Le compositeur et figure de la résistance Mikis
Theodorakis dénonce la stratégie conjointe de la
classe politique grecque et des organismes
financiers pour organiser la spoliation du pays.
Il explique de quelle manière la Grèce a été
progressivement mise sous la tutelle du FMI par
Dominique Strauss-Khan et l’ex-premier ministre
Papandréou. Pendant que les médias atlantistes
montrent du doigt la Syrie, la Russie et la
Chine, le gouvernement financier s’installe au
pouvoir en Grèce et en Europe.
Un complot international est en cours, visant à
mener à terme la destruction de mon pays.
Les assaillants ont commencé en 1975, avec comme
cible la culture grecque moderne, puis ils ont
poursuivi par la dissolution de notre histoire
récente et de notre identité nationale, et
aujourd’hui ils essaient de nous exterminer
physiquement par le chômage, la famine et la
misère. Si le peuple grec ne se soulève pas pour
les arrêter, le risque de disparition de la
Grèce est bien réel. Je la vois arriver dans les
dix prochaines années. Le seul élément qui va
survivre de notre pays sera la mémoire de notre
civilisation et de nos luttes pour la liberté.
Jusqu’en 2009, la situation économique de la
Grèce n’avait rien de très grave. Les grandes
plaies de notre économie étaient les dépenses
immodérées pour l’achat du matériel de guerre et
la corruption d’une partie du monde politique,
financier et médiatique. Mais une part de
responsabilité appartient aussi aux États
étrangers, parmi eux l’Allemagne, la France,
l’Angleterre et les États-Unis, qui gagnaient
des milliards d’euros au dépens de notre
richesse nationale par la vente annuelle de
matériel de guerre. Ce saignement constant nous
a écrasés et ne nous permettait plus d’aller de
l’avant, alors qu’il était la source
d’enrichissement d’autres pays. On peut dire la
même chose pour le problème de la corruption.
Par exemple, l’entreprise allemande Siemens
avait une branche spéciale pour corrompre des
Grecs, afin de mieux placer ses produits sur le
marché national. Ainsi le peuple grec a été
victime de ce duo des prédateurs allemands et
grecs qui s’enrichissaient au dépens de la
Grèce.
Il est évident que ces deux grandes plaies
auraient pu être évitées si les dirigeants des
deux parties politiques pro-américains n’avaient
pas été infiltrés par la corruption. Cette
richesse, produit du travail du peuple grec,
était ainsi drainée vers les coffres-forts de
pays étrangers. Les politiciens ont essayé de
compenser cette fuite d’argent par un recours à
des emprunts excessifs qui résultaient en une
dette publique de 300 milliards d’euros, soit
130% du PNB (Produit National Brut).
Par cette arnaque, les étrangers gagnaient
doublement : d’une part, par la vente d’armes et
de leurs produits, et d’autre part, par les
intérêts sur l’argent prêté au gouvernement (et
non pas au peuple). Comme nous l’avons vu, le
peuple grec était la principale victime dans les
deux cas. Un seul exemple suffira pour vous
convaincre : en 1986, Andreas Papandreou a
emprunté un milliard de dollars à une banque
d’un grand pays européen. Les intérêts de cet
emprunt n’ont été remboursés qu’en 2010 et ils
s’élevaient à 54 milliards d’euros.
L’année passée, M. Juncker a déclaré qu’il avait
remarqué lui-même l’hémorragie financière
massive de la Grèce qui était due aux dépenses
excessives (et forcées) pour l’achat de matériel
de guerre – de l’Allemagne et la France en
particulier.
Et il a conclu que ces vendeurs nous
conduisaient à un désastre certain. Hélas, il a
avoué qu’il n’a rien fait pour contrecarrer cela,
afin de ne pas nuire aux intérêts des pays amis
!
En 2008, la grande crise économique est arrivée
en Europe. L’économie grecque n’a pas été
épargnée. Cependant, le niveau de vie qui était
jusque-là assez haut (la Grèce se classait parmi
les 30 pays les plus riches du monde), est resté
pratiquement inchangé, malgré une augmentation
de la dette publique. La dette publique ne se
traduit pas nécessairement par une crise
économique. La dette des grands pays tels que
les États-Unis et l’Allemagne sont estimées à
des milliers de milliards d’euros. Les facteurs
déterminants sont la croissance économique et la
production. Si ces deux facteurs sont positifs,
il est possible d’emprunter auprès des grandes
banques à un taux d’intérêt inférieur à 5%,
jusqu’à ce que la crise soit passée.
En 2009, (en novembre), au moment de l’arrivée
de G. Papandréou au pouvoir, nous étions
exactement dans cette position. Pour faire
comprendre ce que le peuple grec pense
aujourd’hui de sa politique désastreuse, je cite
deux chiffres : aux élections de 2009 PASOK - le
parti politique de G. Papandreou - a remporté
44% des voix. Aujourd’hui, les sondages ne lui
donnent plus que 6%.
M. Papandréou aurait pu faire face à la crise
économique (qui reflétait celle de l’Europe)
avec des prêts de banques étrangères au taux
habituel, c’est-à-dire inférieur à 5%.
S’il l’avait fait, notre pays n’aurait pas eu de
problème.
Comme nous étions dans une phase de croissance
économique, notre niveau de vie se serait
amélioré.
Mais M. Papandréou avait déjà commencé sa
conspiration contre le peuple grec en été 2009,
lorsqu’il a rencontré secrètement M.
Strauss-Kahn, dans le but de passer la Grèce
sous la tutelle du FMI. Cette révélation a été
divulguée par l’ancien président du FMI.
Pour y arriver, la situation économique de notre
pays devait être déformée, afin que les banques
étrangères aient peur et augmentent les taux
d’intérêt de prêt à des montants prohibitifs.
Cette opération onéreuse a commencé avec
l’augmentation artificielle du déficit publique
de 12% à 15% pour l’année 2009 (n.d.t : M.
Andreas Georgiou, président du conseil
d’administration de l’Institut National de
Statistique, ELSTAT, a subitement décidé en
2009, sans demander l’accord, ni informer son
conseil d’administration, de comptabiliser dans
le calcul du déficit public certains organismes
et entreprises publiques qui ne l’avaient jamais
été auparavant dans aucun autre pays européen,
excepté la Norvège. L’objectif était de faire
passer le déficit de la Grèce au-dessus de celui
de l’Irlande (14%), afin que ce soit elle qui
joue le rôle de maillon faible de l’Europe.)
Pour ce forfait, le procureur M. Pepònis a
déféré M. Papandréou et M. Papakonstantinou (ministre
des Finances) à la justice, il y a 20 jours.
Ensuite, M. Papandréou et le ministre des
finances ont mené une campagne de discrédit
pendant 5 mois, au cours de laquelle ils ont
essayé de persuader les étrangers que la Grèce
est, comme le Titanic, en train de couler, que
les Grecs sont corrompus, paresseux et donc
incapables de faire face aux besoins du pays.
Après chacune de leurs déclarations, les taux
d’intérêt montaient, afin que la Grèce ne puisse
plus faire des emprunts et afin de donner un
caractère de sauvetage à notre adhésion au FMI
et à la Banque Centrale Européenne. En réalité,
c’était le début de notre fin.
En mai 2010, un ministre, celui des finances, a
signé le fameux Mémorandum (Mnimònio, en grec),
c’est-à-dire notre soumission à nos prêteurs.
D’après le Droit grec, l’adoption d’un tel
accord nécessite d’être mis aux voix et d’être
approuvé par les trois cinquièmes des députés.
Donc, le Mémorandum et la Troïka qui nous
gouvernent, fonctionnent illégalement - non
seulement par rapport au Droit grec, mais aussi
au Droit européen.
Depuis lors, en supposant que notre parcours
vers la mort soit représenté par un escalier de
20 marches, nous avons déjà parcouru plus de la
moitié du chemin. Imaginez que le Mémorandum
accorde aux étrangers notre indépendance
nationale et le trésor publique, à savoir : nos
ports, nos aéroports, le réseau routier,
l’électricité, l’eau, toute la richesse
naturelle (souterraine et sous-marine) etc. Même
nos monuments historiques, comme l’Acropole,
Delphes, Olympie, Epidaure etc. après avoir
renoncé à tous nos droits.
La production a été freinée, le taux de chômage
a grimpé à 18%, 80 000 magasins ont fermé, tout
comme des milliers d’usines et des centaines
d’artisanats. Un total de 432 000 entreprises
ont déposé leur bilan. Des dizaines de milliers
de jeunes scientifiques quittent notre pays qui
s’enfonce de plus en plus dans les ténèbres du
Moyen Age. Des milliers de personnes qui étaient
aisés jusqu’à un temps récent, sont maintenant à
la recherche de nourriture dans les ordures et
dorment sur le trottoir.
Entretemps, nous sommes censés vivre grâce à la
générosité de nos prêteurs d’argent, les banques
européennes et le FMI. En fait, l’intégralité du
paquet de dizaines de milliards d’euros versé
pour la Grèce, retourne à son expéditeur, tandis
que nous sommes de plus en plus endettés à cause
des intérêts insupportables. Et parce qu’il est
nécessaire de maintenir en fonction l’État, les
hôpitaux et les écoles, la Troïka charge la
classe moyenne et inférieure de notre société de
taxes exorbitantes qui mènent directement à la
famine. La dernière fois que nous avons vécu une
situation de famine généralisée dans notre pays
était au début de l’occupation allemande, en
1941, avec près de 300 000 morts en six mois
seulement. De nos jours, le spectre de la famine
revient dans notre pays infortuné et calomnié.
Si vous pensez que l’occupation allemande nous a
coûté un million de morts et la destruction
complète de notre pays, comment pouvons-nous
accepter, nous les Grecs, les menaces de Mme
Merkel et l’intention des allemands de nous
imposer un nouveau Gauleiter... mais cette
fois-ci, il sera porteur d’une cravate...
La période de l’occupation allemande, de 1941
jusqu’à octobre 1944, prouve à quel point la
Grèce est un pays riche, et à quel point les
Grecs sont travailleurs et conscients
(conscience du devoir de liberté et de l’amour
pour la patrie).
Lorsque les SS et la famine tuaient un million
de personnes et la Wehrmacht détruisait notre
pays, confisquait toute la production agricole
et l’or de nos banques, les Grecs ont pu
survivre grâce à la création du Mouvement de
Solidarité Nationale et d’une armée de partisans
comptant 100 000 soldats, ce qui a retenu 20
divisions allemandes dans notre pays.
En même temps, non seulement les Grecs ont-ils
survécu grâce à leur application au travail,
mais il y a eu lieu, dans des conditions
d’occupation, un grand développement de l’art
grec moderne, en particulier dans le domaine de
la littérature et de la musique.
La Grèce a choisi la voie du sacrifice pour la
liberté et la survie en même temps.
Nous avons été attaqués, nous avons répondu avec
Solidarité et Résistance et nous avons survécu.
Nous faisons maintenant exactement la même
chose, avec la certitude que le peuple grec sera
finalement vainqueur. Ce message est envoyé à
Mme Merkel et M. Schäuble, en soulignant que je
reste un ami du peuple allemand et un admirateur
de sa grande contribution à la science, la
philosophie, l’art et la musique en particulier.
La meilleure preuve de cela est le fait que j’ai
confié l’intégralité de mon œuvre musicale à
deux éditeurs allemands, Schott et Breitkopf,
qui sont parmi les plus grands éditeurs dans le
monde, et ma collaboration avec eux est très
amicale.
Ils menacent de nous expulser de l’Europe. S’ils
ne veulent une fois pas de nous, c’est dix fois
que nous ne voulons pas faire partie de l’Europe
de Merkel et Sarkozy.
Aujourd’hui, dimanche 12 février, moi et Manolis
Glezos – le héros qui a arraché la croix gammée
de l’Acropole, donnant ainsi le signal du début,
non seulement de la résistance grecque, mais
aussi de la résistance européenne contre Hitler
– nous nous préparons à participer à une
manifestation à Athènes. Nos rues et nos places
vont être remplies de centaines de milliers de
personnes qui manifesteront leur colère contre
le gouvernement et la Troïka.
J’ai entendu hier le premier ministre-banquier
dire, en s’adressant au peuple grec, que nous
avons presque touché le fond. Mais qui nous a
amené à ce point en deux ans ? Ce sont les mêmes
qui, au lieu d’être en prison, menacent les
députés, afin qu’ils votent pour le nouveau
Mémorandum pire que le premier, qui sera
appliqué par les mêmes personnes qui nous ont
amenés là où nous sommes. Pourquoi ? Parce que
c’est ce que le FMI et l’Eurogroup nous obligent
à faire, en nous menaçant que, si nous
n’obéissons pas, c’est la faillite... Ici l’on
joue du théâtre de l’absurde. Les cercles qui
nous haïssent (grecs et étrangers) et qui sont
les seuls responsables de la situation
dramatique de notre pays, nous menacent et nous
font du chantage, afin de pouvoir poursuivre
leur œuvre destructrice, jusqu’à notre
extinction définitive.
Au cours des siècles, nous avons survécu dans
des conditions très difficiles. Il est certain
que, non seulement les grecs vont survivre, mais
ils vont aussi revivre s’ils nous amènent de
force à l’avant-dernière marche de l’escalier
avant la mort.
A présent je consacre toutes mes forces à unir
le peuple grec. J’essaie de le convaincre que la
Troïka et le FMI ne sont pas une route à sens
unique. Qu’il y a une autre solution : changer
l’orientation de notre nation. Se tourner vers
la Russie pour une coopération économique et la
formation de partenariats qui nous aideront à
mettre en valeur la richesse de notre pays en
des termes favorables à notre intérêt national.
Je propose de ne plus acheter du matériel
militaire des Allemands et des Français.
Nous allons tout faire pour que l’Allemagne nous
paie les réparations de guerre dues. Ces
réparations s’élèvent, avec les intérêts, à 500
milliards d’euros.
La seule force capable de faire ces changements
révolutionnaires, c’est le peuple grec uni en un
Front de Résistance et de Solidarité pour que la
Troïka (FMI et banques européennes) soit chassée
du pays. En parallèle, il faut considérer comme
nuls tous ses actes illégaux (prêts, dettes,
intérêts, impôts, achats de la richesse
publique). Bien sûr, leurs partenaires grecs –
qui ont déjà été condamnés dans l’esprit de
notre peuple en tant que traîtres – doivent être
punis.
Je suis entièrement concentré sur ce but
(l’Union du peuple en un Front) et je suis
persuadé que nous l’atteindrons. Je me suis
battu les armes à la main contre l’occupation
hitlérienne. J’ai vu les cachots de la Gestapo.
J’ai été condamné à mort par les Allemands et
j’ai miraculeusement survécu. En 1967, j’ai
fondé PAM (Patriotikò Mètopo - front
patriotique), la première organisation de
résistance contre la junte militaire. Je me suis
battu dans la clandestinité. J’ai été arrêté et
emprisonné dans « l’abattoir » de la police de
la junte. Finalement, j’ai encore survécu.
Aujourd’hui, j’ai 87 ans, et il est très
probable que je ne serai pas vivant le jour du
sauvetage de ma patrie bien-aimée. Mais je vais
mourir la conscience tranquille, parce que je
continuerai jusqu’à la fin de faire mon Devoir
envers les idéaux de Liberté et de Droit.
Réseau Voltaire | Athènes (Grèce) | 25 février
2012
|