COMMISSION ARABE DES DROITS HUMAINS

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2012-10-25

Le salafisme et les révolutions arabes - Violette Daguerre

 

Introduction

A l’occasion de ce qui s’est passé ces derniers jours en Tunisie, des interrogations s’imposent concernant notamment la réalité des révolutions arabes, réduites pour beaucoup à une question de remplacement d’une forme de dictature par une autre. Ces bouleversements ont propulsé sur l’avant-scène, non seulement des mouvements religieux longtemps combattus par les régimes en place, mais des forces salafistes qui mènent des actions violentes contre leurs contradicteurs, prenant l’allure de: "Celui qui n’est pas avec nous est contre nous!"

Or, ces révolutions, pour qu’elles le soient vraiment, auraient dû être capables de changer les institutions et opérer un mouvement de mutation de fond. Cette rupture, devait toucher tous les domaines, et en premier lieu ceux de la liberté des femmes, de conscience et de croyance. Ainsi, les mouvements religieux et les courants salafistes n’ont fait que récolter ce que le mouvement des jeunes et les vraies forces de progrès ont semé. Aussi, les institutions religieuses se sont encore une fois dérobées à des questions cruciales comme prendre position claire sur la liberté de croyance ou sur la place de la charia dans la cité.

Tout un contexte qui engendre aujourd’hui beaucoup de déceptions dans le monde arabe et des attentes contrariées, étant donné que le changement ne se résume pas au remplacement du pouvoir par un autre, mais par une vraie mutation de la société.

Qu’en est-il donc de cette hégémonie sans précédent du facteur religieux et surtout de l’instrumentalisation politique de la religion ?

Comment comprendre que les sociétés occidentales, ayant depuis longtemps institutionnalisé la séparation entre la religion et la politique, au moins dans les domaines constitutionnel et juridique, soient, au lieu de soutenir les courants séculiers et démocratiques, en train de faire actuellement, par le biais de leurs décideurs politiques, la promotion de l’islam politique ?

Quelle explication que ceux-ci apportent leur soutien aux mouvements fondamentalistes et collaborent, parfois même au nom des droits de l’homme, avec des régimes fondamentalistes réactionnaires ?

Y-a-il effectivement un parallèle, que d’aucuns insistent à soulever, entre l’acceptation par l’Occident du retour au religieux dans les sociétés arabes et l’acceptation de facto de la judéité de l’État d’Israël ?

 

I-Salafisme, définition et état d’esprit

a/ Nous avons au tout début à distinguer entre deux termes bien usités : le wahhabisme et le salafisme. Le Dictionnaire mondial de l'islamisme les définit comme suit :

Le wahhabisme, fondé au XVIIIe siècle dans la péninsule Arabique par Muhammad ibn Abd al-Wahhab, représente un courant traditionnel qui milite pour une lecture littérale de l'islam avec son aspect rigoriste et puritain. Le wahhabisme condamne en particulier toute innovation de l'enseignement originel de l'islam et considère que l'Etat doit fonctionner exclusivement selon la loi religieuse. Le pacte scellé entre Ibn Abd al-Wahhab et Ibn Saoud, fondateur de l'Arabie saoudite, fera de ce pays le berceau du wahhabisme.

Le salafisme quant à lui, dérive du mot salaf, et désigne le premier compagnon du Prophète. Ce courant est né à la fin du XIXe siècle et s’avère très proche du wahhabisme, surtout dans sa version la plus conservatrice. Mais une divergence de taille existe entre les deux écoles et porte sur le thème de l'Etat islamique: le wahhabisme se satisfait d'un dirigeant local - un roi, par exemple - s'il respecte et fait respecter la charia, tandis que le salafisme souhaite revenir au califat.

 

b/ Les salafistes perpétuent grosso modo la culture patriarcale et sont les premiers défenseurs du retour de la femme au foyer. Ils considèrent sa voix comme impure en présence d'autres hommes, et ne permettent pas aux femmes mariées de sortir de chez elles sans l'autorisation de leur mari. La femme est considérée comme l'honneur du groupe, et celui qui veut changer le statut de la femme pactise avec le diable. C’est qu’en fait, les salafistes retrouvent dans cet islam une virilité perdue. Et comme ils vivent dans des communautés fermées à l'écart de la société, ils s'en remettent au groupe. En fait, si la femme se comporte bien, c'est que le groupe se porte bien. Ainsi, les femmes fréquentent très peu les mosquées, et se trouvent du coup absentes de l'espace public, notamment celles qui portent le niqab.

 

II- Le salafisme tunisien

En Tunisie, les salafistes, combattus par le régime de Ben Ali, ont au lendemain de la révolution reconquis l'espace public. Depuis, ils multiplient leurs coups d'éclat où quelque 400 mosquées seraient, selon le ministère des Affaires religieuses, tombées sous leur coupe depuis janvier 2011, dans un pays qui compte environ 5000 lieux de culte. Cette mouvance semble opérer une forte attractivité sur les jeunes marginalisés notamment.

Les salafistes ne sont pas bien nombreux, mais ils donnent cette impression lorsqu’ils se concentrent dans les lieux où ils organisent leurs protestations. Il y a quelques jours, des affrontements ont eu lieu, opposant les forces de l’ordre tunisiennes à des groupes salafistes ayant pris d’assaut un tribunal et un commissariat de police et bloqué l’autoroute entre Tunis et Beja. Quelques dizaines de personnes y ont été arrêtées, alors que le parti islamique au pouvoir, Ennhada, ayant adopté une politique de dialogue avec eux, pense que réprimer le mouvement salafiste ne ferait qu’empirer la situation et attirer sur lui la sympathie populaire. Or, les partis d'opposition et les organisations de la société civile ne voient pas cela du même œil. Ils accusent le gouvernement, dominé par les islamo-conservateurs du parti Ennahdha, de laxisme et même de complaisance. Certains vont jusqu'à affirmer que les salafistes sont le "bras armé" d'Ennahdha.

En intégrant une partie des salafistes dans la vie démocratique, Ennahdha espérait isoler la branche jihadiste. Certains même n’excluent pas que ce parti soit tenté par une coalition avec ces formations extrémistes lors des prochaines élections dans un an. Des chercheurs mettent en garde contre les manipulations du phénomène islamiste en Tunisie, parlant d’une "instrumentalisation", et de "tentatives d'"infiltration", de la part de "partisans de l'ancien régime ou de militants ultralaïques qui cherchent à empoisonner la vie politique". Mais aussi du "manque de courage moral et politique" du parti au pouvoir qui "hésite à se démarquer du courant salafiste, parce qu'il craint, en l'affrontant, de s'aliéner une partie de sa base".

En somme, les actions des salafistes commencent non simplement à être impopulaires, mais profondément inquiétantes. Car ces groupes sont un mélange de salafistes et de malfaiteurs qui n’ont pas lésiné sur les moyens pour attaquer une exposition ou un cinéma, incendier des postes de police, saccager des bars, piller un hôtel, paralyser une faculté de lettres pour exiger l'admission d’étudiantes en niqab et l'ouverture d'un lieu de culte, etc. A Jendouba, les "barbus", comme on les appelle, avaient sorti couteaux, sabres et cocktails Molotov à l’assaut de plusieurs bâtiments, et leur action ne s’est malheureusement pas limitée à cette bourgade du nord-ouest de la Tunisie.

L’on se demande finalement jusqu’à quel point il est possible de continuer à dialoguer avec eux, à un moment où la Tunisie fait un énorme effort pour attirer des investisseurs et des touristes étrangers. Les actions des salafistes risquent de les faire fuir si ce n’est déjà fait, et ce d’autant plus que des luttes, au sein de cette mouvance, opposent les "prédicateurs" aux salafistes "jihadistes", partisans de l'action armée. Ecouteront-ils le Premier ministre promettre que le gouvernement "ne restera pas les bras croisés" face aux salafistes, accusés de "transmettre sur l'islam des messages faux et effrayants" ou le ministre de l'Intérieur rappelant que la "loi autorise l'usage de tirs à balles réelles" en cas d'attaque contre les "institutions souveraines de l'Etat"?

 

III-Le salafisme en Europe

Le salafisme ne se manifeste pas qu’en pays arabes, mais progresse aussi dans les cités des pays européens, auprès de jeunes de 15 à 25 ans, peu cultivés, ne maîtrisant pas l'arabe et connaissant mal, ou pas, leur religion.

Assez souvent, on trouve dans les cités des convertis devenus radicaux, en repli total, allant même jusqu’à considérer leurs parents comme des mécréants. C’est une forme de salafisme qui pousse en fait sur des terrains alliant désintégration sociale et familiale, et engendrant une forme d’anomie, avec absence de garde-fou et mixage entre précarité économique et islam.

Ceci dit, il n’y pas que des désoeuvrés dans la mouvance salafiste. En France par exemple, il y a quelques jeunes gens très diplômés (Vénissieux entre autres). Mais, la majorité des fidèles a quitté tôt la scolarité et subi des crises identitaires, comme elle est restée en carences sociales, affectives et psychiques et s’est trouvée par conséquent en rupture avec la société. Certains confondent même Allah et Mahomet et cherchent des réponses simples à des questions compliquées.

D’autres sont passés directement de la délinquance au salafisme, avec braquages et trafics de haschisch. Puis, on a trouvé quelques-uns d’entre eux en Arabie Saoudite. Pour ceux-là au moins, les musulmans doivent se préparer à émigrer dans un pays musulman, car ils ne pourront pas s'intégrer en Europe, décrocher un travail ou trouver un appartement.

 

IV- Les salafistes et le jihadisme:

Sur fond de guerre en Afghanistan, on assiste dans les années 1980 à la naissance du «salafisme jihadiste», dans les camps de Peshawar, au Pakistan. C’est une version radicale du salafisme qui va séduire de nombreux jeunes musulmans, y compris en Europe. Ces salafistes appellent surtout à purifier l'islam de toute trace culturelle étrangère.

Après la chute de Saddam Hussein en 2003, les régimes yéménites et saoudiens avaient passé discrètement accord avec quelques-uns de leurs radicaux islamistes, les encourageant à partir faire le djihad contre «l’occupant américain» d’Irak. C’était sans prévoir qu’ils allaient s’en mordre les doigts par la suite lorsque quelques-uns allaient rentrer au pays, non seulement aguerris au combat, mais encore plus déterminés à lutter aux côtés d’Al Qaida contre leurs régimes respectifs.

Ce phénomène s’est étendu par la suite, où, à la faveur des « révolutions arabes », on trouve des groupes jihadites impliqués dans les guerres survenues dans quelques uns de ces pays. Certains de ces hommes sont, notamment en Arabie saoudite, passés directement de la prison à l’aéroport, après des accords passés avec le régime wahhabite. Content de s’en débarrasser par ce moyen peu coûteux, celui-ci a su en tirer profit dans sa lutte contre les risques d’une contagion de la démocratisation apportée par ces révolutions. L’exemple des actions jihadistes, ayant accompagné les soulèvements en Syrie, passe de tout commentaire. Mais comme certains n’en sortent pas indemnes bien évidemment, là commence un autre problème de restitution des corps. Le Président tunisien a récemment confié que les familles des jihadistes tunisiens partis en Syrie (pour combattre les forces de Bachar el-Assad) lui demande de négocier avec le Président syrien le retour des jihadistes morts en Syrie ou encore détenus, alors que les autorités tunisiennes venaient juste d’arracher le retour de certains de leurs ressortissants qui étaient emprisonnés en Irak. La Libye semble, quant à elle, assumer sans coup férir l’envoi en Syrie de certains des vétérans de la guerre qui chassa l’an dernier Kadhafi du pouvoir à Tripoli. Certains de ses dirigeants déclarent ouvertement que ces gens sont mieux ailleurs que chez eux. Tout récemment, une personne de l’équipe de Kofi Annan en mission en Syrie, a considéré que l’opposition syrienne «sous-estime largement» le danger que font peser sur l’avenir du pays les «combattants étrangers» qui ont afflué en Syrie ces derniers mois.

 

Conclusion

Dans cette lutte pour l’instauration de la démocratie et du pluralisme, pour une citoyenneté loin du pouvoir de la tribu ou de la confession, il faut se rappeler que l’action fondamentale reste celle qui commence par soi, que vouloir libérer les autres, passe par la révolution contre soi-même.

En outre, se cristalliser sur la récupération du passé ne mène pas très loin, lorsqu’il faut travailler sur la transformation du présent et du factuel et l’ancrage des fondements culturels d’une véritable citoyenneté.

Aussi, les puissances mondiales, qui sont à la recherche d’une solution à leurs crises, les guerres locales pourraient constituer l’opportunité pour y chercher les remèdes nécessaires. Seulement, ces peuples passeront pour chaire à canon à ces puissances qui ne lésinent pas sur les moyens pour arriver à leurs fins.

Dans ce contexte brûlant, l’Onu est une force morale qui se trouve plus que jamais sollicitée à trancher avec fermeté sur des questions qui touchent à la promotion des droits de l’homme dans un monde qui semble marcher sur sa tête.

 

Tunis le 19/06/2012

 

 

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