Deux semaines après le déclenchement des
protestations, qui ont débuté 25 janvier 2011 en
Egypte, la Commission Arabe des Droits Humains a
dépêché une délégation de six personnes avec
pour mission d’enquêter sur les violations des
droits de l’homme commises lors de ces
douloureux événements. Des exactions touchant
indistinctement manifestants, militants
associatifs, journalistes et même de simples
passants ayant eu la malchance de se trouver à
un moment précis sur le chemin des agents de
police et des malfrats qui ont reçu l’ordre de
sévir contre la population. Notre mission a dû
rassembler des informations et des témoignages
de victimes, de leurs parents, de médecins et
d’avocats, de défenseurs des droits de l’homme
et de responsables de partis politiques de
l’opposition, au Caire comme à Alexandrie.
C’était également un moment crucial de
l’histoire de l’Egypte que nous avons partagé
avec les Egyptiens lorsque, à l’issue de 18
jours de contestations et manifestations, un
président omnipotent tout au long de trois
décennies se trouve acculé à remettre son
pouvoir et un vice-président fraichement nommé
se voit rapidement éclipsé par un haut conseil
militaire devant assurer la gestion du pays
pendant une période transitoire de 6 mois ou
jusqu’à l’organisation d’élections législatives
et présidentielles libres. Aux côtés d’un peuple
décidé à prendre sa destinée en main et
recouvrer ses droits légitimes longtemps
spoliés, nous avons été sur la place Tahrir en
fin de cet après-midi mémorial du vendredi 11
février. Le début du basculement de l'Egypte
dans une nouvelle ère a vu des mouvements de
liesse générale fêtant le grand événement et le
début d’écroulement d’un montage présenté
jusqu’alors comme «la clé de voûte» de l’édifice
proche-oriental.
Tout a commencé à partir des manifestations
planifiées le 25 janvier, jour de la fête de la
police, voulant marquer la colère de la
population contre les forces de l’ordre après la
mort de Khaled Saïd. C’était un jeune homme de
28 ans d’Alexandrie, arrêté par deux policiers
en civil dans un cybercafé en juillet 2010, puis
laissé pour mort quelques heures plus tard
devant l’entrée d’un immeuble. Son tort ? Avoir
diffusé sur Internet une vidéo montrant
plusieurs policiers se partageant une saisie de
drogue. Devenant un symbole, une page Facebook
lui a été consacrée sous le nom : « Nous sommes
tous des Khaled Saïd ». Cette page impulsée par
Wael Ghoneim, un jeune égyptien représentant de
Google en Egypte, a connu un grand succès,
jusqu’à devenir un lieu d’expression majeur des
dissidents, et jusqu’au jour où un appel à
manifester le 25 janvier est lancé sur le site.
Par la suite, l’histoire va s’accélérer et le 2
février, les interventions des gangs de voyous
payés ("baltagias") et des agents de sécurité en
civil, vont faire régner la terreur et mâter les
protestations. Avec renfort de chameaux et
d’autres animaux, ils se sont livrés, à coup de
pierres, de cocktails molotov, de barres de fer
et autres armes blanches, à des affrontements
contre des manifestants pris pour cible. Ils ont
été lynchés, emmenés dans les locaux de la
police militaire et emprisonnés plusieurs jours
durant. Mais surtout plusieurs dizaines de
personnes sont morts, quelques milliers ont été
blessés et des centaines sont toujours disparus.
Les Egyptiens ont fait les années précédentes
les frais de ces méthodes notamment lorsqu’il
s’agissait de disperser des manifestations et de
dissuader les opposants de poursuivre leurs
mouvements. Ce fut aussi le cas pour mettre en
œuvre des fraudes, excercer de l’intimidation et
du racket sous un régime d’État d’urgence en
place depuis 1981. Dernièrement les baltagias se
sont montrés lors des élections législatives de
novembre 2010, à l’appel du parti au pouvoir, le
soi-disant Parti national démocratique, et des
hommes d’affaires qui ont eu recours à leurs
services. Sur une population de 78 millions
d’habitants, il y a près de deux millions
d’hommes – y compris les informateurs de la
police – prêts à intervenir à tout moment pour
étouffer toute forme d’opposition ou de
dissidence.
Mais pour les étrangers venus en touristes en
Egypte ou pour s’y établir, ce pays leur
semblait un endroit sûr parce que la population
y est durement réprimée. Que dire lorsqu’on
entend des diplomates déclarer : ‘on nous a
dit que le peuple égyptien était dangereux et on
a donc placé nos ambassades dans des cages !
En fait, au nom de la lutte contre le
terrorisme, nos mouvements sont très limités.
Notre gouvernement et le gouvernement égyptien
nous empêchent de rencontrer les gens du
peuple.’
Ce qui s’est passé ces jours là n’était donc
qu’une expression de ce qui a été perpétré
depuis de dizaines d’années, où torture et toute
forme d’exactions ont été tolérées et où
poursuivre les tortionnaires et les responsables
des violations abjectes des droits humains était
mission impossible. Ce sont ces années
d’impunité qui ont rendu possible les
événements de ces dernières semaines dans les
rues du Caire et d’autres villes égyptiennes en
insurrection. Malheureusement, ces violences,
couramment pratiquées par les forces de l’ordre
égyptiennes, n’ont rencontré que peu d’écho au
sein de la communauté internationale.
Le dictateur est désormais parti, mais le
système reste encore en place. Il y a beaucoup
d’anciennes figures du régime Moubarak, dont le
Premier ministre. Le gouvernement actuel, et
surtout le Conseil suprême des forces armées qui
préside aux destinées de l'Egypte, n'ont pas
jusqu’à ce jour réussi à lancer à la population
un message clair de rupture avec l’ancien
système. Sous les menaces des militaires d’être
arrêtés s'ils restaient, les artisans de la
Révolution égyptienne, qui ont évacué la Place
Tahrir au début de cette semaine, y sont revenus
plus nombreux hier vendredi. Dès le début de la
semaine, ils avaient appelé à une grande "marche
de la victoire" au cas où l'armée ne satisferait
pas rapidement leurs revendications, rappelant
au passage aux militaires que c'est la rue qui
détient le vrai pouvoir. En guise de réponse du
berger à la bergère, cette haute instance de
l’armée a laissé entendre qu’elle allait
interdire les manifestations, alors que les
mesures prises ne vont pas aussi vite et
beaucoup de promesses demeurent non réalisées.
Longtemps réprimées, les revendications sociales
fusent de tout côté. Elles sont surtout attisées
par les révélations quotidiennes des médias sur
l'ampleur des détournements de fonds opérés par
la famille Moubarak, ses proches et son clan
(plusieurs centaines de milliards de dollars).
Un travail est entrain de s’organiser contre
cette hémorragie des avoirs égyptiens et leur
atterrissage dans des pays étrangers. Contre la
fuite aussi des responsables des violations des
droits socio-économiques et politiques cherchant
à prolonger leur impunité sous d’autres cieux et
à échapper à la justice de leur pays.
Selon le journal algérien Al Khabar, la famille
Moubarak possèderait en dehors de l'Égypte, des
propriétés aux États-Unis, en Grande-Bretagne,
en France, en Suisse, en Allemagne, en Espagne
et à Dubaï. Le Conseil fédéral de la Suisse a
déjà fait savoir que les avoirs de Moubarak et
de son entourage ont été bloqués «avec effet
immédiat» et que l'ordonnance est «valable trois
ans». «En outre, la vente et l'aliénation de
biens - notamment immobiliers - appartenant à
ces personnes sont interdites. Le Conseil
fédéral veut prendre toutes les mesures
nécessaires pour prévenir tout risque de
détournement de fonds publics.» De son côté, le
ministre britannique du Commerce parle de la
nécessité d’une «action internationale
concertée», et que «Cela dépend aussi de la
manière dont ont été acquis ces avoirs». Il a
averti les banques britanniques que le
gouvernement prendrait des mesures contre tout
établissement qui aiderait l'ancien président
égyptien à transférer des fonds.
Actuellement, l'euphorie des jours passés cède
la place à un optimisme teinté d'inquiétude sur
le devenir de cette révolution égyptienne et sur
l’organisation d’une transition démocratique
jusqu'aux élections prévues. Le risque est grand
de voir freiner la marche en cours par
l'éparpillement des luttes et les tentatives de
remettre la main sur les revendications
populaires. Aller vers la démocratie, cela veut
dire aussi prendre le risque de voir tous les
dossiers s'ouvrir d’un coup et surtout découvrir
les crimes commis par le pouvoir déchu. C’est
connaître la nature de ses relations avec les
Etats-Unis et Israël notamment et la manière
dont le système a fonctionné tout au long de ces
décennies.
Un sentiment de confusion et la peur du
lendemain sont des signes avant- coureurs d’une
contre-révolution qui peut être opérée par le
rassemblement des intérêts menacés, à
l’intérieur comme à l’extérieur de l’Egypte. De
la part de ceux en tout cas qui se sentent
menacés d’être dépossédés de leurs acquis et de
leurs anciens appuis et alliés. Car pour
pratiquer le pillage de ces pays, on a veillé à
y installer des dirigeants qui manquent de
vision politique pour leur propre pays et qui
sont prêts à faire du commerce avec ses
ressources, quitte à appauvrir son peuple et
devenir eux et leur clan multimilliardaires. Un
document publié récemment par une banque suisse
montre que le président déchu Hosni Moubarak y a
déposé rien qu’en 1982, juste après son arrivée
au pouvoir, une énorme quantité de platine d’une
valeur de 15 milliards de dollars. Combien
a-t-il accumulé de ces milliards par la suite ?
De son temps, Hosni Moubarak était le garant
d’un statu quo appelé «processus de paix»,
teinté d’immobilisme et surtout destructeur pour
les peuples de la région. Il a participé
activement à l’étranglement de Gaza, alors que
la majorité des Egyptiens reste solidaire des
Palestiniens. La paix conclue entre l’Egypte et
Israël a liquidé la question palestinienne et
brisé l’unité des pays arabes. Un gouvernement
démocratique représentant un tant soi peu les
aspirations du peuple égyptien ne reconduirait
pas la même relation avec Israël. En plus, ce
pays profite énormément des importantes réserves
de gaz égyptiennes, le payant bien moins cher
que le prix du marché. Son Vice-premier ministre
Silvan Shalom n’a-t-il pas déclaré tout
récemment que le développement de la démocratie
dans les pays arabes menacerait la sécurité
d’Israël ? Nous savions que l’alliance
israélo-américaine n’a épargné aucun moyen pour
maintenir les peuples de la région dans l’état
où ils se trouvent. Qu’on ne vienne pas
maintenant nous chanter la démocratie et mettre
de la poudre aux yeux, car personne n’en est
plus dupe et prêt à les croire.
Aussi, on continue d’avoir les oreilles polluées
par ceux qui ne font qu’agiter le spectre d'une
prise de pouvoir par les Frères musulmans, alors
que ceux-ci font avant tout partie intégrante de
ce peuple. C’est surtout eux qui ont payé le
prix le plus cher durant ces longues années du
régime Moubarak, et aussi pendant les derniers
événements. Plusieurs dizaines de morts tombés
sous les assauts des baltagias à Alexandrie sont
presque tous issus de leur rang. Non seulement
ils n’occupent pas le devant de la scène, mais
ils n’ont pas arrêté de rassurer qu'ils ne
veulent pas le pouvoir et qu’ils ne
présenteraient pas de candidats à l'élection
présidentielle de septembre prochain. Sur la
Place Tahrir et ailleurs, ils étaient de tous
les partis confondus, unis et travaillant main
dans la main pour une autre Egypte.
Seulement, ces thèses diffusées par des
puissances hégémoniques ne visent qu’à préparer
le terrain à des guerres civiles
confessionnelles, à l’image de ce qui s’est
passé en Irak, au Liban et ailleurs ! C’est avec
ces objectifs de lutte contre l’islamisme que
les puissances occidentales justifient leur
stratégie de domination du monde arabo-musulman.
L’Occident, qui cherche sans cesse à s’inventer
des ennemis pour justifier ses visées
hégémoniques et ses dépenses militaires, a vite
remplacé l’Union soviétique et le communisme par
l’islamisme et Al-Quaïda.
D’ailleurs, si la tragédie du monde arabe est
l’absence d’un réel pluralisme politique et
d'une gauche forte et laique, il faut dire que
celle-ci a été laminée par les choix politiques
opérés par les dirigeants de la région et la
main mise sur sa destinée des forces étrangères
qui ne voyaient que deux options possibles :
l'islam fondamentaliste ou la démocratie
libérale. Ce qui s'est passé en Tunisie, et ce
qui se passe en ce moment même en Egypte, en
Lybie, au yémen, au Bahrein, en Algérie et
ailleurs c'est justement la révolution
universelle pour la dignité et les droits de
l'homme, pour la justice sociale et économique.
Qu’on arrête de voir dans les peuples arabes des
mineurs incapables de devenir adultes. Nous
avons la preuve par l’exemple donné par ces
populations qui se soulèvent que les peuples
arabes sont capables de construire des régimes
démocratiques si on les laisse maître de leur
destinée. Surtout si on ne leur importe pas
cette démocratie à la mode de l’Irak, utilisée
contre leur gré et leurs intérêts, dans
l’optique de diviser pour régner. Le Liban est
malheureusement un autre cas de figure. On y
voit au fil des jours les méfaits d’une
commission d'enquête internationale sur
l'assassinat de
Rafic Hariri, et de la constitution
du Tribunal international spécial. Des manœuvres
qui ne font que compliquer les rapports entre
les deux communautés musulmanes du pays (sunnite
et chiite) et aggraver les dissensions internes
dans l’objectif de se débarrasser de la
résistance contre Israël.
Au sud comme au nord de la Méditerranée, ceux
qui soutiennent les pouvoirs en place et
dominent la scène médiatique et culturelle
doivent, non seulement se poser des questions
sur l’objectivité du métier après être passés
maîtres du marché de l’information et avoir
déversé leur propagande au reste de la planète,
mais aussi repenser le devenir des deux rives de
la Méditerranée. Il nous faut des liens
multiformes, justes et équitables, pour le bien
de tous et non au détriment des mal lotis. Pour
un meilleur avenir en commun, il est plus
qu’urgent de s’armer d’une autre manière de
penser. Au sein d’une société civile
internationale, il nous faut unir nos forces
pour contrer ceux qui gouvernent en notre nom à
ne plus commettre des crimes contre l’humanité.
Ceci, en obéissant à des courtes vues et en
privilégiant les intérêts qui se font au
détriment des plus faibles. Les peuples arabes
qui sont à 70% à moins de trente ans n’ayant
connu que corruption, chômage et répression
policière n’aspirent qu’au changement de leurs
conditions de vie. Va-t-on leur permettre
d’avoir ce droit et être maitre de leur destinée
ou de nouveau trouver le moyen de les assujettir
aux intérêts des puissances hégémoniques ?
Combien de temps faut-il attendre et compter de
vies brisées pour au moins comprendre que ce
n’est que dans le respect de l’autre que l’on
peut garantir sa propre sécurité.
Paris,
le 19/02/2011 |