Je me glisserai dans le sommeil des assassins et
je leur demanderai : Avez-vous bien regardé
leurs yeux, quand vos balles se sont approchées
de leurs poitrines ? Avez-vous aperçu le trou de
la vie?
Avant que le ciel de Damas ne vire au bleu
sombre, ils regardent les doux cercles rouges
autour de leurs fronts et de leurs ventres, là
où les fenêtres de nos regards s’arrêtent.
Ici, à Damas, là où s’endormiront bientôt les
yeux des assassins, là où nous resterons à
veiller l’angoisse, la mort n’est pas une
question, c’est une fenêtre qui s’ouvre sur de
nombreuses questions.
Comme toutes les villes, Damas devient plus
belle au cours de la nuit, telle une femme après
l’amour. Ce soir, le bleu sombre se teinte de
mauve pâle pour nous permettre d’apercevoir les
yeux des assassins qui se répandent dans les
rues et que nous ne pouvions pas déceler
nettement. Qui tue derrière les terrasses et les
immeubles ? Est-ce un assassin froussard ? Oui,
tout assassin est un lâche. Comment pourrait-il
être courageux s’il s’affranchit au préalable de
sa condition morale ?
Je quitte la maison et me dirige vers les places
et vers les mosquées. A l’heure de midi, je dois
connaître les rues de la ville, une par une et
place par place. Je ne crois que ce que mes yeux
voient. Ce matin, la vérité ressemble à un homme
stupide qui avance devant moi en ricanant.
Comment parler de vérité alors que les gens se
terrent chez eux et que la ville est désertée ?
Aujourd’hui c’est un jour de congé et les gens
se réfugient dans leur peur.
***
Les patrouilles de sécurité sont répandues
massivement dans les rues. Des voitures qui vont
et qui viennent, rapides ou lentes, des cars
bondés d’agents de sécurité, des hommes portant
uniformes et casques grouillent les marchés, les
places, les croisements et partout où les
manifestations pourraient avoir lieu.
Des hommes en civil, la pesanteur de leur
présence les dénonce. Comment en suis-je arrivée
à distinguer un agent de sécurité en civil d’un
homme ordinaire à Damas ? Je ne peux pas me
rappeler quand ce petit jeu a commencé ni quand
mon intuition a commencé à devancer toute
interrogation. Je les reconnais à leurs yeux, à
leur façon de s’habiller, à leurs chaussures.
Ils sont plus nombreux que les gens dans les
rues et les ruelles, devant les kiosques et les
écoles, sur les places et partout où je vais.
***
Les patrouilles de sécurité se répandent à
l’entrée de Souk al-Hamidiyeh et près de la
place Bab-Touma. Les agents arrêtent les
passants, les interrogent, examinent leurs
cartes d’identité ; je ne m’arrête pas assez
longtemps pour voir s’ils vont les leur
confisquer. J’accélère le pas, je les dépasse
tout en les regardant furtivement. Je me faufile
dans une ruelle presque déserte. Mais autour de
la Mosquée des Omeyyades, les agents de sécurité
sont nombreux et une foule dense brandit les
drapeaux et les photos du président.
La mosquée est fermée et je ne peux pas entrer.
On me dit que c’est l’heure de la prière. Je
reste quelque temps à observer et à fumer
calmement avant de m’en aller. La foule
brandissant les photos du président est dense et
les agents de sécurité sont partout, ils
surgissent de la terre, personne ne sait
comment.
Soudain, je vois dans les rues des silhouettes
que je n’avais jamais vues auparavant. Des
colosses, aux torses bombés, aux chemises noires
à manches courtes qui laissent voir des bras
musclés et tatoués, aux crânes rasés, aux
regards inquisiteurs. Ils avancent, leurs bras
se balançant des deux côtés de leurs corps,
remuant un air lourd. Silhouettes effrayantes.
Où étaient ces hommes avant de se retrouver dans
la ville ? Où vivaient-ils avant ? Comment
sont-ils apparus aujourd’hui ?
Je rebrousse chemin par le Souk al-Hamidiyeh,
presque vide, à part quelques vendeurs à la
sauvette. Les boutiques sont fermées. Seuls les
agents de sécurité arpentent la ville. A
l’entrée du Souk stationnent d’autres cars,
pleins d’hommes armés.
***
Je connais maintenant la signification du calme
prudent. Quand j’entendais cette expression
auparavant, je me disais qu’elle appartenait au
vocabulaire creux de la dissertation. Ces
jours-ci à Damas, j’ai compris le sens du calme
prudent dans leurs yeux et dans leurs gestes. Je
sors de Hamidiyeh et me dirige vers la place
Mergé. J’avais pourtant décidé de ne plus passer
par cette place, après le sit-in devant le
ministère de l’intérieur, il y a quelques
semaines.
La place Mergé est déserte, seuls les agents de
sécurité pullulent tout autour de la place et en
son milieu. Non loin, se trouve aussi un car
rempli d’homme armés jusqu’aux dents. En
l’absence de passants et avec les boutiques
fermées, la place aux hôtels minables semble
plus nette. Elle ne ressemble pas du tout à ce
qu’elle était cet autre jour, lorsque des
dizaines de parents de détenus s’étaient
rassemblés devant le ministère de l’intérieur.
En vérité, ils ne s’étaient pas rassemblés, ils
s’étaient juste retrouvés là, dans le silence le
plus total, portant avec beaucoup de réserve les
photos de leurs proches, emprisonnés pour délit
d’opinion. Je me tenais avec eux, à côté de
l’époux et des deux enfants d’une détenue.
Soudain, d’étranges individus avaient jailli du
ventre de la terre et s’étaient mis à donner des
coups aux gens. Prise de panique, je criais : «
Traître est celui qui tue son peuple ! ». Les
manifestants encaissaient les coups et
l’humiliation puis disparaissaient les uns après
les autres, happés par les hommes qui s’étaient
soudain répandus dans les rues. Des hommes aux
grosses bagues, aux bras musclés, aux yeux
fatigués, à la peau craquelée, faisaient comme
un barrage humain et se jetaient sur les
manifestants, les tabassaient, les jetaient par
terre, les écrasaient sous leurs pieds. D’autres
hommes cueillaient les manifestants et les
amenaient loin avant de les faire disparaître.
Je les avais vus ouvrir une boutique, y pousser
une femme avant de baisser le rideau métallique
et de se diriger vers une autre femme.
Le groupe qui tentait de rester soudé, s’était
dissous, le mari d’une détenue avait disparu
après m’avoir confié son petit garçon de quatre
ans. Plusieurs agents tenaient fermement le père
et l’autre fils de dix ans. Pétrifiée, je
serrais le petit contre moi, comme dans un film.
Quelle est la différence entre la réalité et
l’imagination ? Quel fil les sépare ? Je
tremblais. Soudain, je m’étais rendu compte que
l’enfant regardait son père et son frère
recevoir des coups. Le frère de dix ans était
figé, comme s’il avait reçu une décharge
électrique. Un poing s’abattait sur lui, sa tête
ballottait. Une seconde plus tard, les coups de
pieds le poussaient avec son père dans le car.
J’ai tourné le visage du petit de l’autre côté
pour qu’il ne suive pas la scène, puis j’ai
commencé à courir. Arrivée à cet instant, une
amie s’était approchée de moi. Trois hommes se
sont précipités sur elle, j’ai crié en lui
saisissant le bras : « Laissez-la ! » Ils m’ont
jetée par terre avec l’enfant qui vacillait dans
mes bras. Ils l’ont emmenée au loin. J’ai couru
plus vite avant de m’arrêter à la porte d’une
boutique. Le propriétaire m’a lancé : «
Déguerpissez ! C’est notre gagne pain ici ! ».
Je me suis enfuie. Un jeune manifestant m’a
accompagnée pour m’aider à courir plus vite avec
l’enfant.
Pourquoi est-ce que je courais ? Le petit me
suppliait de rester avec lui jusqu’au retour de
son père. Il ne cessait de répéter qu’il avait
peur parce que son père et son frère l’avaient
quitté, qu’il voulait frapper la police pour
avoir battu son frère. Il demandait s’ils
étaient partis en prison comme sa mère. Je suis
restée muette, incapable même de prononcer : tu
viendras avec moi.
En réalité, ce n’était pas la police qui battait
son père. Les policiers se tenaient là,
silencieux, regardant les gens se faire battre,
humilier et arrêter. Le groupe qui avait surgi
en vociférant des slogans, brandissant les
drapeaux et les photos du président était celui
qui distribuait les coups aux gens avec les
hampes des drapeaux. A peine rassemblés, les
gens s’étaient dispersés, sidérés de ce qui leur
arrivait. Le soir, le bruit s’est répandu que
des « infiltrés » s’étaient glissés parmi les
manifestants pour causer une émeute et que le
ministre de l’intérieur recueillait les
réclamations des familles des prisonniers.
J’écoute la télévision officielle alors que les
regards de l’enfant que j’avais porté dans mes
bras me poursuivent. Je l’imagine aujourd’hui,
perdu et solitaire entre les jambes qui courent,
noyé dans les rues de la ville, cherchant son
père et son frère.
***
J’ai donc vu les infiltrés ! Je dépasse la place
Mergé, je vois les ombres derrière les barreaux
des prisons mobiles. Je monte dans un taxi pour
aller vers l’une des mosquées dont j’ai entendu
dire qu’elle était toujours assiégée. Il n’y a
aucun rassemblement. Je me dis qu’il y a bien
des erreurs et de la surenchère médiatique !
Sans regarder la rue par la vitre du taxi qui
m’emporte vers le rond-point de Kfar-Soussé, je
passe le temps à consulter l’Internet sur mon
téléphone mobile. Je ne veux compter que sur
moi-même pour obtenir des informations.
J’apprends ainsi que la mosquée est assiégée,
alors que la radio dans le taxi affirme que le
calme règne en ville !
Les services de sécurité sont partout au
rond-point. Les Syriens connaissent bien les
patrouilles, alors que les étrangers à la ville
ne peuvent pas imaginer qu’une telle quantité de
voitures se trouve sur les places. On nous
empêche d’y accéder : route barrée ! Nous
dépassons la place pour entrer par les ruelles.
Ailleurs, dans les quartiers riches préservés,
tout semble calme. Je quitte le taxi et me
dirige à pied vers la mosquée, il semble
difficile de s’en approcher. Des motocycles, des
cris, des slogans, des officiers de haut grade
des services de sécurité, une foule qui brandit
les drapeaux et les photos du président. On
murmure qu’un silence mortel règne à
l’intérieur. J’essaye de me renseigner, mais on
me conseille de m’éloigner : « Les femmes n’ont
pas leur place ici, me dit quelqu’un en
ricanant. Que faites-vous ici ? ». Je lui tourne
le dos. Les slogans montent avec les drapeaux et
les photos. Les services de sécurité encerclent
la mosquée. Elle est véritablement assiégée! Je
ne sais pas si je peux entrer, la seule façon
serait de me faufiler parmi les porteurs de
photos et de drapeaux. Cette idée, qu’on évoquée
mes amis sur facebook, me chatouille,
mais je n’ai pas réussi à avancer d’un seul pas.
C’est horrible de se retrouver parmi des hommes
en civil, qui surgissent soudain, battent un
jeune homme et confisquent son téléphone
portable. Les uns montent sur les terrasses des
immeubles qui donnent sur la mosquée, j’entends
dire qu’ils veulent s’assurer que personne ne
filme, mais je ne peux être sûre d’aucune
information, sauf que l’endroit est assiégé par
les services de sécurité, par la police et les
officiers, par les porteurs de drapeaux et de
photos. Ce sont les mêmes d’ailleurs, les uns
quittent le groupe pour aller taper sur les
autres avant de reprendre leur place et de
brandir les photos. Autour de la mosquée, les
gens se passent les nouvelles à propos des
pourparlers entre un cheikh de la mosquée et les
services de sécurité pour que les gens puissent
sortir en paix, sans assassinat ni écoulement de
sang. J’apprendrai plus tard que les jeunes ont
quitté la mosquée directement pour la prison.
Mon cœur cogne, je l’entends battre
distinctement. Il me parle comme un être humain,
me prévient des dangers, me guide mieux que mon
cerveau. J’aperçois un homme au regard courroucé
qui porte la photo du président et qui
s’approche de moi. Je cours vers la voiture. Il
essaye de me rattraper, me fait un signe de
menace avant de rebrousser chemin vers son
groupe. Je demande au chauffeur d’accélérer, il
me dit :
- Pourquoi vous mettez-vous dans cette
situation, ma sœur ? Ces gens-là ne font pas de
différence entre un homme et une femme !
Je me tais, mes yeux se brouillent, le spectacle
de la mosquée assiégée me hante. Que va-t-il se
passer ? Les nouvelles me parviennent de ci et
de là à propos des meurtres à Douma, des
arrestations de mes amis, des hôpitaux pleins de
blessés qui sont la cible de l’armée. Je demande
au chauffeur de m’emmener voir le panorama de
Douma. Il regimbe en s’écriant :
- Ah non ! Vous n’irez pas !
***
Armée uniquement de ma conscience, je ne me
tracasse pas du proche avenir qui porterait les
traits d’un islam modéré, ni de ce qui se
raconte à ce sujet ; je ne me préoccupe pas du
visage des assassins, ni de tous les mensonges
qui se propagent. Je voudrais seulement ne pas
être un diable muet au moment où le sang devient
la langue commune entre les gens ! Je suis
profondément concernée lorsque je vois de mes
propres yeux les pacifistes battus, arrêtés,
tués, alors qu’ils ne font que manifester. Je
vois mes concitoyens tomber comme des pêches pas
encore mûres !
Le chauffeur se métamorphose en tuteur et en
sermonneur :
- La route est barrée vers Douma. Il est
interdit d’y accéder.
- Est-ce que Douma est assiégé aussi ? Je lui
demande.
- Laissez tomber, ma sœur ! Ça ne me regarde
pas.
- Qui vous l’a dit ?
- L’armée est là-bas. On entend les tirs.
- Qu’en pensez-vous ? Qu’est-ce qui se passe ?
- Ça ne me regarde pas. J’ai déjà bien de mal à
gagner ma vie !
- Mais il y a des gens qui meurent !
- Nous allons tous mourir. Dieu ait leurs âmes !
- Et si c’était l’un de vos enfants,
qu’auriez-vous fait ?
Il se tait, hoche la tête avant de laisser fuser
:
- Le monde entier ne le remplacerait pas !
Je reprends :
- J’ai entendu dire qu’un jeune, tombé à Deraa,
a été déposé, encore vivant, dans la chambre
froide. Quand on a sorti son cadavre, il y avait
ces mots écrits avec son sang : ‘J’ai été mis
ici vivant. Adieu à ma mère.’
Le chauffeur se tait en secouant la tête. Je
continue :
- J’espère que ce n’est pas vrai.
Il se tait, ses oreilles deviennent cramoisies.
Nous sommes presque arrivés chez moi.
***
Je frissonne. Le sang appelle le sang. Je vois
un grand trou noir dans la vie, un trou plus
grand que l’existence. Je le vois sur les
poitrines des martyrs, mais je ne vois pas le
visage des assassins. Arrivée chez moi, je me
dis que je me glisserai dans le sommeil des
assassins et je leur demanderai s’ils ont aperçu
le trou de la vie alors qu’ils pointaient leurs
armes sur les poitrines nues.
( Damas, 7 – 8 avril 2011 )
·
Ecrivaine syrienne, l’une des plus importantes
de sa génération. A son actif 4 romans, 2
recueils de nouvelles et plusieurs scenarii de
films documentaires. Elle travaille par ailleurs
dans les médias et se distingue par un style
original et par l’audace à évoquer des thèmes
longtemps occultés qui abordent les déceptions
d’une génération marginalisée. Son roman "Odeur
de cannelle" est en cours de traduction vers le
français et l’italien.
Source : Site Al Oufoq
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