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2012-01-17

L'islamisme: un label qui, à lui seul, n'explique plus rien - Baudoin Dupret

 

Il y a les progressistes et les conservateurs, ceux qui s'accomodent des constitutions de leur pays et ceux qui voudraient les modifier, il y a aussi les démocrates et les «jihadistes»: un an après le début des révolutions arabes, les «islamistes» sont multiples, souligne le chercheur Baudoin Dupret, directeur du centre Jacques-Berque de Rabat.

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Printemps arabes, automnes électoraux, hivers islamistes. 2011 aura vécu au rythme des scansions politiques des pays de la Ligue arabe. Après avoir cru à la victoire d'une jeunesse cybernétique et post-islamiste, l'Occident observe aujourd'hui l'avènement d'anciennes oppositions partisanes aux deux pieds ancrés dans l'islam politique. Rien de très étonnant, en fait, si l'on veut bien se souvenir que l'essentiel de la contestation des régimes autoritaires en place dans ces pays a quitté, depuis les années 1970 à tout le moins, les rivages de la gauche, discréditée par ses échecs locaux et internationaux, et a fait voile vers la rhétorique de l'authenticité. Celle-ci, plus audible culturellement, a d'autant mieux fonctionné qu'elle était radicalement exclue de la gestion des affaires et pouvait capitaliser sur les dérives sécuritaires et autoritaires des régimes en place.

Mais quand on parle d'islamisme, autrement dit de l'islam utilisé comme référent dans le champ politique, on n'a encore rien dit. Sur le terrain de l'islam, en effet, bien peu de choses distinguaient les régimes de leurs oppositions. En Egypte, les caciques du Parti national démocrate rivalisaient sous la coupole du Parlement pour faire état de leur piété. En Algérie, plusieurs partis se revendiquant de l'islamisme participent depuis des années au gouvernement, lequel a par ailleurs projeté la construction de la plus grande mosquée du monde. Le Soudan a adopté un code pénal labellisé «islamique». On fait difficilement plus «halal» que la monarchie saoudienne sur le plan du dogme religieux. En somme, le répertoire, la pertinence islamique s'est imposée dans l'espace public au point de devenir incontournable, au point qu'il n'est plus possible aujourd'hui de ne pas lui payer tribut.

Du côté des oppositions, par ailleurs, c'est une multiplicité de clivages qui sont venus se glisser sous cette appellation déclinée erronément au singulier. L'AKP en Turquie, les Frères musulmans en Egypte, le PJD au Maroc, Ennahda en Tunisie, ont bien peu à voir avec la nébuleuse «jihadiste», de l'Aqmi à la Jama'a islamiya. Pas plus qu'on ne parvient à voir ce qu'ils partagent avec la tendance salafiste, qui prône à l'origine le quiétisme, le retrait de la vie mondaine et un retour à la pureté des origines. Ce qui unifiait les tendances islamistes, c'est leur opposition aux autorités en place, pour des raisons qui aujourd'hui sont à rechercher du côté de l'accession au pouvoir plus que de l'idéologie. On pourrait dire, à cet égard, que l'islam idéologique est parfaitement soluble dans l'islam politique, c'est-à-dire dans les jeux du pouvoir et de la politique; autrement dit, dans la politique en contexte musulman.

La question qui se pose, à présent, c'est celle de savoir comment l'on va passer d'un label unique orienté vers la conquête du pouvoir à un champ politique dominé par ce label islamique, qui, du même coup, devient inutile pour l'analyse politique. Il est en effet entendu, aujourd'hui, que la politique se jouera, dans le contexte de ces pays, sous l'ombrelle du référent islamique. C'était déjà le cas auparavant, mais la perception générale était qu'il n'y avait là que concession populiste. La solidarité sur les termes du débat, à savoir l'islam, était l'artifice d'un pouvoir prêt à la démagogie pour se maintenir aux commandes et aux affaires. Ce jeu de surenchère démagogique fut tel qu'on en est arrivé à une situation où il n'était plus possible de vivre politiquement et socialement sans se positionner explicitement dans le cadre de cette rhétorique. Avec pour résultat, maintenant que la pratique électorale est démocratique, que le pouvoir revient aux tenants originels de la rhétorique et non à ses utilisateurs démagogues.

Que devient donc l'islamisme dès lors qu'il devient le référentiel consensuel d'un champ politique électoralement démocratique et donc, par définition, concurrentiel? C'est une question fondamentale qui passe sans doute par un premier constat: le terme «islamisme» a perdu sa valeur heuristique, sa capacité d'expliquer un phénomène spécifique. Quand un terme en arrive à tout recouvrir, il ne signifie plus rien, il n'explique plus rien, il confond l'analyse. Mais alors, que reste-t-il pour décrire adéquatement les transformations politiques qui opèrent sous nos yeux? Il convient ici de lever une première hypothèque: l'usage des catégories du politique contemporain qui trouvent leur origine en dehors du contexte auquel on les applique. On peut apporter deux réponses à cette question. La première, c'est que ces catégories, telles que «démocratie», «élections», «pouvoir exécutif», «parlement», bien qu'elles n'aient pas vu le jour dans le monde sociologiquement musulman, ont été progressivement naturalisées, c'est-à-dire qu'elles ont fini par faire partie du vocabulaire de l'immense majorité des protagonistes de la scène politique de ce monde. Il existe parfois des remises en cause de ce vocabulaire, mais elles restent marginales et, surtout, elles prennent généralement plus la forme d'un habillage rhétorique que d'une recherche conceptuelle originale, de même qu'elles reflètent plutôt un désir de rétablir une continuité historique que d'introduire une rupture entre présent et passé. La deuxième réponse, c'est qu'il n'y a aucune raison de refuser a priori une créativité conceptuelle allant au-delà du seul maquillage par les mots de l'authenticité.

Pour saisir les clivages politiques que le terme «islamisme» dissimule sous son singulier trompeur, on peut d'abord regarder du côté du prédicat «démocrate» ou «démocratique». Il existe en effet une vraie rupture entre les formations prônant la participation au jeu électoral et celles qui s'y refusent ou le rejettent plus ou moins violemment. De ce point de vue, l'AKP en Turquie, le parti Liberté et justice en Egypte, El-Nahda en Tunisie ou le parti Justice et développement au Maroc ont clairement fait le choix de la voie des urnes et du principe démocratique du choix des gouvernants par les élections. Aucune accusation de double jeu n'a le moindre sens à cet égard. Le choix de la formule électorale est peut-être plus ambigu dans le cas du parti El-Nour, en Egypte, parce qu'il ne s'inscrit pas dans la profondeur historique mais dans l'opportunité du moment. La position de formations comme l'association Justice et bienfaisance, au Maroc, n'est pas non plus évidente, dès lors qu'elles refusent la participation au nom du dévoiement du système, alors que les récentes élections n'ont certainement pas été manipulées. A l'opposé de ce spectre, il existe des groupes rejetant en bloc le principe même du régime démocratique et revendiquant une sorte de Grand soir islamique. On les regroupe sous le vocable de «jihadisme».

Une autre dichotomie oppose les forces que l'on pourrait appeler «conservatrices» et les forces dites «progressistes». Elle ne correspond pas exactement à la vieille distinction droite-gauche, ainsi qu'on peut d'ailleurs le remarquer sous d'autres latitudes. Elle recouvre plutôt des distinctions dans l'ordre de l'économie et de la morale. Du côté de l'économie, on observe l'existence de formations favorables à une économie de marché, au renforcement du secteur privé, au désinvestissement de l'Etat, et de formations militant, à l'inverse, pour une économie sociale (de marché ou non), pour un engagement accru de l'Etat dans la réalisation de la justice et de l'équité, pour la mise en place d'une couverture sociale plutôt que le développement d'un mécanisme caritatif. Du côté de la morale aussi, les notions de «conservatisme» et de «progressisme» peuvent aider à distinguer les tendances, très majoritaires, prônant entre autre le maintien de la peine de mort, la limitation du droit à l'avortement, l'interdiction de l'homosexualité, un certain refus de la biomédecine et de la génétique, et les mouvements qui, tout en se rangeant sous la référence islamique, militent pour son interprétation évolutive dans le domaine de la vie privée.

Une troisième distinction pourrait être observée en matière de pluralisme, entre les formations demandant l'inscription de la constitution et du droit sous l'égide exclusive et contraignante de l'islam et de la charia et celles qui acceptent la pluralité référentielle. Ici aussi, la frontière n'est jamais tranchée. S'il n'existe pas ou peu de formations revendiquant l'exclusion de la référence à l'islam et à la normativité islamique au nom du principe de séparation de l'Etat et de la religion, il y a en revanche une grande diversité entre ceux qui affirment l'illégitimité du système juridique et constitutionnel en vigueur et ceux qui s'en accommodent sans problème majeur, entre ceux qui acceptent le droit des minorités religieuses à accéder aux fonctions publiques et ceux qui l'excluent, entre ceux qui prônent la hiérarchie des religions et ceux qui en admettent l'égalité.

Le vocable «islamisme» est de facture occidentale. Il est vrai que de nombreux mouvements d'opposition se sont historiquement présentés comme d'«orientation islamique» ou de «tendance islamique». Quoi qu'il en soit, il visait les formations politiques qui s'opposaient aux pouvoirs en place au nom de leur illégitimité islamique. Aujourd'hui, avec l'accession au pouvoir des formations se revendiquant de l'islam politique, ce vocable a perdu sa force explicative. Il survivra, en raison de la force d'inertie de ce genre de vocable et du caractère manichéen de la couverture médiatique de tout ce qui touche à l'islam. On n'en gagnera pas moins à s'en affranchir pour non seulement éviter la caricature, mais aussi et surtout pour s'équiper en vue des évolutions futures qui ne démarqueront plus islamistes et laïcs, mais les différentes tendances, parfois très éloignées, de l'islamisme du vingt-et-unième siècle.

http://blogs.mediapart.fr/edition/revolutions-dans-le-monde-arabe/article/050112/lislamisme-un-label-qui-lui-seul-nexpliq

 

 

 

 

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