Introduction
A l’occasion de ce qui s’est passé ces derniers
jours en Tunisie, des interrogations s’imposent
concernant notamment la réalité des révolutions
arabes, réduites pour beaucoup à une question de
remplacement d’une forme de dictature par une
autre. Ces bouleversements ont propulsé sur
l’avant-scène, non seulement des mouvements
religieux longtemps combattus par les régimes en
place, mais des forces salafistes qui mènent des
actions violentes contre leurs contradicteurs,
prenant l’allure de: "Celui qui n’est pas avec
nous est contre nous!"
Or, ces révolutions, pour qu’elles le soient
vraiment, auraient dû être capables de changer
les institutions et opérer un mouvement de
mutation de fond. Cette rupture, devait toucher
tous les domaines, et en premier lieu ceux de la
liberté des femmes, de conscience et de
croyance. Ainsi, les mouvements religieux et les
courants salafistes n’ont fait que récolter ce
que le mouvement des jeunes et les vraies forces
de progrès ont semé. Aussi, les institutions
religieuses se sont encore une fois dérobées à
des questions cruciales comme prendre position
claire sur la liberté de croyance ou sur la
place de la charia dans la cité.
Tout un contexte qui engendre aujourd’hui
beaucoup de déceptions dans le monde arabe et
des attentes contrariées, étant donné que le
changement ne se résume pas au remplacement du
pouvoir par un autre, mais par une vraie
mutation de la société.
Qu’en est-il donc de cette hégémonie sans
précédent du facteur religieux et surtout de
l’instrumentalisation politique de la religion ?
Comment comprendre que les sociétés
occidentales, ayant depuis longtemps
institutionnalisé la séparation entre la
religion et la politique, au moins dans les
domaines constitutionnel et juridique, soient,
au lieu de soutenir les courants séculiers et
démocratiques, en train de faire actuellement,
par le biais de leurs décideurs politiques, la
promotion de l’islam politique ?
Quelle explication que ceux-ci apportent leur
soutien aux mouvements fondamentalistes et
collaborent, parfois même au nom des droits de
l’homme, avec des régimes fondamentalistes
réactionnaires ?
Y-a-il effectivement un parallèle, que d’aucuns
insistent à soulever, entre l’acceptation par
l’Occident du retour au religieux dans les
sociétés arabes et l’acceptation de facto de la
judéité de l’État d’Israël ?
I-Salafisme, définition et état d’esprit
a/ Nous avons au tout début à distinguer entre
deux termes bien usités : le wahhabisme et le
salafisme. Le Dictionnaire mondial de
l'islamisme les définit comme suit :
Le wahhabisme,
fondé au XVIIIe siècle dans la péninsule
Arabique par Muhammad ibn Abd al-Wahhab,
représente un courant traditionnel qui milite
pour une lecture littérale de l'islam avec son
aspect rigoriste et puritain. Le wahhabisme
condamne en particulier toute innovation de
l'enseignement originel de l'islam et considère
que l'Etat doit fonctionner exclusivement selon
la loi religieuse. Le pacte scellé entre Ibn Abd
al-Wahhab et Ibn Saoud, fondateur de l'Arabie
saoudite, fera de ce pays le berceau du
wahhabisme.
Le salafisme
quant à lui, dérive du mot salaf, et désigne le
premier compagnon du Prophète. Ce courant est né
à la fin du XIXe siècle et s’avère très proche
du wahhabisme, surtout dans sa version la plus
conservatrice. Mais une divergence de taille
existe entre les deux écoles et porte sur le
thème de l'Etat islamique: le wahhabisme se
satisfait d'un dirigeant local - un roi, par
exemple - s'il respecte et fait respecter la
charia, tandis que le salafisme souhaite revenir
au califat.
b/ Les salafistes perpétuent grosso modo la
culture patriarcale et sont les premiers
défenseurs du retour de la femme au foyer. Ils
considèrent sa voix comme impure en présence
d'autres hommes, et ne permettent pas aux femmes
mariées de sortir de chez elles sans
l'autorisation de leur mari. La femme est
considérée comme l'honneur du groupe, et celui
qui veut changer le statut de la femme pactise
avec le diable. C’est qu’en fait, les salafistes
retrouvent dans cet islam une virilité perdue.
Et comme ils vivent dans des communautés fermées
à l'écart de la société, ils s'en remettent au
groupe. En fait, si la femme se comporte bien,
c'est que le groupe se porte bien. Ainsi, les
femmes fréquentent très peu les mosquées, et se
trouvent du coup absentes de l'espace public,
notamment celles qui portent le niqab.
II- Le salafisme tunisien
En Tunisie, les salafistes, combattus par le
régime de Ben Ali, ont au lendemain de la
révolution reconquis l'espace public. Depuis,
ils multiplient leurs coups d'éclat où quelque
400 mosquées seraient, selon le ministère des
Affaires religieuses, tombées sous leur coupe
depuis janvier 2011, dans un pays qui compte
environ 5000 lieux de culte. Cette mouvance
semble opérer une forte attractivité sur les
jeunes marginalisés notamment.
Les salafistes ne sont pas bien nombreux, mais
ils donnent cette impression lorsqu’ils se
concentrent dans les lieux où ils organisent
leurs protestations. Il y a quelques jours, des
affrontements ont eu lieu, opposant les forces
de l’ordre tunisiennes à des groupes salafistes
ayant pris d’assaut un tribunal et un
commissariat de police et bloqué l’autoroute
entre Tunis et Beja. Quelques dizaines de
personnes y ont été arrêtées, alors que le parti
islamique au pouvoir, Ennhada, ayant adopté une
politique de dialogue avec eux, pense que
réprimer le mouvement salafiste ne ferait
qu’empirer la situation et attirer sur lui la
sympathie populaire. Or, les partis d'opposition
et les organisations de la société civile ne
voient pas cela du même œil. Ils accusent le
gouvernement, dominé par les
islamo-conservateurs du parti Ennahdha, de
laxisme et même de complaisance. Certains vont
jusqu'à affirmer que les salafistes sont le
"bras armé" d'Ennahdha.
En intégrant une partie des salafistes dans la
vie démocratique, Ennahdha espérait isoler la
branche jihadiste. Certains même n’excluent pas
que ce parti soit tenté par une coalition avec
ces formations extrémistes lors des prochaines
élections dans un an. Des chercheurs mettent en
garde contre les manipulations du phénomène
islamiste en Tunisie, parlant d’une
"instrumentalisation", et de "tentatives
d'"infiltration", de la part de "partisans de
l'ancien régime ou de militants ultralaïques qui
cherchent à empoisonner la vie politique". Mais
aussi du "manque de courage moral et politique"
du parti au pouvoir qui "hésite à se démarquer
du courant salafiste, parce qu'il craint, en
l'affrontant, de s'aliéner une partie de sa
base".
En somme, les actions des salafistes commencent
non simplement à être impopulaires, mais
profondément inquiétantes. Car ces groupes sont
un mélange de salafistes et de malfaiteurs qui
n’ont pas lésiné sur les moyens pour attaquer
une exposition ou un cinéma, incendier des
postes de police, saccager des bars, piller un
hôtel, paralyser une faculté de lettres pour
exiger l'admission d’étudiantes en niqab et
l'ouverture d'un lieu de culte, etc. A
Jendouba, les "barbus", comme on les
appelle, avaient sorti couteaux, sabres et
cocktails Molotov à l’assaut de plusieurs
bâtiments, et leur action ne s’est
malheureusement pas limitée à cette bourgade du
nord-ouest de la Tunisie.
L’on se demande finalement jusqu’à quel point il
est possible de continuer à dialoguer avec eux,
à un moment où la Tunisie fait un énorme effort
pour attirer des investisseurs et des touristes
étrangers. Les actions des salafistes risquent
de les faire fuir si ce n’est déjà fait, et ce
d’autant plus que des luttes, au sein de cette
mouvance, opposent les "prédicateurs" aux
salafistes "jihadistes", partisans de l'action
armée. Ecouteront-ils le Premier ministre
promettre que le gouvernement "ne restera pas
les bras croisés" face aux salafistes, accusés
de "transmettre sur l'islam des messages faux et
effrayants" ou le ministre de l'Intérieur
rappelant que la "loi autorise l'usage de tirs à
balles réelles" en cas d'attaque contre les
"institutions souveraines de l'Etat"?
III-Le salafisme en Europe
Le salafisme ne se manifeste pas qu’en pays
arabes, mais progresse aussi dans les cités des
pays européens, auprès de jeunes de 15 à 25 ans,
peu cultivés, ne maîtrisant pas l'arabe et
connaissant mal, ou pas, leur religion.
Assez souvent, on trouve dans les cités des
convertis devenus radicaux, en repli total,
allant même jusqu’à considérer leurs parents
comme des mécréants. C’est une forme de
salafisme qui pousse en fait sur des terrains
alliant désintégration sociale et familiale, et
engendrant une forme d’anomie, avec absence de
garde-fou et mixage entre précarité économique
et islam.
Ceci dit, il n’y pas que des désoeuvrés dans la
mouvance salafiste. En France par exemple, il y
a quelques jeunes gens très diplômés (Vénissieux
entre autres). Mais, la majorité des fidèles a
quitté tôt la scolarité et subi des crises
identitaires, comme elle est restée en carences
sociales, affectives et psychiques et s’est
trouvée par conséquent en rupture avec la
société. Certains confondent même Allah et
Mahomet et cherchent des réponses simples à des
questions compliquées.
D’autres sont passés directement de la
délinquance au salafisme, avec braquages et
trafics de haschisch. Puis, on a trouvé
quelques-uns d’entre eux en Arabie Saoudite.
Pour ceux-là au moins, les musulmans doivent se
préparer à émigrer dans un pays musulman, car
ils ne pourront pas s'intégrer en Europe,
décrocher un travail ou trouver un appartement.
IV- Les salafistes et le jihadisme:
Sur fond de guerre en Afghanistan, on assiste
dans les années 1980 à la naissance du
«salafisme jihadiste», dans les camps de
Peshawar, au Pakistan. C’est une version
radicale du salafisme qui va séduire de nombreux
jeunes musulmans, y compris en Europe. Ces
salafistes appellent surtout à purifier l'islam
de toute trace culturelle étrangère.
Après la chute de Saddam Hussein en 2003, les
régimes yéménites et saoudiens avaient passé
discrètement accord avec quelques-uns de leurs
radicaux islamistes, les encourageant à partir
faire le djihad contre «l’occupant américain»
d’Irak. C’était sans prévoir qu’ils allaient
s’en mordre les doigts par la suite lorsque
quelques-uns allaient rentrer au pays, non
seulement aguerris au combat, mais encore plus
déterminés à lutter aux côtés d’Al Qaida contre
leurs régimes respectifs.
Ce phénomène s’est étendu par la suite, où, à la
faveur des « révolutions arabes », on trouve des
groupes jihadites impliqués dans les guerres
survenues dans quelques uns de ces pays.
Certains de ces hommes sont, notamment en Arabie
saoudite, passés directement de la prison à
l’aéroport, après des accords passés avec le
régime wahhabite. Content de s’en débarrasser
par ce moyen peu coûteux, celui-ci a su en tirer
profit dans sa lutte contre les risques d’une
contagion de la démocratisation apportée par ces
révolutions. L’exemple des actions jihadistes,
ayant accompagné les soulèvements en Syrie,
passe de tout commentaire. Mais comme certains
n’en sortent pas indemnes bien évidemment, là
commence un autre problème de restitution des
corps. Le Président tunisien a récemment confié
que les familles des jihadistes tunisiens partis
en Syrie (pour combattre les forces de Bachar
el-Assad) lui demande de négocier avec le
Président syrien le retour des jihadistes morts
en Syrie ou encore détenus, alors que les
autorités tunisiennes venaient juste d’arracher
le retour de certains de leurs ressortissants
qui étaient emprisonnés en Irak. La Libye
semble, quant à elle, assumer sans coup férir
l’envoi en Syrie de certains des vétérans de la
guerre qui chassa l’an dernier Kadhafi du
pouvoir à Tripoli. Certains de ses dirigeants
déclarent ouvertement que ces gens sont mieux
ailleurs que chez eux. Tout récemment, une
personne de l’équipe de Kofi Annan en mission en
Syrie, a considéré que l’opposition syrienne
«sous-estime largement» le danger que font peser
sur l’avenir du pays les «combattants étrangers»
qui ont afflué en Syrie ces derniers mois.
Conclusion
Dans cette lutte pour l’instauration de la
démocratie et du pluralisme, pour une
citoyenneté loin du pouvoir de la tribu ou de la
confession, il faut se rappeler que l’action
fondamentale reste celle qui commence par soi,
que vouloir libérer les autres, passe par la
révolution contre soi-même.
En outre, se cristalliser sur la récupération du
passé ne mène pas très loin, lorsqu’il faut
travailler sur la transformation du présent et
du factuel et l’ancrage des fondements culturels
d’une véritable citoyenneté.
Aussi, les puissances mondiales, qui sont à la
recherche d’une solution à leurs crises, les
guerres locales pourraient constituer
l’opportunité pour y chercher les remèdes
nécessaires. Seulement, ces peuples passeront
pour chaire à canon à ces puissances qui ne
lésinent pas sur les moyens pour arriver à leurs
fins.
Dans ce contexte brûlant, l’Onu est une force
morale qui se trouve plus que jamais sollicitée
à trancher avec fermeté sur des questions qui
touchent à la promotion des droits de l’homme
dans un monde qui semble marcher sur sa tête.
Tunis le 19/06/2012
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