrien
en a laissé le monopole à l'opposition. Mais pas
à n'importe quelle opposition. Car il existe en
Syrie d'authentiques démocrates libéraux ouverts
sur le monde, qui s'accommodent mal de
l'autoritarisme du régime et qui espéraient de
Bashar el-Assad une ouverture politique. Ils
n'ont obtenu de lui que des espaces de liberté
économique en échange d'un renoncement à des
revendications de réformes libérales
parfaitement justifiées.
Mais ceux-là, sont trop dispersés, sans moyens
et sans soutiens. Ils n'ont pas la parole et
sont considérés comme inaudibles par les médias
occidentaux car, en majorité, ils ne sont pas de
ceux qui réclament le lynchage médiatisé du«
dictateur » comme cela a été fait en Libye. Si
vous vous vous informez sur la Syrie par les
médias écrits et audiovisuels, en particulier en
France, vous n'aurez pas manqué de constater que
toutes les informations concernant la situation
sont sourcées « Observatoire syrien des droits
de l'homme » (OSDH) ou plus laconiquement « ONG
», ce qui revient au même, l'ONG en question
étant toujours l''Observatoire syrien des droits
de l'homme. L'observatoire syrien des droits de
l'homme, c'est une dénomination qui sonne bien
aux oreilles occidentales dont il est devenu la
source d'information privilégiée voire unique.
Il n'a pourtant rien à voir avec la respectable
Ligue internationale des droits de l'homme.
C'est en fait une émanation de l'Association des
Frères musulmans et il est dirigé par des
militants islamistes dont certains ont été
autrefois condamnés pour activisme violent, en
particulier son fondateur et premier Président,
Monsieur Ryadh el-Maleh. L'Osdh s’est installé à
la fin des années 80 à Londres sous la houlette
bienveillante des services anglo-saxons et
fonctionne en quasi-totalité sur fonds séoudiens
et maintenant qataris.
Je ne prétends nullement que les informations
émanant de l'OSDH soient fausses, mais, compte
tenu de la genèse et de l'orientation partisane
de cet organisme, je suis tout de même surpris
que les médias occidentaux et en particulier
français l'utilisent comme source unique sans
jamais chercher à recouper ce qui en émane.
Second favori des médias et des politiques
occidentaux, le Conseil National Syrien, créé en
2011 à Istanbul sur le modèle du CNT libyen et à
l'initiative non de l'État turc mais du parti
islamiste AKP. Censé fédérer toutes les forces
d'opposition au régime, le CNS a rapidement
annoncé la couleur. Au sens propre du terme…. Le
drapeau national syrien est composé de trois
bandes horizontales. L'une de couleur noire qui
était la couleur de la dynastie des Abbassides
qui a régné sur le monde arabe du 9è au 13è
siècle. L'autre de couleur blanche pour rappeler
la dynastie des Omeyyades qui a régné au 7è et
8è siècle. Enfin, la troisième, de couleur
rouge, censée représenter les aspirations
socialisantes du régime. Dès sa création, le CNS
a remplacé la bande rouge par la bande verte de
l'islamisme comme vous pouvez le constater lors
des manifestations anti-régime où l'on entend
plutôt hurler « Allahou akbar ! »que des slogans
démocratiques. Cela dit, la place prédominante
faite aux Frères musulmans au sein du CNS par l'AKP
turc et le Département d'État américain a fini
par exaspérer à peu près tout le monde.
La Syrie n'est pas la Libye et les minorités qui
représentent un bon quart de la population
entendent avoir leur mot à dire, même au sein de
l'opposition. Lors d'une visite d'une délégation
d'opposants kurdes syriens à Washington en avril
dernier, les choses se sont très mal passées.
Les Kurdes sont musulmans sunnites mais pas
Arabes. Et en tant que non-arabes, ils sont
voués à un statut d’infériorité par les Frères.
Venus se plaindre auprès du Département d'État
de leur marginalisation au sein du CNS, ils se
sont entendus répondre qu'ils devaient se
soumettre à l'autorité des Frères ou se
débrouiller tout seuls. Rentrés à Istanbul très
fâchés, ils se sont joints à d'autres opposants
minoritaires pour démettre le président du CNS,
Bourhan Ghalioun, totalement inféodé aux Frères,
et le remplacer par un Kurde, Abdelbassett Saïda
qui fera ce qu'il pourra – c'est à dire pas
grand chose - pour ne perdre ni l'hospitalité
des islamistes turcs, ni l'appui politique des
néo-conservateurs Américains, ni, surtout,
l'appui financier des Séoudiens et des Qataris.
Tout cela fait désordre, bien sûr, mais est
surtout révélateur de l'orientation que les
États islamistes appuyés par les
néo-conservateurs américains entendent donner
aux mouvements de contestation dans le monde
arabe. Ce ne sont évidemment pas ces
constatations qui vont rassurer les minorités de
Syrie et les inciter à la conciliation ou à la
retenue. Les minorités de Syrie – en
particulier, les Alaouites qui sont en
possession des appareils de contrainte de l'État
– sont des minorités inquiètes pour leur survie
qu'elles défendront par la violence. Faire
sortir le président syrien du jeu peut à la
rigueur avoir une portée symbolique mais ne
changera rien au problème. Ce n'est pas lui qui
est visé, ce n'est pas lui qui est en cause,
c'est l'ensemble de sa communauté qui se
montrera encore plus violente et agressive si
elle perd ses repères et ses chefs. Plus le
temps passe, plus la communauté internationale
entendra exercer des pressions sur les minorités
menacées, plus les choses empireront sur le
modèle de la guerre civile libanaise qui a
ensanglanté ce pays de 1975 à 1990.
Il aurait peut être été possible à la communauté
internationale de changer la donne il y a un an
en exigeant du pouvoir syrien des réformes
libérales en échange d'une protection
internationale assurée aux minorités menacées.
Et puisque l’Arabie et la Qatar – deux
monarchies théocratiques se réclamant du
wahhabisme – sont théoriquement nos amies et nos
alliées, nous aurions pu leur demander de
déclarer la fatwa d'Ibn Taymiyyah obsolète,
nulle et non avenue afin de calmer le jeu. Il
n'en a rien été.
À ces minorités syriennes menacées, l'Occident,
France en tête, n'a opposé que la condamnation
sans appel et l'anathème parfois hystérique tout
en provoquant partout – politiquement et parfois
militairement – l'accession des intégristes
islamistes au pouvoir et la suprématie des États
théocratiques soutenant le salafisme politique.
Débarrassés des ténors sans doute peu vertueux
du nationalisme arabe, de Saddam Hussein, de Ben
Ali, de Moubarak, de Kadhafi, à l'abri des
critiques de l'Irak, de l'Algérie et de la Syrie
englués dans leurs conflits internes, les
théocraties pétrolières n'ont eu aucun mal à
prendre avec leurs pétrodollars le contrôle de
la Ligue Arabe et d'en faire un instrument de
pression sur la communauté internationale et
l'ONU en faveur des mouvements politiques
fondamentalistes qui confortent leur légitimité
et les mettent à l'abri de toute forme de
contestation démocratique.
Que les monarchies réactionnaires défendent
leurs intérêts et que les forces politiques
fondamentalistes cherchent à s'emparer d'un
pouvoir qu'elles guignent depuis près d'un
siècle n'a rien de particulièrement surprenant.
Plus étrange apparaît en revanche l'empressement
des Occidentaux à favoriser partout les
entreprises intégristes encore moins
démocratiques que les dictatures auxquelles
elles se substituent et à vouer aux gémonies
ceux qui leur résistent. Prompt à condamner
l'islamisme chez lui, l'Occident se retrouve à
en encourager les manoeuvres dans le monde arabe
et musulman.
La France, qui n’a pas hésité à engager toute sa
force militaire pour éliminer Kadhafi au profit
des djihadistes et à appeler la communauté
internationale à en faire autant avec Bashar el-Assad,
assiste, l'arme au pied, au dépeçage du Mali par
des hordes criminelles qui se disent islamistes
parce que leurs rivaux politiques ne le sont
pas. De même les médias et les politiques
occidentaux ont assisté sans broncher à la
répression sanglante par les chars séoudiens et
émiratis des contestataires du Bahraïn, pays à
majorité chiite gouverné par un autocrate
réactionnaire sunnite. De même les massacres
répétés de Chrétiens nigérians par les milices
du Boko Haram ne suscitent guère l'intérêt des
médias et encore moins la condamnation par nos
politiques. Quant à l'enlèvement et la
séquestration durable de quatre membres de la
Cour Pénale Internationale par des «
révolutionnaires »libyens, elle est traitée en
mode mineur et passe à peu près inaperçue dans
nos médias dont on imagine l'indignation
explosive si cet enlèvement avait été le fait
des autorités syriennes, algériennes ou de tel
autre pays non encore « rentré dans le rang »
des « démocratures », ces dictatures islamistes
sorties des urnes.
À défaut de logique, la morale et la raison nous
invitent tout de même à nous interroger sur
cette curieuse schizophrénie de nos politiques
et nos médias. L'avenir dira si notre
fascination infantile pour le néo-populisme
véhiculé par Internet et si les investissements
massifs du Qatar et de l'Arabie dans nos
économies en crise valaient notre complaisance
face à la montée d'une barbarie dont nous
aurions tort de croire que nous sommes à l'abri.
Source : Le Figaro,
4 septembre 2012
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