Présent en Syrie, en décembre et janvier, pour
un second séjour d'observation, Pierre Piccinin
y a rencontré des partisans du président Bashar
al-Assad et des responsables de l'opposition, à
Homs et à Hama. Il nous livre son analyse dans
cet entretien accordé à Hürriyet : la
désinformation médiatique, la désorganisation
d'une contestation plurielle, les soutiens au
régime, le rôle du Qatar et de la France...
Quelles villes avez-vous visitées en Syrie ? Qui
avez-vous pu y rencontrer ?
En juillet, j’avais parcouru tout le pays, aussi
bien le sud, Deraa, Souweida, que le centre,
puis la côte et le nord, jusqu’à Alep, et l’est,
jusqu’à Deir-es-Zor.
Cette fois-ci, je me suis concentré sur le
centre, principalement Damas, Homs et Hama.
Un de mes objectifs était de rencontrer les
Chrétiens de Syrie, en cette période de Noël,
qui représentent un peu plus de 10% de la
population, et d’écouter leur sentiment sur les
événements, de mesurer leur inquiétude face à la
montée de l’influence islamiste, des Frères
musulmans et des salafistes, qui s’imposent de
plus en plus à la tête des contestataires, et de
la violence qui augmente.
Les Chrétiens, en effet, ont sous les yeux ce
qui s’est passé en Irak, où, depuis le
renversement de Saddam Hussein, en 2003, leurs
communautés font l’objet d’attaques et
d’attentats réguliers (des dizaines de milliers
de Chrétiens irakiens ont depuis lors fui leur
pays et trouvé refuge en Syrie). Ils ont aussi
l’exemple des Chrétiens d’Égypte : les scènes de
fraternisation entre Chrétiens et Musulmans que
l’on avait pu observer, place Tahrir, au moment
de la révolution, il y a tout juste un an, sont
désormais bien loin, et plusieurs centaines de
milliers de Chrétiens coptes se sont déjà
exilés…
J’ai ainsi eu l’occasion de parler à des
familles chrétiennes et de rencontrer quelques
personnalités de leurs communauté, Monseigneur
Hazim, le Patriarche grec orthodoxe, Mère Agnès
Mariam de la Croix, Supérieure du monastère de
Saint Jacques le Mutilé à Qara, une des figures
les plus emblématiques des Chrétiens de Syrie,
ou encore le Père Elias Zahlaoui, prêtre
catholique à Notre-Dame de Damas… En juillet,
j’avais déjà rencontré le Père Paolo, autre
figure emblématique, au monastère de Mar Moussa.
Leur inquiétude est réelle, face à la haine
islamiste qui se manifeste à leur égard et aux
ingérences étrangères, celles du Qatar et de
l’Arabie saoudite notamment. Dès lors, même si
la grande majorité des Chrétiens se dit
favorable à la démocratisation des institutions,
ils soutiennent cependant le régime baathiste,
un régime laïc qui assure la protection de
toutes les minorités religieuses.
Un autre de mes objectifs essentiels était
d’essayer d’entrer en contact avec l’opposition
ou, plus exactement, avec « les » oppositions.
En cela, j’ai eu une certaine chance, car j’ai
pu rencontrer les contestataires, à Homs et à
Hama.
Le mercredi 28 décembre, ainsi, j’ai gagné Homs,
l’un des principaux foyers de la contestation,
et je me suis engagé dans un quartier aux
façades mitraillées, à la recherche de
l’opposition. Un groupe d’hommes armés a arrêté
mon véhicule. Les miliciens étaient sans
uniforme et j’en ai déduit qu’il s’agissait des
services spéciaux : probablement allait-on me
reconduire directement à Damas.
Après avoir fouillé mon véhicule, des miliciens
sont montés à bord. L’un d’eux a examiné les
pages de mon passeport ; il m’a lancé un regard
noir lorsqu’il y a découvert le visa que j’avais
obtenu en juillet déjà, puis il est devenu
nerveux à la vue d’un visa iranien, que j’avais
demandé à la suite de la « révolution verte »,
en 2009.
J’ai commencé à comprendre que quelque chose
d’anormal se passait : jusqu’alors, ce visa
délivré par l’Iran, allié privilégié du
gouvernement de Bashar al-Assad, m’avait plutôt
attiré la sympathie des militaires…
On m’a fait sortir du véhicule et un jeune homme
m’a demandé si je voulais prendre un café avec
eux.
Ma réponse fut spontanée : « yes, but who are
you !? ». La sienne aussi : « we are the
revolution ! ».
J’avais trouvé ceux que je cherchais.
J’ai suivi les opposants dans un immeuble qui
leur servait de cache. Une vingtaine d’hommes en
armes y étaient assis sur des banquettes
disposées tout autour de la pièce principale.
Parmi eux, une femme : Fadwa Suleiman, la «
Passionaria » syrienne, cette actrice, très
célèbre en Syrie, qui a pris fait et cause pour
la rébellion, à Homs.
La nuit allait tomber et des tirs de snipers ont
commencé à se faire entendre dans les rues ;
n’étant plus en mesure de regagner mon véhicule,
j’ai donc passé la nuit avec les rebelles.
Fadwa Suleiman m’a décrit la situation difficile
de cette révolution abandonnée : la rébellion, à
Homs, ne dépend pas du Conseil national syrien
(CNS), qui fédère une partie des mouvements
d’opposition en exil. Les rebelles ne sont pas
non plus liés aux Frères musulmans et n’ont
aucune relation avec les groupes salafistes qui
opèrent dans le pays et sont responsables de
nombreuses atrocités, ni avec d’autres groupes
d’insurgés en dehors de la ville, dont ils ne
peuvent que difficilement sortir.
À Homs, situation unique en Syrie, la
contestation s’est ainsi organisée seule, en
cellules armées qui ont réussi à contrôler deux
quartiers de Homs, dont le quartier d’al-Badaya,
là où je me trouvais. Principalement, ces
combattants disposent de kalachnikovs et de
grenades à main, un armement léger qui ne peut
pas rivaliser avec l’équipement de l’armée
régulière.
Les autorités ont réagi en imposant un
couvre-feu de fait. Selon les témoignages des
rebelles, l’armée régulière est appuyée par des
tireurs d’élite iraniens. « Avant, m’ont-ils
dit, nous n’avions rien contre l’Iran ; on
aimait l’Iran, parce qu’il était notre allié et
nous défendait ; mais, maintenant, nous haïssons
les Iraniens. »
Pour Fadwa Suleiman, aucune négociation avec la
dictature n’est envisageable et la victoire est
la seule issue possible. Mais le régime est
fort, soutenu par l’étranger, par la Chine et la
Russie, et les rebelles s’épuisent.
Au petit matin, des tirs d’artillerie et de
mitrailleuses ont doublé ceux des snipers et
m’ont réveillé, dont quelques-uns ne sont pas
tombés très loin de notre immeuble : très
reconnaissables, il s’agissait de tirs de chars
d’assaut, qui bombardaient. Je me suis
immédiatement levé ; tous les rebelles avaient
disparus, Fadwa également ; un seul était resté
pour me veiller : « c’est comme ça tous les
jours », m’a-t-il lancé, en m’apportant le café…
Une autre équipe est arrivée peu après, puis une
autre encore. Le nombre des combattants rebelles
semble ne pas être négligeable, mais il ne m’a
pas été possible d’en estimer l’ampleur réelle.
J’ai dû répondre à plusieurs questions, avant de
pouvoir quitter les lieux : les rebelles
n’étaient pas totalement rassurés sur ma
présence et se demandaient comment un étranger
qui avait pu entrer en Syrie avec un visa
officiel avait réussi à les localiser et les
approcher. J’ai dû également me prêter à un
petit film où il m’a été demandé d’expliquer que
j’avais été bien traité et que j’avais rejoint
les rebelles librement. Leur crainte était que
les autorités syriennes ne m’obligent à déclarer
publiquement que j’avais été enlevé par des «
terroristes ». Après plusieurs heures, on m’a
reconduit à ma voiture, les yeux bandés, et un
des rebelles a pris le volant jusqu’à ce que
nous ayons quitté le quartier, après quoi j’ai
pu regagner Damas.
Je me suis également rendu à Hama, le vendredi
30 décembre : je suis entré dans la ville par
l’avenue al-Alamein, qui débouche sur la place
al-Assidi, là où, en juillet, j’avais pu
assister à une manifestation qui avait réuni
plusieurs milliers de personnes.
La place était cette fois emplie de soldats et
de policiers. Je l’ai traversée et me suis
trouvé face à une confrontation qui impliquait
des groupes de manifestants, lesquels lançaient
des pierres en direction des forces de l’ordre,
qui répliquaient par des tirs de gaz
lacrymogène. Je me suis rapidement engouffré
dans une rue latérale et j’ai contourné l’armée
et la manifestation pour rejoindre les
opposants.
L’un d’entre eux m’a conduit à leurs leaders,
qui m’ont d’abord emmené dans un dispensaire
clandestin où les manifestants soignent leurs
blessés, puis dans une cache où nous avons pu
nous entretenir de la situation à Hama.
Quels changements avez-vous notés, entre ce que
vous aviez observé en juillet et votre récent
séjour, en décembre et janvier ?
De manière générale, le pays est toujours assez
calme et je n’ai pas noté de grandes différences
par rapport à la situation que j’avais constatée
en juillet.
À Homs, cependant, j’ai trouvé une opposition
qui est de mieux en mieux organisée ; en
juillet, il ne s’agissait encore que de quelques
bandes de jeunes, peu et mal armés, qui
s’attaquaient ça et là aux symboles de
l’autorité. Mais leur mouvement n’est pas
suffisant pour réellement inquiéter le
gouvernement. Toutefois, en pratiquant ainsi une
forme de guérilla et en se fondant dans la
population, dont ils sont issus, ils tiennent en
respect l’armée régulière, qui cerne ces deux
quartiers et semble avoir pour le moment renoncé
à y faire le coup de force.
À Hama, la situation est très différente de ce
qui se passe à Homs. Et elle a également évolué
depuis juillet, mais pas à l’avantage des
contestataires.
Pas plus cette fois-ci qu’en juillet, je n’ai vu
de manifestant armé à Hama. Je n’ai nulle part
constaté le moindre élément d’armement.
En juillet, l’armée cernait la ville, qui était
aux mains des manifestants. Depuis que l’armée a
repris le contrôle des rues, début août, les
forces de l’ordre occupent les principaux
boulevards et places ; et ils maîtrisent
complètement le terrain. Les manifestants sont
donc contraints de se réunir par groupes de
quelques centaines seulement, dans les ruelles
latérales. Leurs seuls armes sont des pierres,
qu’ils lancent sur les policiers, lesquels
répliquent par des jets de gaz lacrymogène et,
quand la pression des manifestants devient trop
forte, par des tirs de plombs de chasse, parfois
par quelques tirs de balles, mais c’est
exceptionnel ; aussi, ayant assisté à une de ces
manifestations, je déduirais de l’attitude de la
troupe que ses ordres sont certes de tenir le
terrain, mais en évitant au maximum les
effusions de sang et les morts.
Hama n’est donc pas à feu et à sang ; la ville
n’est pas non plus le terrain d’une rébellion
armée, mais celui d’une poignante intifada…
Ailleurs, dans le pays, il n’y a pas à
proprement parler de lieu de révolte comparable
à Homs ou de contestation permanente, comme à
Hama.
Mais des groupes de combattants agissent
néanmoins, ici et là, attaquent les patrouilles
militaires, lors d’embuscades souvent
meurtrières, et commettent parfois des atrocités
(décapitations, mutilations…) contre des soldats
et des policiers, mais aussi contre des civils
qui soutiennent le gouvernement ou, tout
simplement, qui refusent de supporter et d’aider
ces rebelles-là.
Une violence plus importante s’est donc
développée de la part de groupes difficilement
identifiables. Et une certaine tension est
perceptible dans la population.
Je n’ai pas eu de contact avec cette frange-là
de l’opposition, mais les témoignages que j’ai
recueillis sont nombreux. Et les corps mutilés
sont visibles dans les morgues. La question est
de savoir si ces protagonistes sont réellement
syriens ou s’il s’agit d’éléments étrangers,
infiltrés, qui agissent pour le compte d’acteurs
régionaux hostiles au gouvernement baathiste,
comme le Qatar ou l’Arabie saoudite, dont
l’implication en Syrie est bien établie.
Quelles sont les observations les plus
importantes que vous voudriez nous rapporter ?
J’ai pu comprendre que ces groupes d’opposants
n’ont pas de contact entre eux. Les rebelles, à
Homs, comme je l’ai dit, sont essentiellement
issus de la population locale : il s’agit de
simples citoyens (ni islamistes radicaux, ni
factieux d’un quelconque extrémisme politique).
Des citoyens qui ont cru le moment arrivé de
s’insurger et se retrouvent à présent enfermés
dans le conflit que cela a généré. Il y a très
peu d’apport extérieur dans leurs rangs
(j’entends : venant d’autres villes de Syrie).
Idem à Hama. Ils n’ont pas non plus de contact
avec les islamistes radicaux, qui constituent
donc un autre mouvement d’opposants (voire
plusieurs autres mouvements différents); et ils
entretiennent très peu de relations avec le
Conseil national syrien (CNS), cette
organisation basée en Turquie qui rassemble
plusieurs courants de la contestation politique,
dont celui des Frères musulmans, et voudrait
être reconnue comme le gouvernement légitime de
la Syrie, à l’instar de ce qu’il en avait été du
Conseil national de transition en Libye.
C’est donc à dire que, sur le terrain comme à
l’extérieur (je parle du CNS, par exemple),
l’opposition (« les » oppositions, pour parler
plus justement) est très hétérogène et très
divisée, tant sur les méthodes que les
objectifs, et mal coordonnée, voire pas du tout.
Sur le terrain, elle est locale et
géographiquement disparate.
La question est même de savoir si ces
différentes factions pourraient parvenir à
s’accorder entre elles : les rebelles, à Homs,
m’ont affirmé sans la moindre ambiguïté qu’il
était hors de question pour eux de pactiser avec
les salafistes, par exemple. Et, à Hama, les
leaders des manifestants, des pacifistes,
condamnent la militarisation de la contestation
qui s’est faite à Homs.
Quant à Damas et aux grandes villes de Syrie, la
situation est très calme et la population vaque
normalement à ses activités, en dépit des deux
attentats-suicides qui ont durement frappé la
capitale, le 23 décembre et le 6 janvier, que
l’opposition attribue au régime, qui voudrait,
selon elle, susciter la haine de la population
envers les contestataires, mais dont le
gouvernement accuse Al-Qaïda et les islamistes
radicaux.
En somme, même si une tension existe désormais,
notamment à cause de la menace d’attentats et
des atrocités commises par des groupes d’une
extrême violence, le gouvernement continue de
maîtriser la situation face à une opposition qui
demeure minoritaire et ne parvient pas à
entraîner dans une révolution une population
très divisée, dont certaines communautés, les
Chrétiens, les Alaouites bien sûr, les Druzes,
etc., craignent l’islamisme radical et
soutiennent, fût-ce par défaut, le gouvernement
de Bashar al-Assad.
Autrement dit, la Syrie n’est certainement pas
en proie à une conjoncture semblable à ce que
l’on a pu connaître en Tunisie, en Égypte ou,
dans d’autres circonstances, en Libye.
La France semble avoir un rôle tout particulier
envers la Syrie. Pourquoi la France se
montre-t-elle si active et réclame-t-elle si
virulemment le départ de Bashar al-Assad ?
L’attitude de la France dans la crise syrienne
suscite effectivement l’interrogation. Et pas
seulement en ce qui concerne la Syrie,
d’ailleurs.
D’abord, on ne peut pas dire que le gouvernement
du président Sarkozy s’est montré très empressé
à soutenir les révoltes dans les pays arabes. On
ne peut oublier les mots ahurissants de la
ministre française des Affaires étrangères,
Michèle Alliot-Marie, qui avait proposé au
dictateur Ben Ali et au gouvernement algérien
une aide policière française pour encadrer
efficacement les contestataires. Certes, la
ministre a par la suite soutenu qu’on avait mal
interprété ses propos, mais, en substance, le
choix du gouvernement français était clair.
L’attitude soudainement très gesticulante de la
France dans le cas de la Libye n’a dès lors pas
manqué d’étonner : c’est bien la France qui a
tout mis en œuvre pour obtenir de l’ONU une
résolution permettant l’intervention en Libye et
l’on se souviendra des grosses goutes de sueur
du successeur de Michèle Alliot-Marie, Alain
Juppé, tentant de convaincre le Conseil de
Sécurité auquel il n’est parvenu à arracher
qu’une bien maigre adhésion…
Cela dit, dans le dossier libyen, les
motivations de la spectaculaire intervention
atlantique sont claires et limpides : si la
France entretenait d’excellentes relations avec
Ben Ali (ce pourquoi elle l’a soutenu jusqu’au
bout), en revanche, Mouammar Kadhafi constituait
plutôt un problème. Il avait imposé aux sociétés
pétrolières et gazières des contrats
d’exploitation drastiques, qui réservaient à
l’État libyen une part non négligeable des
dividendes, lesquelles étaient en grande partie
redistribuées à la population sous forme d’aide
sociale (médecine gratuite, scolarisation,
énergie aussi, etc.). À l’occasion du «
Printemps arabe » et des troubles qui ont surgi
dans une partie du pays, il a été possible pour
les États intéressés, la France en tête, de
s’ingérer en Libye et de renverser son
gouvernement pour le remplacer par une équipe
beaucoup plus docile et favorable au libéralisme
économique pur et dur. Il n’y a pas de secret :
avant même la chute de Kadhafi, la France avait
déjà négocié ses parts d’exploitation pétrolière
avec le Conseil national de Transition (CNT), le
nouveau gouvernement désormais en place à
Tripoli, et c’est elle qui s’est taillé la part
du lion.
Toutefois, une chose n’est pas élucidée encore,
en ce qui concerne la Libye. Je me trouvais à
Bengazi, en août, et j’ai eu l’opportunité
d’assister à une réunion de diplomates étrangers
et de membres du CNT. C’était juste avant
l’assaut sur Tripoli. Le président du CNT,
Moustafa Abd al-Jalil, était complètement
paniqué : on venait d’apprendre qu’une colonne
d’environ trois cents islamistes surarmés
marchait sur la capitale. Or, personne ne savait
qui les commandait et quel était leur agenda.
C’est pourquoi le CNT, pour ne pas être débordé
par ces islamistes, a donné l’ordre d’attaquer
Tripoli, en catastrophe, trois semaines avant la
date prévue. Par la suite, nous avons appris que
ces islamistes étaient armés et financés par le
Qatar. Et une diplomate britannique s’est
offusquée ouvertement de ce que « les Français
étaient au courant ; ils s’étaient concertés
avec le Qatar », a-t-elle affirmé, « mais ne
nous ont pas avertis ».
On connaît les relations privilégiées et
personnelles qu’entretiennent le président
Nicolas Sarkozy et l’émir du Qatar. Mais cela ne
permet pas vraiment de voir clair dans ce jeu,
qui n’est pour l’instant pas encore démêlé.
Le Qatar est omniprésent dans ce « Printemps
arabe ». Je l’ai constaté au Caire, en Tunisie
et en Libye. Le Qatar manipule l’opinion, au
moyen de sa chaîne de télévision satellitaire,
Al-Jazeera, et finance l’armement des
rébellions.
Je l’ai constaté également en Syrie : certaines
manifestations de l’opposition arborent des
drapeaux qataris et, plus que partout ailleurs
auparavant, plus qu’en Tunisie ou en Libye,
Al-Jazeera s’adonne à une propagande éhontée
contre Bashar al-Assad et n’hésite pas à monter
de toutes pièces de fausses « informations »
pour discréditer et affaiblir le régime de
Damas.
Faut-il lier l’attitude de la France envers la
Syrie à cette implication du Qatar, comme en
Libye?
À ce stade de notre information, tout ce que je
puis faire, c’est de constater, comme vous, une
nouvelle gesticulation française et formuler
cette hypothèse, mais qui ne répond ni à la
question de savoir quel objectif commun
poursuivraient la France et le Qatar, quels
accords éventuels ils auraient passés, ni de
comprendre pourquoi le Qatar, minuscule État,
bien qu’immensément riche du fait de ses
prodigieuses réserves gazières, veut
manifestement jouer un rôle tellement important
dans le « Printemps arabe » (un rôle sélectif,
cela dit : Al-Jazeera s’est bien gardée de
couvrir le Mouvement du 20 février au Maroc et
les manifestations au Bahreïn, écrasées dans le
sang avec l’appui des chars saoudiens et
l’accord tacite des Etats-Unis, présents au
Bahreïn avec leur cinquième flotte).
La problématique est d’autant plus complexe que
le Qatar, par sa politique, gêne son grand
allié, les Etats-Unis, précisément, qui, même
si, dans l’ensemble, ils ont bien récupéré le
coup, se seraient volontiers passés de tous ces
soubresauts sur l’échiquier de leur « Grand
Moyen-Orient».
Mais c’est là toute la complexité de la
politique moyen-orientale : un autre grand allié
des Etats-Unis, l’Arabie saoudite, n’a-t-elle
pas de tous temps financé l’islamisme radical,
ennemi juré de Washington ?
Un groupe d’observateurs de la Ligue arabe s’est
également rendu sur place. Les déclarations
faites par les membres de cette mission ne
correspondent pas à ce que disent les médias
occidentaux, qui mettent dès lors en question
leur compétence. Comment expliquez-vous cela ?
Les observateurs de la Ligue arabe n’ont pas pu
rapporter ce qu’ils n’ont pas pu voir. D’abord,
parce qu’ils circulent en convois officiels et
passent plus de temps dans les bons hôtels de
Homs et de Damas que sur le terrain (les
opposants que j’ai rencontrés en Syrie m’ont dit
ne se faire aucune illusion sur cette mission).
Ensuite, parce que, comme je viens de la
décrire, la situation réelle n’a rien à voir
avec ce que racontent les médias occidentaux.
Je dirais même, en toute franchise, que les
médias, en Occident, nous « désinforment ».
Attention : je ne suis pas en train de dénoncer
un vaste complot médiatique contre la Syrie ;
pas de la part des médias occidentaux, en tout
cas (c’est différent en ce qui concerne certains
médias arabes, à commencer par Al-Jazeera,
instrument médiatique du Qatar qui a été très
actif en Tunisie, en Libye et, à présent,
intervient en Syrie).
Certes, il est bien évident que la plupart des
grands médias ont une ligne éditoriale
déterminée par les intérêts de ceux qui les
possèdent, leurs principaux actionnaires, des
groupes financiers ou industriels qui utilisent
leurs médias pour influencer l’opinion. Les
exemple ne manquent pas: l’Afghanistan, l’Irak,
plus récemment la Libye... Mais, en ce qui
concerne la Syrie, personne, en Occident, n’a
d’intérêt à faire chuter le gouvernement de
Bashar al-Assad.
Dans ce cas, dès lors, le facteur qui explique
cette « désinformation » est d’ordre strictement
structurel. Ce que j’ai fait en Syrie, par
exemple, ou en Libye*, cela aurait dû être fait
par des reporters, comme me l’ont d’ailleurs dit
plusieurs amis journalistes. Or, en Syrie,
j’étais pour ainsi dire le seul à avoir parcouru
le pays à la recherche d’informations. Et on
pourrait compter sur les doigts d’une main les
journalistes qui ont pris le risque de faire de
même.
Aujourd’hui, les rédactions ont été dégraissées
et ne disposent plus d’assez de personnel, ni de
moyens. Les journalistes n’ont plus la
possibilité de se rendre sur le terrain, de
vérifier l’information, ni le temps de recouper
leurs sources. Ils se contentent donc de faire
du « desk-journalisme », de répercuter des «
informations » qui proviennent de quelques
grandes agences de presse, elles-mêmes bien
souvent informées par des réseaux qu’elles ont
constitués, généralement dans le milieu des ONG,
dont certaines, derrière des étiquettes
apparemment honorables, cachent en réalité des
groupes d’intérêt ayant partie prenante dans les
événements.
Je prendrai pour exemple un cas bien concret :
le 20 novembre, à la suite d’Al-Jazeera, toute
la presse internationale a annoncé une attaque
de roquettes contre le siège du parti Baath à
Damas; et d’aucuns en ont immédiatement tiré des
conclusions catastrophistes. Un de mes contacts
à Damas m’a spontanément téléphoné, le
jour-même, pour m’informer que le bâtiment était
intact et que cette histoire était une pure
invention. Il ne m’a pas fallu plus de deux
coups de fil pour vérifier l’information et
démonter l’affaire : le lendemain, j’ai publié
un court article, avec une photographie du siège
du Baath à Damas intact, qu’une amie sur place
m’a envoyée, avec, en avant-plan, la une du
Figaro du lendemain de la prétendue attaque. Si
j’ai pu procéder à cette vérification, qu’est-ce
qui empêchait tout journaliste d’en faire autant
? C’est normalement le be-a-ba de leur métier,
non ?
Et il faut aussi tenir compte d’un autre
phénomène : la presse se nourrit d’elle-même et,
en même temps, cherche le scoop vendeur, ce qui
génère une spirale vicieuse dont il devient
rapidement impossible de s’extraire ; pire :
dans des cas similaires à celui que je viens de
décrire, les médias ne démentent même pas après
coup, par crainte du discrédit. Et ça passe
comme ça.
Ainsi, concernant la Syrie, les grands médias
restent sur leur ligne éditoriale, malgré les
témoignages, dont le mien, des quelques
journalistes et chercheurs qui se sont rendus
sur place.
Pourtant, de plus en plus de preuves sont
fournies de ce que l’opposition organise une
formidable désinformation de la presse
occidentale. La source principale –et
presqu’unique en fait- qui revient
systématiquement dans les médias, à propos de la
Syrie, c’est l’Observatoire syrien des Droits de
l’Homme (OSDH). Or, il a été établi à maintes
reprises déjà que cette organisation dépend des
Frères musulmans et intoxique les médias : les
roquettes sur le siège du parti Baath à Damas,
c’était l’OSDH, en collaboration avec Al-Jazeera.
Le vendredi 15 juillet, j’étais à Hama. J’ai
assisté à une manifestation qui avait rassemblé
entre 3.000 et 10.000 personnes. Le soir même,
j’ai été stupéfait par les bulletins de France
24, d’Euronews et du journal Le Monde, qui
annonçaient 500.000 manifestants ! Leur source :
à l’époque déjà, l’OSDH… La ville de Hama ne
compte même pas 400.000 habitants ! J’ai
immédiatement écrit à ces médias et publié
plusieurs articles, en plusieurs langues, sur
cet épisode qui restera probablement un cas
d’école en matière de critique journalistique.
Et pourtant, ces grands médias continuent à
utiliser cette source et à répercuter les «
informations» qu’elle leur propose.
Autre exemple, tout récent : ce 27 décembre,
j’étais à Damas lorsqu’on a annoncé une
fusillade à l’université. Je me suis
immédiatement rendu sur les lieux, puis à
l’hôpital où les blessés étaient transportés.
J’ai pu rencontrer, à chaud, les condisciples
des étudiants concernés, des témoins directs qui
connaissaient les victimes, et aussi la mère et
la tante d’un des étudiants blessés, lequel est
décédé quelques heures plus tard. Un opposant au
gouvernement, un étudiant, était entré dans une
salle d’examen et avait tiré sur plusieurs de
ses condisciples, en choisissant ses cibles, qui
étaient tous membres d’organisations étudiantes
qui soutiennent le président al-Assad. Il y a eu
deux morts et trois blessés graves. Des témoins
et des proches m’ont expliqué que l’auteur de la
fusillade avait participé à un débat avec ses
victimes et s’était sévèrement disputé avec
elles. Dans les heures qui ont suivi, l’OSDH a
publié un communiqué de presse, affirmant que
plusieurs tireurs pro-régime avaient ouvert le
feu sur le campus de l’université de Damas,
tuant et blessant des étudiants qui
manifestaient contre le gouvernement… Une
«information » immédiatement reprise, en
premier, par Le Figaro, puis par l’ensemble des
sites de presse.
Comme tout le matériel médiatique relatif à la
Syrie, des images nous sont envoyées par
l’opposition et sont du même tonneau que les
chiffres que nous avons évoqués.
La plupart des images qui nous arrivent des
manifestations en Syrie sont constituées de
plans rapprochés, qui ne montrent en réalité que
quelques centaines de personnes au plus. Et pour
cause : c’est bien ainsi que les choses se
passent sur le terrain ; les manifestations de
l’opposition que j’ai pu observer ne rassemblent
pas plus de personnes. Elles ont généralement
lieu dans les banlieues pauvres, à la sortie des
mosquées et sous influence islamiste prégnante.
Ce que je ne peux comprendre, c’est que les
médias osent utiliser ces images pour illustrer
les chiffres absurdes qu’ils avancent, parlant
de manifestations de centaines de milliers de
personne. Cela confine au surréalisme ; et je
crois que, quand les événements seront passés,
les archives des médias concernant la Syrie
constitueront une inépuisable banque d’exemples
pour des cours de critique historique, plus
encore que le sont déjà celles de la Guerre du
Golfe.
Et il y a aussi des images qu’on ne nous montre
pas ; ce sont celles des immenses manifestations
de soutien au régime baathiste. Elles
rassemblent, elles, des centaines de milliers de
manifestants. Certes, elles sont dans la plupart
des cas organisées par les autorités et,
celles-là, les forces de l’ordre ne les
répriment pas. Mais, pour y avoir assisté, je
peux témoigner que la majorité des personnes qui
y participent sont tout à fait sincères et
soutiennent le président al-Assad, avec une
ferveur non feinte, tout aussi ardente que celle
des manifestants de l’opposition.
Mais, ces immenses rassemblements, aucune chaîne
de télévision n’en fait la promotion, laissant
croire à leurs auditeurs que le régime est face
à une révolte de masse et est sur le point de
s’effondrer, ce qui n’est absolument pas le cas.
Bref, il est bien clair que les chiffres et les
« informations » avancés dans la presse
occidentale depuis des mois sont tout à fait
farfelus et ne correspondent absolument pas à la
réalité du terrain.
C’est pourquoi mon analyse est très différente
de celles d’autres politologues, qui ignorent
tout de la réalité du terrain et construisent
des raisonnements aberrants avec ce qu’ils
glanent dans la presse…
Non, la situation est très loin d’être aussi
catastrophique que ce qu’en disent la plupart
des commentateurs et le régime baathiste n’est
pas prêt de devoir céder.
propos recueillis par Sebla KUTSAL
Hürriyet,
16 janvier 2012
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