Ils t’ont donné une copie de la photo que je
t’ai envoyée par fax ?
- Non !
- Et la photo que j’avais jointe à ta lettre ?
Elle n’est pas arrivée ?
- Non, je n’ai rien reçu.
Nous poursuivons notre conversation. Les
questions restent en suspens dans nos esprits
pendant que nous scrutons les aiguilles de
l’horloge. Elles nous accaparent et volent de
notre temps. Ensuite, sans nous prévenir, on
nous annonce que nos quarante-cinq minutes se
sont écoulées. Nous nous disons au revoir avant
que le téléphone ne soit coupé et qu’il cesse de
me transmettre sa voix de l’autre côté de la
paroi de verre. Je me force à sortir de la salle
de visite en essayant d’évacuer le désarroi de
ces instants de séparation. Nous prenons date
pour notre prochaine rencontre d’ici quinze
jours.
Les quarante-cinq minutes sont donc épuisées.
C’est le signal du déclenchement du compte à
rebours jusqu’à la prochaine visite, avec tout
ce que cela peut signifier, avec tout le désir
que cela peut comporter. Nos vies tournent
autour du rythme de nos rencontres toutes les
deux semaines. Nous parlons de ce qui s’est
passé avant ce dimanche et de ce qui doit se
passer ensuite.
Les deux semaines sont passées. La première nous
semble toujours aussi longue qu’ennuyeuse. Mais
quand enfin elle s’achève et qu’arrive le
dimanche du milieu, le temps nous paraît soudain
voler jusqu’à ce que nous soyons enfin au
dimanche suivant.
C’est alors que j’entame notre dialogue en lui
demandant :
- Ils t’ont donné une copie de la photo que je
t’ai envoyée par fax ?
- Non !
- Et la photo que j’avais jointe à ta lettre ?
Elle n’est pas arrivée ?
- J’ai la lettre mais pas la photo. J’ai aussi
reçu la lettre n° 60 !
- Mais je t’ai envoyé la photo avec la lettre n°
59 ! Et je t’ai aussi depuis adressé la lettre
n°61. Je pensais même que tu l’avais déjà reçue.
C’est bizarre !
C’est vraiment étrange. Bien que cela coûte 5
fois plus cher que le courrier normal, j’avais
pris soin de la lui envoyer par lettre
recommandée pour m’assurer qu’elle arriverait
intacte.
Nous sommes tous les deux très surpris. Mais
très vite, des sujets plus importants occupent
nos pensées. Notre amour, notre séparation, les
campagnes de solidarité. Aussi tous ces menus
détails du quotidien qui ont pris tant
d’importance, surtout depuis que le seul contact
avec lui se fait par l’intermédiaire des lettres
que nous échangeons et le peu d’informations que
nous arrivons à lui confier. Avec autant de
ferveur que d’impatience, il savoure le moindre
détail. Il déguste chaque mot et chaque geste
afin de pouvoir, plus tard, quand il se retrouve
seul dans sa cellule, s’en régaler encore une
fois en les remémorant. Nous procédons de même
sitôt rentrées à la maison.
Avant que ne s’achève notre rencontre et que les
aiguilles de la montre aient dévoré ce qui nous
reste de temps, j’attire encore son attention :
- N’oublie pas de réclamer la lettre. Tu leur
diras : « Mon épouse m’a adressé une lettre
recommandée avec la photo de la sandale. Elle
l’a également transmise par fax comme l’avait
suggéré le directeur du service pénitentiaire.
Il lui a dit : ‘Si vous le voulez, envoyez une
copie par fax. Vous avez le numéro, vous avez
toujours la possibilité d’adresser un fax’ ».
Je dois avouer que, ce jour-là, je n’étais pas
certaine du sens à donner aux paroles du
directeur. Ne se payait-il pas ma tête ? Ou se
doutait-il que je n’étais pas du genre à
renoncer et que j’insisterais jusqu’à ce que
j’obtienne une réponse ? Il m’arrivait de temps
à autre d’envoyer des courriers aux
fonctionnaires de la prison et aux représentants
de l’autorité pénitentiaire relatifs à divers
sujets concernant mon mari qui y est incarcéré.
Mais j’ai appris à ne pas accorder trop
d’importance à ce qu’ils pouvaient dire ou
faire.
Chaque fois que notre rencontre s’achève, je
dois me forcer avec mes filles à sortir de la
salle de visite. Je procède de la sorte afin
d’essayer d’évacuer la tension induite par la
séparation, dans ces moments où la prison
l’arrache à nos regards et qui sont pour nous
tous les plus pénibles. Il disparaît alors à nos
yeux pour encore deux semaines. Nous avons passé
près de lui 45 minutes qui s’évaporent comme si
elles n’avaient jamais existé. Ce sont
assurément les instants les plus douloureux pour
tous les prisonniers. Et au travers de cette
vitre qui nous sépare, tous s’évertuent à
grappiller quelques moments supplémentaires
au-delà du temps imparti. Au travers de cette
paroi de verre qui sépare les prisonniers de
tous leurs proches restés à l’extérieur.
Et nous voilà songeant à lui obsessionnellement
pendant les deux semaines suivantes. Nous
questionnant sans cesse : Comment va-t-il ? Que
peut-il éprouver ? À quoi pense-t-il ? Que
fait-il ? Et ce n’est que quand arrivent ses
lettres deux fois par semaine que nous parvenons
à connaître quelques bribes de sa vie dans la
prison. Je lis sa lettre une, deux, trois fois
et la relis encore jusqu’à ce que nous puissions
nous voir à nouveau ou qu’arrive une autre de
ses lettres.
Quelques jours après notre entrevue, un de ses
lettres est arrivée. Par ses propos, je l’ai
senti déterminé à savoir par tous les moyens ce
qu’il était advenu de la photo de la sandale.
Ils lui auraient apparemment répondu de la façon
suivante :
- En effet, nous avons bien reçu de votre épouse
un fax avec une photo. Mais comme elle était
sombre et de mauvaise qualité, nous l’avons
déchirée et mise à la poubelle.
- Mais qu’est-il advenu alors de la photo
envoyée par lettre recommandée ?
- Elle ne nous est jamais parvenue !
- Mais enfin ma femme l’a envoyé par courrier
recommandé !
- Nous ne l’avons pas vue.
- Mais c’était une lettre recommandée. Et j’ai
bien reçu sa lettre suivante !
- Nous n’en avons pas trace !
Finalement, au bout de deux heures, ils ont fini
par retrouver la photo de la sandale. “Pas
croyable”, m’a-t-il dit. Je n’en pensais pas
moins.
Après donc plus d’un mois et demi d’attente,
j’ai enfin pu m’enquérir de cette sandale dont
je lui avais envoyé la photo. L’été est
étouffant. Il n’arrive pas, il écrase. Et dans
la prison de Gilboa, en pleine vallée du
Jourdain, la chaleur atteint des sommets de
températures inimaginables. Elle suinte du corps
même des prisonniers politiques. S’appuyer
contre les murs n’est d’aucun secours, cela ne
fait qu’amplifier la chaleur.
Il existe ainsi une histoire pour la sandale,
comme il en existe une autre concernant la
demande d’analyse de sang qu’il a présentée.
Comme il y en a une relative à la carte postale
que lui avait adressée notre fille Hind
lorsqu’elle se trouvait en Espagne et qui n’est
jamais arrivée, même après son retour. Ainsi
qu’une autre histoire sur l’organisation des
visites des familles toutes les deux semaines.
Dans la prison où il se trouve, le moindre des
sujets, la question la plus banale qui ne
devrait mériter aucune attention particulière,
entraîne une succession effrayante de
tracasseries qui peuvent ainsi durer des jours
et des semaines. Chaque chose la plus simple qui
soit se transforme en histoire qui peut traîner
pendant des jours et des semaines. Cette
situation est due au fait que la bureaucratie
est utilisée comme un moyen de pression sur les
prisonniers et leurs familles. Ils nous obligent
à nous mobiliser pour des peccadilles. Dans la
prison, les détails les plus insignifiants
deviennent aussi urgents qu’importants. Nous
dépensons un temps considérable et des trésors
d’énergie pour tenter de résoudre des questions
bureaucratiques au sein des prisons. Et c’est
bien le but recherché par cette situation, afin
de nous garder éloignés de sujets bien plus
essentiels comme nos revendications politiques.
Mais, bien que nous soyons conscients de ce
fait, nous sommes contrains de nous plier devant
le système bureaucratique parce qu’il affecte
directement la vie quotidienne des prisonniers.
L’histoire de la sandale ? Voici la version
courte. Mon mari m’avait demandé dans sa
dernière missive de lui apporter un catalogue de
sandales d’une boutique de Haïfa lors de notre
prochaine rencontre. Le magasin de la prison
n’avait pas sa taille, elles étaient toutes trop
grandes. Ils lui ont dit de me demander
d’apporter le catalogue afin de permettre au
fournisseur dument agréé par la prison de
procéder à la commande. Car les familles ne sont
pas autorisées à amener des sandales ou des
chaussures aux prisonniers politiques. Seule
l’administration pénitentiaire a le droit
d’effectuer des achats, par le biais d’une
commission qui se sert pour les régler des
dépôts mensuels réalisés par les familles sur
les comptes des prisonniers qui sont sous
contrôle de la prison. Des comptes dont elle
déduit bien sûr des commissions qui lui
reviennent ainsi que celles qu’elle reverse à la
compagnie de messagerie qui se charge des
transferts d’argent.
Afin d’obtenir ce catalogue, je me suis rendue
expressément à la boutique où Ameer aimait
acheter ses sandales. Le propriétaire du magasin
ne disposait pas de catalogue comportant les
modèles en vente. C’est alors, en y
réfléchissant, que m’est venue l’idée de prendre
avec mon téléphone portable une photo de la
sandale. Je l’ai donc photographié de face et de
côté et suis rentrée à la maison.
J’ai ensuite passé des heures pour pouvoir
télécharger le programme adéquat me permettant
de connecter mon téléphone portable avec mon
ordinateur afin de transférer les fichiers
correspondants. Finalement, alors que j’étais
proche de renoncer, j’ai réussi à transférer les
images sur mon ordinateur. Il m’a fallu après
les copier sur un CD et aller à la boutique
d’Hatem pour pouvoir les imprimer. Il me restait
encore à me rendre au bureau de poste, y faire
une longue queue afin de les envoyer au plus
vite à mon mari. Et pour m’assurer que cela lui
arriverait dans les meilleurs délais, j’ai
envoyé une photo par fax et en ai jointe une au
courrier que je lui adressais. Je suis donc
allée à la papeterie d’Elías pour envoyer le fax
de là-bas. Une fois tout ça terminé, un
sentiment de réussite m’a envahie. J’avais
triomphé de l’oppression et j’en étais toute
ragaillardie. Je n’avais donc pas la moindre
idée de ce qu’il avait pu advenir de la photo ni
si Ameer avait pu acheter les sandales jusqu’au
jour de notre rencontré où je lui ai demandé :
- Ils t’ont donné une copie de la photo que je
t’ai envoyée par fax ?
- Non !
- Et la photo que j’avais jointe à ta lettre ?
Elle n’est pas arrivée ?
- Non, je n’ai rien reçu.
Source:
http://www.jadaliyya.com/pages/index/...
Date de parution de l'article original:
05/07/2011
Traduit par
Pedro da Nóbrega
Edité par
Fausto Giudice
فاوستو جيوديشي
Dimanche 21 août 2011
Source : TLAXCALA
http://www.tlaxcala-int.org/...
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