Il y a les progressistes et les conservateurs,
ceux qui s'accomodent des constitutions de leur
pays et ceux qui voudraient les modifier, il y a
aussi les démocrates et les «jihadistes»: un an
après le début des révolutions arabes, les
«islamistes» sont multiples, souligne le
chercheur
Baudoin Dupret, directeur du centre
Jacques-Berque de Rabat.
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Printemps arabes, automnes électoraux, hivers
islamistes. 2011 aura vécu au rythme des
scansions politiques des pays de la Ligue arabe.
Après avoir cru à la victoire d'une jeunesse
cybernétique et post-islamiste, l'Occident
observe aujourd'hui l'avènement d'anciennes
oppositions partisanes aux deux pieds ancrés
dans l'islam politique. Rien de très étonnant,
en fait, si l'on veut bien se souvenir que
l'essentiel de la contestation des régimes
autoritaires en place dans ces pays a quitté,
depuis les années 1970 à tout le moins, les
rivages de la gauche, discréditée par ses échecs
locaux et internationaux, et a fait voile vers
la rhétorique de l'authenticité. Celle-ci, plus
audible culturellement, a d'autant mieux
fonctionné qu'elle était radicalement exclue de
la gestion des affaires et pouvait capitaliser
sur les dérives sécuritaires et autoritaires des
régimes en place.
Mais quand on parle d'islamisme, autrement dit
de l'islam utilisé comme référent dans le champ
politique, on n'a encore rien dit. Sur le
terrain de l'islam, en effet, bien peu de choses
distinguaient les régimes de leurs oppositions.
En Egypte, les caciques du Parti national
démocrate rivalisaient sous la coupole du
Parlement pour faire état de leur piété. En
Algérie, plusieurs partis se revendiquant de
l'islamisme participent depuis des années au
gouvernement, lequel a par ailleurs projeté la
construction de la plus grande mosquée du monde.
Le Soudan a adopté un code pénal labellisé
«islamique». On fait difficilement plus «halal»
que la monarchie saoudienne sur le plan du dogme
religieux. En somme, le répertoire, la
pertinence islamique s'est imposée dans l'espace
public au point de devenir incontournable, au
point qu'il n'est plus possible aujourd'hui de
ne pas lui payer tribut.
Du côté des oppositions, par ailleurs, c'est une
multiplicité de clivages qui sont venus se
glisser sous cette appellation déclinée
erronément au singulier. L'AKP en Turquie, les
Frères musulmans en Egypte, le PJD au Maroc,
Ennahda en Tunisie, ont bien peu à voir avec la
nébuleuse «jihadiste», de l'Aqmi à la Jama'a
islamiya. Pas plus qu'on ne parvient à voir ce
qu'ils partagent avec la tendance salafiste, qui
prône à l'origine le quiétisme, le retrait de la
vie mondaine et un retour à la pureté des
origines. Ce qui unifiait les tendances
islamistes, c'est leur opposition aux autorités
en place, pour des raisons qui aujourd'hui sont
à rechercher du côté de l'accession au pouvoir
plus que de l'idéologie. On pourrait dire, à cet
égard, que l'islam idéologique est parfaitement
soluble dans l'islam politique, c'est-à-dire
dans les jeux du pouvoir et de la politique;
autrement dit, dans la politique en contexte
musulman.
La question qui se pose, à présent, c'est celle
de savoir comment l'on va passer d'un label
unique orienté vers la conquête du pouvoir à un
champ politique dominé par ce label islamique,
qui, du même coup, devient inutile pour
l'analyse politique. Il est en effet entendu,
aujourd'hui, que la politique se jouera, dans le
contexte de ces pays, sous l'ombrelle du
référent islamique. C'était déjà le cas
auparavant, mais la perception générale était
qu'il n'y avait là que concession populiste. La
solidarité sur les termes du débat, à savoir
l'islam, était l'artifice d'un pouvoir prêt à la
démagogie pour se maintenir aux commandes et aux
affaires. Ce jeu de surenchère démagogique fut
tel qu'on en est arrivé à une situation où il
n'était plus possible de vivre politiquement et
socialement sans se positionner explicitement
dans le cadre de cette rhétorique. Avec pour
résultat, maintenant que la pratique électorale
est démocratique, que le pouvoir revient aux
tenants originels de la rhétorique et non à ses
utilisateurs démagogues.
Que devient donc l'islamisme dès lors qu'il
devient le référentiel consensuel d'un champ
politique électoralement démocratique et donc,
par définition, concurrentiel? C'est une
question fondamentale qui passe sans doute par
un premier constat: le terme «islamisme» a perdu
sa valeur heuristique, sa capacité d'expliquer
un phénomène spécifique. Quand un terme en
arrive à tout recouvrir, il ne signifie plus
rien, il n'explique plus rien, il confond
l'analyse. Mais alors, que reste-t-il pour
décrire adéquatement les transformations
politiques qui opèrent sous nos yeux? Il
convient ici de lever une première hypothèque:
l'usage des catégories du politique contemporain
qui trouvent leur origine en dehors du contexte
auquel on les applique. On peut apporter deux
réponses à cette question. La première, c'est
que ces catégories, telles que «démocratie»,
«élections», «pouvoir exécutif», «parlement»,
bien qu'elles n'aient pas vu le jour dans le
monde sociologiquement musulman, ont été
progressivement naturalisées, c'est-à-dire
qu'elles ont fini par faire partie du
vocabulaire de l'immense majorité des
protagonistes de la scène politique de ce monde.
Il existe parfois des remises en cause de ce
vocabulaire, mais elles restent marginales et,
surtout, elles prennent généralement plus la
forme d'un habillage rhétorique que d'une
recherche conceptuelle originale, de même
qu'elles reflètent plutôt un désir de rétablir
une continuité historique que d'introduire une
rupture entre présent et passé. La deuxième
réponse, c'est qu'il n'y a aucune raison de
refuser a priori une créativité conceptuelle
allant au-delà du seul maquillage par les mots
de l'authenticité.
Pour saisir les clivages politiques que le terme
«islamisme» dissimule sous son singulier
trompeur, on peut d'abord regarder du côté du
prédicat «démocrate» ou «démocratique». Il
existe en effet une vraie rupture entre les
formations prônant la participation au jeu
électoral et celles qui s'y refusent ou le
rejettent plus ou moins violemment. De ce point
de vue, l'AKP en Turquie, le parti Liberté et
justice en Egypte, El-Nahda en Tunisie ou le
parti Justice et développement au Maroc ont
clairement fait le choix de la voie des urnes et
du principe démocratique du choix des
gouvernants par les élections. Aucune accusation
de double jeu n'a le moindre sens à cet égard.
Le choix de la formule électorale est peut-être
plus ambigu dans le cas du parti El-Nour, en
Egypte, parce qu'il ne s'inscrit pas dans la
profondeur historique mais dans l'opportunité du
moment. La position de formations comme
l'association Justice et bienfaisance, au Maroc,
n'est pas non plus évidente, dès lors qu'elles
refusent la participation au nom du dévoiement
du système, alors que les récentes élections
n'ont certainement pas été manipulées. A
l'opposé de ce spectre, il existe des groupes
rejetant en bloc le principe même du régime
démocratique et revendiquant une sorte de Grand
soir islamique. On les regroupe sous le vocable
de «jihadisme».
Une autre dichotomie oppose les forces que l'on
pourrait appeler «conservatrices» et les forces
dites «progressistes». Elle ne correspond pas
exactement à la vieille distinction
droite-gauche, ainsi qu'on peut d'ailleurs le
remarquer sous d'autres latitudes. Elle recouvre
plutôt des distinctions dans l'ordre de
l'économie et de la morale. Du côté de
l'économie, on observe l'existence de formations
favorables à une économie de marché, au
renforcement du secteur privé, au
désinvestissement de l'Etat, et de formations
militant, à l'inverse, pour une économie sociale
(de marché ou non), pour un engagement accru de
l'Etat dans la réalisation de la justice et de
l'équité, pour la mise en place d'une couverture
sociale plutôt que le développement d'un
mécanisme caritatif. Du côté de la morale aussi,
les notions de «conservatisme» et de
«progressisme» peuvent aider à distinguer les
tendances, très majoritaires, prônant entre
autre le maintien de la peine de mort, la
limitation du droit à l'avortement,
l'interdiction de l'homosexualité, un certain
refus de la biomédecine et de la génétique, et
les mouvements qui, tout en se rangeant sous la
référence islamique, militent pour son
interprétation évolutive dans le domaine de la
vie privée.
Une troisième distinction pourrait être observée
en matière de pluralisme, entre les formations
demandant l'inscription de la constitution et du
droit sous l'égide exclusive et contraignante de
l'islam et de la charia et celles qui acceptent
la pluralité référentielle. Ici aussi, la
frontière n'est jamais tranchée. S'il n'existe
pas ou peu de formations revendiquant
l'exclusion de la référence à l'islam et à la
normativité islamique au nom du principe de
séparation de l'Etat et de la religion, il y a
en revanche une grande diversité entre ceux qui
affirment l'illégitimité du système juridique et
constitutionnel en vigueur et ceux qui s'en
accommodent sans problème majeur, entre ceux qui
acceptent le droit des minorités religieuses à
accéder aux fonctions publiques et ceux qui
l'excluent, entre ceux qui prônent la hiérarchie
des religions et ceux qui en admettent
l'égalité.
Le vocable «islamisme» est de facture
occidentale. Il est vrai que de nombreux
mouvements d'opposition se sont historiquement
présentés comme d'«orientation islamique» ou de
«tendance islamique». Quoi qu'il en soit, il
visait les formations politiques qui
s'opposaient aux pouvoirs en place au nom de
leur illégitimité islamique. Aujourd'hui, avec
l'accession au pouvoir des formations se
revendiquant de l'islam politique, ce vocable a
perdu sa force explicative. Il survivra, en
raison de la force d'inertie de ce genre de
vocable et du caractère manichéen de la
couverture médiatique de tout ce qui touche à
l'islam. On n'en gagnera pas moins à s'en
affranchir pour non seulement éviter la
caricature, mais aussi et surtout pour s'équiper
en vue des évolutions futures qui ne
démarqueront plus islamistes et laïcs, mais les
différentes tendances, parfois très éloignées,
de l'islamisme du vingt-et-unième siècle.
http://blogs.mediapart.fr/edition/revolutions-dans-le-monde-arabe/article/050112/lislamisme-un-label-qui-lui-seul-nexpliq
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