L’opinion européenne interprète les soulèvements
populaires en Afrique du Nord et en Egypte à
travers une grille vieille de plus de trente
ans : la révolution islamique d’Iran. Elle
s’attend donc à voir les mouvements islamistes,
en l’occurrence les Frères musulmans et leurs
équivalents locaux, être soit à la tête du
mouvement, soit en embuscade, prêt à prendre le
pouvoir. Mais la discrétion et le pragmatisme
des Frères musulmans étonnent et inquiètent : où
sont passés les islamistes ?
Mais si l’on regarde ceux qui ont lancé le
mouvement, il est évident qu’il s’agit d’une
génération post-islamiste. Les grands mouvements
révolutionnaires des années 1970 et 1980, pour
eux c’est de l’histoire ancienne, celles de
leurs parents. Cette nouvelle génération ne
s’intéresse pas à l’idéologie : les slogans sont
tous pragmatiques et concrets ("dégage", "erhal") ;
il ne font pas appel à l’islam comme leurs
prédécesseurs le faisaient en Algérie à la fin
des années 1980. Ils expriment avant tout un
rejet des dictatures corrompues et une demande
de démocratie. Cela ne veut évidemment pas dire
que les manifestants sont laïcs, mais simplement
qu’ils ne voient pas dans l’islam une idéologie
politique à même de créer un ordre meilleur :
ils sont bien dans un espace politique séculier.
Et il en va de même pour les autres idéologies :
ils sont nationalistes (voir les drapeaux
agités) mais ne prônent pas le nationalisme.
Plus originale est la mise en sourdine des
théories du complot : les Etats-Unis et Israël
(ou la France en Tunisie, qui a pourtant soutenu
Ben Ali jusqu’au bout) ne sont pas désignés
comme la cause des malheur du monde arabe. Même
le pan-arabisme a disparu comme slogan, alors
même que l’effet de mimétisme qui jette les
Egyptiens et les Yéménites dans la rue à la
suite des événements de Tunis montre qu’il y a
bien une réalité politique du monde arabe.
Cette génération est pluraliste, sans doute
parce qu’elle est aussi plus individualiste. Les
études sociologiques montrent que cette
génération est plus éduquée que la précédente,
vit plus dans le cadre de familles nucléaires, a
moins d’enfants, mais en même temps, elle est au
chômage ou bien vit dans le déclassement social.
Elle est plus informée, et a souvent accès aux
moyens de communications modernes qui permettent
de se connecter en réseau d’individu à individu
sans passer par la médiation de partis
politiques (de toute façon interdits). Les
jeunes savent que les régimes islamistes sont
devenus des dictatures : ils ne sont fascinés ni
par l’Iran ni par l’Arabie saoudite. Ceux qui
manifestent en Egypte sont précisément ceux qui
manifestaient en Iran contre Ahmedinejad (pour
des raisons de propagande le régime de Téhéran
fait semblant de soutenir le mouvement en
Egypte, mais c’est un règlement de comptes avec
Moubarak). Ils sont peut-être croyants, mais
séparent cela de leur revendications
politiques : en ce sens le mouvement est
"séculier", car il sépare religion et politique.
La pratique religieuse s’est individualisée.
On manifeste avant tout pour la dignité, pour le
"respect" : ce slogan est parti de l’Algérie à
la fin des années 1990. Les valeurs dont on se
réclame sont universelles. Mais la démocratie
qu’on demande aujourd’hui n’est plus un produit
d’importation : c’est toute la différence avec
la promotion de la démocratie faite par
l’administration Bush en 2003, qui n’était pas
recevable car elle n’avait aucune légitimité
politique et était associée à une intervention
militaire. Paradoxalement l’affaiblissement des
Etats-unis au Moyen-Orient, et le pragmatisme de
l’administration Obama, aujourd’hui permettent à
une demande autochtone de démocratie de
s’exprimer en toute légitimité.
Ceci dit une révolte ne fait pas une révolution.
Le mouvement n’a pas de leaders, pas de partis
politiques et pas d’encadrement, ce qui est
cohérent avec sa nature mais pose le problème de
l’institutionnalisation de la démocratie. Il est
peu probable que la disparition d’une dictature
entraîne automatiquement la mise en place d’une
démocratie libérale, comme Washington l’espérait
pour l’Irak. Il y a dans chaque pays arabe,
comme ailleurs, un paysage politique d’autant
plus complexe qu’il a été occulté par la
dictature. Or en fait, à part les Islamistes et,
très souvent, les syndicats (même affaiblis), il
n’y a pas grand chose.
Nous appelons islamistes ceux qui voient dans
l’islam une idéologie politique à même de
résoudre tous les problèmes de la société. Les
plus radicaux ont quitté la scène pour le jihad
international et ne sont plus là : ils sont dans
le désert avec Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI),
au Pakistan ou dans la banlieue de Londres. Ils
n’ont pas de base sociale ou politique. Le jihad
global est complètement déconnecté des
mouvements sociaux et des luttes nationales.
Bien sûr la propagande d’Al-Qaida essaie de
présenter le mouvement comme l’avant-garde de
toute la communauté musulmane contre
l’oppression occidentale, mais cela ne marche
pas. Al-Qaida recrute de jeunes jihadistes
dé-territorialisés, sans base sociale, qui ont
tous coupé avec leur voisinage et leur famille.
Al-Qaida reste enfermé dans sa logique de
"propagande par le fait" et ne s’est jamais
préoccupé de construire une structure politique
au sein des sociétés musulmanes. Comme de plus
l’action d’Al-Qaida se déroule surtout en
Occident ou vise des cibles définies comme
occidentales, son impact dans les sociétés
réelles est nul.
Une autre illusion d’optique est de lier la
réislamisation massive qu’ont semblé connaître
les sociétés du monde arabe au cours des trente
dernières années avec une radicalisation
politique. Si les sociétés arabes sont plus
visiblement islamiques qu’il y a trente ou
quarante ans, comment expliquer l’absence de
slogans islamiques dans les manifestations
actuelles ? C’est le paradoxe de
l’islamisation : elle a largement dépolitisé
l’islam. La réislamisation sociale et culturelle
(le port du voile, le nombre de mosquées, la
multiplication des prêcheurs, des chaînes de
télévision religieuses) s’est faite en dehors
des militants islamistes, elle a aussi ouvert un
"marché religieux" dont plus personne n’a le
monopole ; elle est aussi en phase avec la
nouvelle quête du religieux chez les jeunes, qui
est individualiste mais aussi changeante. Bref
les islamistes ont perdu le monopole de la
parole religieuse dans l’espace public, qu’ils
avaient dans les années 1980.
D’une part les dictatures ont souvent (mais pas
en Tunisie) favorisé un islam conservateur,
visible mais peu politique, obsédé par le
contrôle des moeurs. Le port du voile s’est
banalisé. Ce conservatisme de l’Etat s’est
trouvé en phase avec la mouvance dite "salafiste"
qui met l’accent sur la réislamisation des
individus et non sur les mouvements sociaux.
Bref, aussi paradoxal que cela puisse paraître,
la réislamisation a entraîné une banalisation et
une dépolitisation du marqueur religieux : quand
tout est religieux, plus rien n’est religieux.
Ce qui, vu de l’Occident, a été perçu comme une
grande vague verte de réislamisation ne
correspond finalement qu’à une banalisation :
tout devient islamique, du fast-food à la mode
féminine. Mais les formes de piété se sont aussi
individualisées : on se construit sa foi, on
cherche le prêcheur qui parle de la réalisation
de soi, comme l’Egyptien Amr Khaled, et on ne
s’intéresse plus à l’utopie de l’Etat islamique.
Les "salafis" se concentrent sur la défense des
signes et valeurs religieuses mais n’ont pas de
programme politique : ils sont absents de la
contestation où l’on ne voit pas de femmes en
burqa (alors qu’il y a beaucoup de femmes parmi
les manifestants, même en Egypte). Et puis
d’autres courants religieux qu’on croyait en
retrait, comme le soufisme, fleurissent à
nouveau. Cette diversification du religieux sort
aussi du cadre de l’islam, comme on le voit en
Algérie ou en Iran, avec une vague de
conversions au christianisme.
Une autre erreur est de concevoir les dictatures
comme défendant le sécularisme contre le
fanatisme religieux. Les régimes autoritaires
n’ont pas sécularisé les sociétés, au contraire,
sauf en Tunisie, ils se sont accommodés d’une
réislamisation de type néo fondamentaliste, où
l’on parle de mettre en œuvre la charia sans se
poser la question de la nature de l’Etat.
Partout les oulamas et les institutions
religieuses officielles ont été domestiqués par
l’Etat, tout en se repliant sur un conservatisme
théologique frileux. Si bien que les clercs
traditionnels, formés à Al-Azhar, ne sont plus
dans le coup, ni sur la question politique, ni
même sur les grands enjeux de la société. Ils
n’ont rien à offrir aux nouvelles générations
qui cherchent de nouveaux modèles pour vivre
leur foi dans un monde plus ouvert. Mais du coup
les conservateurs religieux ne sont plus du côté
de la contestation populaire.
Cette évolution touche aussi les mouvements
politiques islamistes, qui s’incarnent dans la
mouvance des Frères musulmans et de leurs
épigones, comme le parti Nahda en Tunisie. Les
Frères musulmans ont bien changé. Le premier
point c’est bien sûr l’expérience de l’échec,
aussi bien dans l’apparent succès (la révolution
islamique d’Iran), que dans la défaite (la
répression partout menée contre eux). La
nouvelle génération militante en a tiré les
leçons, ainsi que des anciens comme Rachid
Ghannouchi en Tunisie. Ils ont compris que
vouloir prendre le pouvoir à la suite d’une
révolution conduisait soit à la guerre civile,
soit à la dictature ; dans leur lutte contre la
répression ils se sont rapprochés des autres
forces politiques. Bons connaisseurs de leur
propre société, ils savent aussi le peu de poids
de l’idéologie. Ils ont aussi tiré les leçons du
modèle turc : Erdogan et le parti AK ont pu
concilier démocratie, victoire électorale,
développement économique, indépendance nationale
et promotion de valeurs sinon islamiques, du
moins "d’authenticité".
Mais surtout les Frères musulmans ne sont plus
porteurs d’un autre modèle économique ou social.
Ils sont devenus conservateurs quant aux mœurs,
et libéraux quant à l’économie. Et c’est sans
doute l’évolution la plus notable : dans les
années 1980, les islamistes (mais surtout les
chi’ites) prétendaient défendre les intérêts des
classes opprimées et prônaient une étatisation
de l’économie, et une redistribution de la
richesse. Aujourd’hui les Frères musulmans
égyptiens ont approuvé la contre-réforme agraire
menée par Moubarak, laquelle consiste à redonner
aux propriétaires terriens le droit d’augmenter
les baux et de renvoyer leurs fermiers. Si bien
que les islamistes ne sont plus présents dans
les mouvements sociaux qui agitent le delta du
Nil, où l’on observe désormais un retour de la
"gauche", c’est dire de militants syndicalistes.
Mais l’embourgeoisement des islamistes est aussi
un atout pour la démocratie : faute de jouer sur
la carte de la révolution islamique, il les
pousse à la conciliation, au compromis et à
l’alliance avec d’autres forces politiques. La
question aujourd’hui n’est plus de savoir si les
dictatures sont le meilleur rempart contre
l’islamisme ou non. Les islamistes sont devenus
des acteurs du jeu démocratique. Ils vont bien
sûr peser dans le sens d’un plus grand contrôle
des mœurs, mais faute de s’appuyer sur un
appareil de répression comme en Iran, ou sur une
police religieuse comme en Arabie saoudite, ils
vont devoir composer avec une demande de liberté
qui ne s’arrête pas seulement au droit d’élire
un parlement. Bref ou bien les islamistes vont
s’identifier au courant salafiste et
conservateur traditionnels, perdant ainsi leur
prétention de penser l’islam dans la modernité,
ou bien ils vont devoir faire un effort de
repenser leur conception des rapports entre la
religion et la politique.
Les Frères musulmans seront d’autant plus une
clé du changement que la génération en révolte
ne cherche guère à se structurer politiquement.
On reste dans la révolte de protestation, pas
dans l’annonce d’un nouveau type de régime.
D’autre part, les sociétés arabes restent plutôt
conservatrices ; les classes moyennes qui se
sont développées à la suite des libéralisations
économiques veulent de la stabilité politique :
elles protestent avant tout contre la nature
prédatrice des dictatures, qui confine à la
kleptomanie dans le régime tunisien. La
comparaison entre la Tunisie et l’Egypte est
éclairante. En Tunisie le clan Ben Ali avait
affaibli tous ses alliés potentiels, par refus
de partager non seulement le pouvoir mais
surtout la richesse : la classe des hommes
d’affaires a été littéralement escroquée en
permanente par la famille, et l’armée a été
laissée non seulement hors-jeu sur le plan
politique, mais surtout en dehors de la
distribution des richesses : l’armée tunisienne
était pauvre ; elle a même un intérêt
corporatiste à avoir un régime démocratique qui
lui assurera sans doute un budget plus élevé.
Par contre en Egypte le régime avait une base
sociale plus large, l’armée est associée non
seulement au pouvoir mais aussi à la gestion de
l’économie et à ses bénéfices. La demande
démocratique butera donc partout dans le monde
arabe sur l’enracinement social des réseaux de
clientélisme de chaque régime. Il y a ici une
dimension anthropologique intéressante : la
demande de démocratie est-elle capable de
dépasser les réseaux complexes d’allégeances et
d’appartenances à des corps sociaux
intermédiaires (qu’il s’agisse de l’armée, de
tribus, de clientèles politiques, etc.). Quelle
est la capacité des régimes à jouer sur les
allégeances traditionnelles (les Bédouins en
Jordanie, les tribus au Yémen) ? Comment ces
groupes sociaux peuvent-ils ou non se brancher
sur cette demande de démocratie et en devenir
des acteurs ? Comment la référence religieuse va
se diversifier et s’adapter à des nouvelles
situations ? Le processus va être long et
chaotique, mais une chose est certaine : nous ne
sommes plus dans l’exceptionnalisme
arabo-musulman. Les événements actuels reflètent
un changement en profondeur des sociétés du
monde arabe. Ces changements sont en cours
depuis longtemps, mais ils étaient occultés par
les clichés tenaces que l’Occident accrochaient
sur le Moyen-Orient.
Il y a vingt ans, je publiais L’Echec de l’islam
politique. Qu’il ait été lu ou non n’a pas
d’importance, mais ce qui se passe aujourd’hui
montre que les acteurs locaux ont tiré eux-mêmes
les leçons de leur propre histoire. Nous n’en
avons pas fini avec l’islam, certes, et la
démocratie libérale n’est pas la "fin de
l’histoire", mais il faut désormais penser
l’islam dans le cadre de son autonomisation par
rapport à une culture dite "arabo-musulmane" qui
pas plus aujourd’hui qu’hier n’a été fermée sur
elle-même.
Le Monde du 14 février 2011
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