La dette extérieure a commencé peu après
l’indépendance en 1956 |1|.
Par son ampleur et ses multiples implications
économiques, politiques et sociales, elle est
devenue une donnée incontournable de la réalité
tunisienne. Est-elle, comme elle est supposée
l’être, un outil majeur de financement du
‘développement économique et social’ des pays du
Sud, en l’occurrence la Tunisie ? Ou bien, au
contraire, un mécanisme financier de transfert
de valeur ajoutée locale vers le capital
mondial ?
I. DETTE ET DEVELOPPEMENT
1.
Le cercle vicieux de la dette
Les emprunts et les crédits publics extérieurs
sont supposés pallier l’« insuffisance
structurelle de l’épargne locale ». Autrement
dit, l’Etat tunisien ferait appel aux emprunts
extérieurs afin de financer le développement et
la modernisation du pays, c’est-à-dire :
l’aménagement du territoire national,
l’investissement dans les secteurs économiques
stratégiques, l’amélioration de l’enseignement
et du système de santé publics et le financement
de la recherche scientifique et de la culture,
l’instauration de l’Etat de droit et
l’accessibilité pour tous à la justice, le
financement de la protection de l’environnement,
etc.
L’accumulation des emprunts et des crédits,
depuis la fin des années 50’, constitue ce que
nous appelons la dette extérieure. Dans une
première phase, qui s’étendait jusqu’à la fin
des années 70’, la dette ne générait pas une
charge de paiement excessive pour les pays en
développement, du fait de la faiblesse des taux
d’intérêts et de conditions de prêt assez
‘généreuses’ à cause de la surliquidité qui
caractérisait les marchés financiers. Cette
situation, plutôt favorable, était en même temps
un argument de taille pour persuader les
gouvernants du Sud à engager de gros
investissements d’infrastructures financés par
les emprunts et les crédits extérieurs.
La nouvelle donne de la dette, qui a émergé au
cours des années 80’sous l’effet du nouvel ordre
capitaliste mondial, se caractérise par un
alourdissement notable de sa charge, à tel point
que la plupart des Etats du Sud ont eu beaucoup
de difficultés pour assurer le paiement du
service de la dette. En fait, la mondialisation
capitaliste néolibérale, qui a précipité la
chute des modèles de développements
postcoloniaux, a permis aussi de mettre à nue la
vraie nature de la dette, en tant que mécanisme
financier de pillage des ressources des pays du
Sud. La réponse du capitalisme mondial, à cette
crise de la dette, fut la soumission des pays du
Sud à des Programmes d’ajustements structurels
(PAS). En Tunisie, la combinaison de cette crise
avec celle du régime d’accumulation postcolonial
a poussé l’Etat, à son tour, à adopter le PAS en
1986. La sortie de crise que proposait le PAS
supposait le maintien de la Tunisie dans le
système de la dette, ce qui nécessitait la
restructuration de l’économie locale et la
réorganisation du budget de l’Etat en vue
d’accroître ses recettes pour permettre
l’affection d’une partie au paiement du service
de la dette extérieure.
2.
Une charge financière qui s’alourdit
L’endettement total de la Tunisie a atteint
65,5 |2|
milliards de dinars (MD) |3|
en 2008, ce qui représente 130% du PIB. La dette
se répartie à hauteur des ⅔ en dette interne
(65%) |4|
et ⅓ en dette externe (35%). La dette de l’Etat
représente 40,5% de l’endettement total du
pays ; 23,8% de l’endettement intérieur et 78,6%
de l’endettement extérieur. Cette situation
reflète bien le poids de l’Etat dans l’économie
tunisienne.
Par ailleurs, la dette extérieure totale (long,
moyen et court termes) s’élève, en 2008, à plus
de 27 MD |5| ;
soit un taux d’endettement par rapport au PIB de
53,6%, contre 58,3% en 1986. Depuis cette date,
le PIB nominal a été multiplié par 7 et
l’encours de la dette par 6.4 ; le premier à crû
de 7,2 MD à 50,4 MD, et le second de 4,2 MD à 27
MD. Une part importante de l’encours de la dette
est le fait de l’Administration publique (67,5%)
et des entreprises publiques (24,4%), tandis que
la part qui revient aux entreprises privées se
limite à 8,1%. L’Etat est donc le principal
promoteur de la dette extérieure.
Ensuite, l’évolution de la structure de
l’encours de la dette externe selon la nature du
bailleur de fonds, depuis 1995 |6|,
montre un net raffermissement de la part des
bailleurs privés. En effet, la part relative
revenant aux marchés internationaux de capitaux
a progressé de 9,6% en 1995 à 31,5% en 2008.
Dans le même temps, le stock revenant à des
sources publiques a reculé de 90,4% à 68,5%. A
cela s’ajoute la progression assez nette des
emprunts à court terme dont la part est passée
de 10%, de l’encours de la dette extérieure
totale, en 1995 à 21% en 2008. Cette évolution
confirme la détérioration tendancielle des
termes de l’endettement extérieur de la Tunisie.
De plus, cinq bailleurs de fonds détiennent à
eux seuls plus de 76% de l’encours de la dette à
MLT |7|
en 2008, ce sont respectivement : les marchés
financiers (31,5%), l’Etat français (13,9%), la
BEI |8|
(11,1%), la BAD |9|
(10,5%) et la BM |10|
(9,1%).
3.
La dette, un outil de pillage des ressources
locales
De 1990 à 2008, la somme totale des emprunts à
MLT reçue par la Tunisie a atteint 33,6 MD. Dans
le même temps, la somme totale du service de la
dette qu’elle a remboursé s’est élevée à 38,5
MD. En conséquence, le solde des entrées nettes
de capitaux d’emprunts à MLT |11|
fait apparaître un transfert total net négatif
de 4,9 MD, presque autant que l’encours de la
dette en 1990 et une fois et demi celui de
1984 |12|.
Comme nous le constatons, la Tunisie rembourse
plus qu’elle ne reçoit au titre de l’emprunt
extérieur. Elle est donc exportatrice nette de
capitaux d’emprunts. C’est bien elle qui finance
l’extérieur et non pas le contraire. Autrement
dit, les nouveaux emprunts sont réorientés vers
le remboursement des emprunts antérieurs, et non
pas pour financer le développement. Dès lors il
apparaît clairement que les emprunts et les
crédits publics extérieurs ne servent ni à
développer l’économie, ni à la création
d’emplois, ni à l’amélioration du niveau de vie
des tunisiens, ni encore à la sauvegarde de
l’environnement, etc.
En conséquence, en plus de la totalité des
emprunts et des crédits nouveaux qui est, de
fait, redirigée vers le paiement du service de
la dette, une partie des recettes de l’Etat est
affectée au paiement de ce même service.
II. UN PAIEMENT QUI POSE PROBLEME
1.
Combien coûte le paiement du service de la dette
En 2008, le service de la dette extérieure a
atteint 2,6 MD (¾ en capital et ¼ en intérêts).
A titre de comparaison, le budget public total
(gestion et équipement) de l’enseignement (base,
secondaire, supérieur, recherche scientifique et
formation professionnelle) s’élève à de 3,1 MD,
celui de la santé à 0,74 MD. De 1990 à 2008, le
service de la dette a engloutit plus de 38,5 MD.
Cependant, malgré cette hémorragie, l’encours de
la dette a été multiplié par 3,7 au cours de
cette même période, et plus de dix sept fois
depuis 1980.
Le ratio du service de la dette par habitant est
un indicateur pertinent du « poids social » de
cette charge. Ce ratio est passé de 137 dinars
en 1990 à 383 dinars en 2006, avant de baisser à
près de 250 dinars en 2008. Cette baisse
significative de ce ratio fait suite à deux
remboursements anticipés, en 2006 et 2007, de
770 millions de dinars (près du dixième de
service de la dette). Ces remboursements ont été
rendus possible à la suite, notamment, de la
privatisation partielle de Tunisie Télécom, qui
reste, à ce jour, la plus importante opération
de privatisation jamais réalisée. Ceci étant
dit, la charge par habitant du service de la
dette pèse, en 2008, près de deux fois plus
lourd qu’en 1990. Au cours de la même période,
le PIB par habitant (à prix courants) a été
multiplié par seulement 5,5 ; de 980 dinars à
5367 dinars. En détournant une partie du revenu
intérieur, le mécanisme de la dette extérieure
prive la Tunisie de ressources rares dont elle a
grandement besoin pour soutenir son effort de
développement, notamment, en ce qui concerne
l’amélioration de son ‘capital humain’ que la
politique néolibérale prétend optimiser.
Rapporté au montant de l’investissement public,
le service de la dette nous montre dans quelle
mesure ce dernier détourne les ressources
financières publiques de l’investissement
productif vers le capital extérieur. Le ratio |13|
ainsi obtenu confirme la tendance observée
ci-dessus ; ainsi la part du service de la dette
par rapport au montant de cet investissement a
augmenté de 2,5 en 1986 à 4,2 en 2008. En
d’autres termes, le service de la dette coûte
plus de 4 fois l’investissement public total.
Les dépenses publiques de santé |14|
en pourcentage du PIB, ont baissé de 2,3%, en
1995 à 1,4% en 2008. De même que par rapport aux
dépenses totales de l’Etat, les dépenses de
santé ont baissé, en part relative, de 5,7% en
1995 à 5,2% en 2008.
Le service de la dette rapporté aux dépenses
publiques totales de santé nous renseigne sur le
poids qu’il représente par rapports aux sommes
allouées à la santé publique. Le ratio |15|]
que nous obtenons montre une progression
significative du poids du service de la dette.
En effet, ce ratio a augmenté de 3,753 en 1995 à
5,588 en 2008. Autrement dit, le service de la
dette coûte au peuple tunisien l’équivalent de
5,6 budgets de la santé chaque année.
La part relative des dépenses publiques
totales |16|
pour l’éducation |17|
par rapport au PIB, a légèrement baissé en 2008
(6,3%) par rapport à son niveau de 1995 (6,7%).
Cette baisse est d’autant plus significative du
processus de désengagement de l’Etat d’un
secteur aussi stratégique, qu’elle s’est
accompagnée d’une augmentation de la taille de
la population scolarisée de 5,7%, et d’un
triplement de l’effectif total des étudiants.
2.
Mobilisation de nouvelles ressources pour le
paiement de la dette
Le paiement du service de la dette coûte de plus
en plus cher, malgré une note de frais déjà
assez lourde. Pour assurer la pérennité du
paiement, l’Etat n’a d’autres choix que de
s’endetter davantage, comme le prouve
l’augmentation du rythme moyen annuel, des
emprunts et crédits nouveaux, de 1,4 MD, durant
les années 90’, à 2,7 MD au cours des années
2000. Cependant, malgré cette hausse sensible du
rythme de l’endettement nouveau, l’on reste en
dessous du compte, comme l’atteste le creusement
du déficit des transferts nets de capitaux à MLT
qui a atteint plus de 4,5 MD, de 2005 à 2008.
La politique d’austérité budgétaire, malgré son
maintien depuis plus de deux décennies et son
durcissement, ne permet plus, non plus, à
garantir le paiement du service de la dette.
D’où la nécessité de mobilisation de nouvelles
ressources de financement et de réactiver
certaines autres. C’est pour faire face à une
telle situation que l’Etat a décidé, à partir de
1998, d’étendre le champ d’application du
système des concessions et de restructurer le
système fiscal. Dit autrement, il faut emprunter
davantage, comprimer les dépenses sociales et
trouver de nouvelles sources de financement.
D’une part, La réorganisation du régime fiscal a
permis à l’Etat, de compenser le manque à gagner
du fait de l’affaiblissement des ressources
rentières, pour faire face à l’augmentation du
service de la dette.
Concernant les ressources non fiscales,
celles-ci ne constituent plus que près de 12%
des recettes ordinaires du budget de l’Etat en
2008, contre 29,6% en 1984. Ces ressources
provenaient pour près de 60% de l’exploitation
du pétrole. Il s’agit ensuite des recettes
fiscales provenant des impôts indirects liés aux
importations. Rapportés aux recettes fiscales
totales, ces droits et redevances douanières ont
baissé de 22,8% en 1995 à 12% en 2000 et 5,4% en
2008, suite au démantèlement tarifaire |18|
exigé par l’Accord d’association
euro-méditerranéen entre l’Union Européenne et
ses Etats membres, d’une part, et la Tunisie,
d’autre part.
Les recettes fiscales représentent de 87% des
recettes ordinaires du budget de l’Etat en 2008,
contre 73% en 1984. Ces recettes fiscales
accablent tout particulièrement les salaires et
les revenus des classes populaires. D’abord par
le biais des impôts directs qui représentent
désormais plus de 37% des recettes ordinaires
contre moins de 20% en 1984. Les salaires
contribuent à hauteur de 35,2% à l’impôt direct,
alors qu’ils reçoivent moins du ⅓ du PIB. Dans
le même temps, les profits des sociétés privées
contribuent à hauteur de 46% à l’impôt direct,
tout en recevant plus de 50% du PIB.
Entre 1995 et 2008, alors que le PIB nominal a
été multiplié que par 3, les recettes fiscales,
au titre de l’impôt direct, ont été multipliées
par 5,7 : leur valeur est ainsi passée de 0,8 à
4,5 MD. Cela nous éclaire sur ce processus
d’effritement du pouvoir d’achat des salaires,
dont la mesure où ils contribuent largement dans
les recettes fiscales. En effet, l’impôt moyen
sur les salaires a progressé de 8,2% en 1995, à
10,1% en 2000 et à 11,1% en 2004 |19|.
Les impôts indirects contribuent à hauteur de
50% dans les recettes ordinaires. Ce taux n’a
pas beaucoup varié depuis la moitié des années
quatre vingt. Ils sont alimentés grâce,
notamment, à la TVA et aux droits de
consommation |20|.
Ceux-ci touchent essentiellement les classes
populaires, beaucoup plus que la minorité riche.
Leur poids relatif reste excessivement élevé, ce
qui traduit la nature sociale injuste du régime
fiscal tunisien.
D’autre part, les privatisations ont débuté,
assez timidement, à partir de 1987, avant de
prendre leur véritable envol depuis 1998. Au 1er
janvier 2010, 219 entreprises publiques ont été
privatisées, dans le même temps cinq concessions
ont été accordées, le tout pour un montant
global de près de 6 milliards de dinars |21|.
116 entreprises ont été totalement privatisées,
29 l’ont été partiellement et 41 autres ont été
liquidées. Les privatisations ont touché tous
les secteurs de l’économie. En termes de
valeur : le secteur des services est le plus
concerné avec 81,4% de l’ensemble, puis
l’industrie avec 17,9% et l’agriculture et la
pêche avec une part de 0,7%.
Les privatisations ont touché, notamment, les
télécommunications (62,6% des recettes totales)
surtout la cession de 35% du capital de Tunisie
Télécom et de la vente de deux concessions de
téléphonie. Ensuite, le secteur des matériaux de
construction (14%) concerné par la cession de 4
cimenteries à des sociétés européennes, le
secteur financier (banques et assurances 7,7%)
et le tourisme (6%).
La politique de privatisation a permis, au bout
de deux décennies, le rachat par le capital
international de pans entiers de l’économie
locale, dans les secteurs de l’industrie et des
services. En effet, la part de ce capital dans
le produit total des privatisations est de 87%
(5,2 MD). Cette politique, aux conséquences
décisives sur l’avenir de la Tunisie, a été
adoptée et mise en pratique en dehors de toute
consultation démocratique. Ses mécanismes et les
procédures de sa mise en œuvre sont des plus
opaques et échappent à tout contrôle
démocratique, ouvrant la porte à des pratiques
suspectes et spéculatives.
En plus des privatisations, l’Etat a donc mis en
place une nouvelle source de financement qui
porte sur l’octroi de concessions dans des
activités stratégique : télécommunications,
production d’électricité, transport aérien et
routier. Il s’agit de la formule B.O.O, |22|
qui s’ajoute au système de concessions dans le
domaine des hydrocarbures qui est en pleine
croissance ces dernières années. Cette nouvelle
manne permet à l’Etat, à la fois, de délester
son budget de l’investissement nécessaire pour
tel ou tel équipement lourd, au profit d’un
investisseur étranger, tout en réalisant un
surplus de revenus non négligeable.
Le produit total des privatisations et des
concessions représente 28% de l’encours de la
dette extérieure totale en 2008, et seulement
14,4% de la somme totale du service de la dette
payé entre 1987 et 2008. Que peut-on en
déduire ? Une partie non négligeable des
entreprises publiques à été privatisée pour un
prix, somme toute, dérisoire, comparé à la
charge de la dette que traine le pays, ce qui en
dit long sur le choix de la dette extérieure
comme moyen de financement du développement.
III. UNE SITUATION D’URGENCE SOCIALE
Le Sud ouest de la Tunisie, a été le théâtre, au
cours des six premiers mois de 2008, du plus
long mouvement de contestation populaire. Ces
évènements sont la première manifestation de
masse d’une crise sociale qui couve depuis
quelques années. Deux questions ont, tout
particulièrement, cristallisé les
mécontentements : l’emploi et le pouvoir
d’achat. Tandis que le premier fait référence,
notamment, au revenu, le second renvoi aux prix.
Ces deux phénomènes surdéterminent les
conditions d’existence des masses populaires.
D’une manière générale et, abstraction faite des
conditions héritées de la période du dirigisme
bureaucratique, la situation économique et
sociale actuelle est l’aboutissement logique des
choix de la politique économique et sociale
capitaliste néolibérale qui prévaut depuis près
d’un quart de siècle. Parmi les nombreuses
conséquences sociales de cette politique, il y a
lieu de noter d’abord, les problèmes liés au
marché du travail, à savoir : le chômage et le
sous-emploi.
1.
Aggravation de la crise de l’emploi
Le marché du travail tunisien se caractéristique
par un taux de chômage qui compte parmi les plus
élevé au monde (14,9% en 2009) et qui persiste à
ce niveau élevé depuis un demi-siècle |23|.
Ce niveau élevé de chômage est d’autant plus
préoccupant qu’il contraste avec un taux
d’emploi |24|
relativement modeste ; 40% en 2008, c’est-à-dire
que près de six personnes sur dix, en âge de
travailler, sont économiquement inactives. Ceci
donne à penser que la situation de l’emploi est
bien plus grave que ne l’indique le taux de
chômage.
Le chômage accable tout particulièrement :
·
les femmes dont le taux de chômage dépasse 19%
(12% pour les hommes),
·
les jeunes (15 et 34 ans) qui représentent près
de 85% des chômeurs,
·
les régions de l’intérieur du pays. En effet,
L’emploi est très inégalement réparti sur
l’ensemble du territoire. Les deux régions
littorales Nord est et Centre est concentrent à
eux deux plus de 80% des 122 zones industrielles
que compte le pays et la même proportion en ce
qui concerne les emplois. Six gouvernorats sont
particulièrement accablés par le chômage : Gafsa
(20,1%), Gabès (21,1%), Kasserine (22,5%),
Siliana (24%), Jendouba (24.1%), et Tozeur
(26,1%).
En plus de la persistance d’un taux de chômage
élevé, la situation de l’emploi se caractérise
aussi par l’extension de la précarité qui est
illustrée par l’extension phénoménale du
sous-emploi, qui remplit le rôle d’un volant de
sécurité du marché du travail. En effet, sachant
que les principales catégories qui le
constituent sont, notamment, l’emploi informel,
les contrats de travail atypiques subis, le
travail saisonnier subi et les chômeurs
‘déguisés’ ou bien ‘découragés’ |25|,
nos différents recoupements nous ont conduits au
constat suivant : en plus du chômage visible qui
touche 14,2% des actifs en 2008, le sous-emploi
concernerait, selon toute vraisemblance, une
part relativement importante des actifs occupés,
que l’on peut aisément placer au dessus de la
barre de 60% !
2.
Extension de la précarité
Il s’agit ensuite de l’inflation dont les effets
négatifs se répercutent sur les conditions de
vie des masses populaires. L’envolée des cours
mondiaux de la majorité des produits de base,
depuis 2005, a fortement affecté le marché local
dont la protection douanière a été supprimée, et
qui est très dépendant vis-à-vis du marché
mondial pour une grande partie de ses besoins en
matières premières, en biens d’équipements, et
en produits alimentaires et énergétiques. En
conséquence, les prix de détail de l’ensemble
des produits de base sur le marché local ont
accusé une forte hausse, notamment au cours du
premier semestre de 2008 : 8,7% sur les produits
alimentaires, notamment l’huile avec 17,1%, le
lait et dérivés 15,1% |26|,
les fruits 10,7%, les légumes 8,5% et les
céréales et dérivés 9,5%. La hausse des prix a
touché aussi le transport pour 5,6%,
l’habitation pour 4,6%, et surtout le prix de
l’essence qui a augmenté de 17,4% entre
septembre 2007 et août 2008. Enfin les frais de
scolarité n’ont pas échappé à cette flambée
générale des prix en augmentant à leur tour de
6,4%.
Ces hausses de prix ont touché de plein fouet
des classes populaires durement éprouvées par
deux décennies d’ajustement structurel. Tout
particulièrement, dans le Sud ouest du pays, où
les conséquences de la hausse des prix se sont
combinées avec ceux de la crise de l’emploi,
pour constituer l’aiguillon de la révolte
populaire.
La crise alimentaire mondiale, a ravivé le
discours sur les « charges » de compensation,
que l’Etat affecte « afin de soutenir les
catégories sociales les plus démunies » |27|,
et leurs prétendues fâcheuses répercussions sur
l’équilibre budgétaire. Ces compensations
s’effectuent par le biais de la Caisse générale
de compensation (CGC) qui fut créée au début des
années 70’, pour subventionner les prix de
certains produits de consommation courante, tels
que le pain, l’huile, le lait, le sucre, mais
aussi l’engrais, le papier scolaire, etc. La
création de la CGC était nécessaire à la
stabilité du régime qui exigeait de la part de
l’Etat de garantir les conditions minimums de la
reproduction de la force de travail, suite à la
dégradation sensible des conditions de vie de la
majorité des tunisiens au cours des années 60’.
Dès que la crise de la dette a commencé à
pointer son nez en Tunisie, au début des années
80’, amenant dans son sillage les experts de la
BM et du FMI |28|,
la CGC est devenu la « charge budgétaire » dont
il fallait se débarrasser. L’Etat a dû, malgré
des reflexes de survie très aiguisés, suivre
leurs « conseils » en tentant de supprimer la
CGC en 1984. L’échec patent de cette tentative
ne l’a pas empêché, par la suite, de mener une
politique d’étranglement de la CGC, en réduisant
le nombre des produits subventionnés, d’une
part, et en procédant à des « réajustements »
successifs des prix des autres produits, d’autre
part. En fait, la CGC ne doit sa survie qu’à la
persistance des difficultés sociales, voire
leurs aggravations.
Les dépenses de la CGC, se situait à 4% du PIB,
et à 6,2% de la consommation privée, en 1984.
Ces deux ratios ont baissé successivement à 1,4%
et 2,9% en 1995, puis à 0,8% et 1,3% en 2008.
Cette baisse relative confirme la tendance
générale au désengagement social de l’Etat.
Comparée à la charge du service de la dette en
2008, la « charge » de la CGC paraît dérisoire ;
3,9 MD pour la première et 0,3 MD pour la
seconde ; soit 8,2%.
En second lieu, la stagnation, voire la baisse
relative, du pouvoir d’achat des salariés qui
représentent, selon le recensement de 2004,
71,5% de la population active occupée. En 2008,
le salaire mensuel moyen nominal s’élève à 575
dinars |29|,
et le salaire minimum interprofessionnel garanti
(SMIG) à 231,3 dinars (pour le régime de 48 h
par semaine) et à 200,7 dinars (régime 40 h par
semaine). Le SMAG (l’équivalent agricole) est de
7,129 dinars pour une journée de travail |30|.
Durant les années 80’, les salaires ont perdu
15% de leur pouvoir d’achat |31|.
De 1984 à 2000, le salaire moyen, en termes
réels, a régressé d’un indice de base 100 à un
indice 98,5 |32|.
Quant au Smig, son taux horaire en 1983 était de
0,484 dinar (40h) et 0,457 dinar (48h) et le
SMAG 2,640 dinars. En 2008, ces prix ont évolué
en valeurs courantes comme suit : 1,158 dinar,
1,112 dinar et 7,129 dinars.
En prenant les prix de 1983 comme base de
calcul, nous trouvons que l’indice des prix de
1983 a été multiplié par 3,03 en 2008, tandis
que ceux du SMIG et du SMAG l’ont été
respectivement par 2,4 et 2,7. Autrement dit, le
niveau réel de ces deux derniers se situe |33|,
en 2008, à environ 15% plus bas qu’en 1983 !
Dans le même temps, le PIB réel par habitant,
exprimé aussi aux prix de 1983, a été multiplié
par 4,9 en 2008. Cela fait apparaître une perte
assez conséquente de pouvoir d’achat pour les
280 mille travailleurs (13% de l’ensemble des
salariés) qui touchent le salaire minimum.
Conclusion
Nous avons essayé de démontrer, à travers ce
texte, la nature néfaste de la dette extérieure
qui capte une partie non négligeable des
ressources financières de la Tunisie au profit
du capital mondial, en analysant aussi certaines
de ses implications économiques et sociales. Il
paraît donc évident que la dette, en tant que
mécanisme néocolonialiste, entrave les efforts
du peuple tunisien pour son progrès économique
et social et son émancipation politique. De
plus, le poursuite du paiement de la dette ne
peut qu’aggraver les problèmes de la société
tunisienne.
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www.ins.nat.tn
www.investintunisia.tn
www.tunisianindustry.com
www.tunisie.com/APIA
www.bawaba.gov.tn _www.tunisie.com
Notes
|1|
En fait, la Tunisie a déjà connu la dette
extérieure au cours de son histoire. En effet,
au cours de la seconde moitié du XIX° siècle, le
recours malavisé à l’emprunt extérieur, et sa
gestion corrompue par le sommet de l’Etat
beylical, était le prétexte pour les puissances
coloniales européennes afin de mettre les
finances du pouvoir local sous leur tutelle, et
par la suite une des cause de la colonisation de
la Tunisie.
|2|
Exprimée en monnaie locale, et en prenant en
compte la dette extérieure à court terme : 5668
MDT
|3|
En 2008, 1 dollar américain vaut environ 1,3
dinar, soit ; une dette de plus de 47,9
milliards de dollars.
|4|
BCT : « Dette extérieure de la Tunisie. 2008 ».
Tunis, octobre 2009
|5|
soit 20,8 milliards de dollars
|6|
Date de la signature de l’Accord d’Association
entre l’Union Européenne et ses Etats membres,
d’une part, et l’Etat tunisien, d’autre part.
|7|
Dette à moyen et long terme qui est égale à la
dette totale moins la dette à court terme.
|8|
Banque Européenne d’Investissement
|9|
Banque Africaine de Développement
|10|
Groupe de la Banque Mondiale
|11|
Le solde des entrées nettes de capitaux
d’emprunts est le résultat des emprunts nouveaux
ou bien tirages (côté entrée en +) moins le
paiement du service de la dette (côté sortie en
-).
|12|
Faisant suite aux recommandations du FMI et de
la BM, le gouvernement tunisien avait décidé de
supprimer les subventions aux produits
alimentaires de base à compter du 1 janvier
1984, ce qui conduisit, notamment, au doublement
du prix du pain. Une révolte populaire s’en
suivit (« révolte du pain »). Au bout de
quelques jours de troubles graves, qui avaient
causé la mort d’une cinquantaine de personnes
(selon un bilan officiel), le Président
Bourguiba fut contraint d’annoncer le
rétablissement du prix du pain, et le maintien
de la Caisse Générale de Compensation.
|13|
Le SD/IP rapporte le montant annuel du service
de la dette, exprimé en dinars courants, à celui
de l’investissement public au cours de la même
année. Il est obtenue en mesurant : Service de
la dette (dinars courants) / [(investissement
public (% des dépenses de l’Etat) / 100) x
(dépenses de l’Etat (%du PIB) / 100) x PIB
(dinar courant)]. Pour avoir plus de détails : http://www.oid-ido.org
|14|
Proportion des dépenses publiques consacrées à
la santé dans le PIB. Les dépenses publiques de
santé représentent le total des dépenses
courantes sur la santé et les dépenses
d’investissement (formation brute de capital).
Les dépenses courantes sur la santé peuvent être
définies ainsi : services curatifs et de
réhabilitation (soins hospitaliers, soins de
jour, soins ambulatoires, et soins à domicile) ;
services de soins cliniques de longue durée
(hospitalisation, maisons de santé) ; services
axillaires aux soins de santé ; produits
médicaux donnés aux patients ; services de
prévention et de santé publique ; administration
de la santé et assurance médicale.
|15|
Le SD/SA rapporte le montant annuel du service
de la dette, exprimé en dinars courants, à celui
de la dépense totale de santé du pays au cours
de la même année. Il est obtenu en mesurant =
Service de la dette (dinars courants) /
[(dépenses publiques de santé (% du PIB) / 100)
x PIB (dinars courants)
|16|
Les trois niveaux, plus la recherche
scientifique et la formation professionnelle
|17|
Proportion dans le PIB des dépenses publiques
consacrées à toutes les catégories
d’enseignement. Ces dépenses comprennent : les
dépenses d’investissement (dépenses liées à la
construction, à la rénovation, aux réparations
de grande ampleur et achat de matériel lourd ou
de véhicules). Ainsi que, les dépenses courantes
(dépenses liées aux biens et services consommés
durant l’année en cours et devant être
renouvelés l’année suivante)
|18|
Le démantèlement total des droits de douane sur
les produits manufacturiers est désormais
effectif depuis le 1 janvier 2008. En ce qui
concerne les services et les produits agricoles,
la protection n’est pas encore totalement
supprimée.
|19|
Ministère du développement économique et de la
coopération internationale. INS « Rapport annuel
sur les caractéristiques des agents de la
fonction publique. Année 2004 ». Tunis, mai
2008, p 24.
|20|
Ces droits sont appliqués essentiellement sur
les voitures, les carburants, le tabac et les
boissons alcoolisées
|21| http://www.privatisation.gov.tn/
|22|
Build, Own & Operate c’est-à-dire, un régime de
concession qui prévoit la construction,
l’exploitation et puis la restitution
(généralement après 20 ans et plus) dans le
domaine public à la fin de la période de la
concession
|23|
15,2% en 1966, puis 16.4% en 1984, 16,8% en 1997
(niveau record), 15,3% en 2002 et 14.2% en. 2008
|24|
Exprime le rapport du nombre des actifs occupés
au nombre de la population en âge de travail (15
ans et plus)
|25|
Les chômeurs découragés sont les personnes qui
souhaitent travailler, sont disponibles pour le
faire mais qui déclarent ne plus rechercher
d’emploi parce que la perspective d’y parvenir
leur paraît trop faible
|26|
Le prix du litre de lait ½ écrémé a augmenté sur
une période de six mois de 20%
|27|
BCT. Rapport annuel 2008. Op. cit.
|28|
Fonds Monétaire International
|29|
BCT, « Rapport annuel. 2008 ». Tunis, juin 2007.
Exprimé en euros (valeur 1,7 dinars en 2008) le
salaire mensuel moyen nominal s’élève à 388
euros.
|30|
Soit en euros, le SMIG respectivement 136 et 118
euros et 4,2 euros la journée de travail
agricole
|31|
Nations Unies, UNDP : « Stratégie de réduction
de la pauvreté. Etude du phénomène de la
pauvreté en Tunisie ». 1994, p 38 ;
|32|
UGTT « Rapport économique et social » au Conseil
National, décembre 2001, p 115
|33|
Compte tenu de la prime de transport de 5 dinars
par mois, instituée en juillet 1986 pour le
SMIG, et dont la valeur reste inchangée depuis.
P.-S.
Fathi Chamki - CADTM Tunisie
20 juin 2010
http://www.cadtm.org/Quel-role-joue-la-dette-exterieure |