COMMISSION ARABE DES DROITS HUMAINS

Arab Commission for Human Rights
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2011-02-22

L’Egypte à un tournant -  Violette Daguerre

 

  

Deux semaines après le déclenchement des protestations, qui ont débuté 25 janvier 2011 en Egypte, la Commission Arabe des Droits Humains a dépêché une délégation de six personnes avec pour mission d’enquêter sur les violations des droits de l’homme commises lors de ces douloureux événements. Des exactions touchant indistinctement manifestants, militants associatifs, journalistes et même de simples passants ayant eu la malchance de se trouver à un moment précis sur le chemin des agents de police et des malfrats qui ont reçu l’ordre de sévir contre la population. Notre mission a dû rassembler des informations et des témoignages de victimes, de leurs parents, de médecins et d’avocats, de défenseurs des droits de l’homme et de responsables de partis politiques de l’opposition, au Caire comme à Alexandrie.

C’était également un moment crucial de l’histoire de l’Egypte que nous avons partagé avec les Egyptiens lorsque, à l’issue de 18 jours de contestations et manifestations, un président omnipotent tout au long de trois décennies se trouve acculé à remettre son pouvoir et un vice-président fraichement nommé se voit rapidement éclipsé par un haut conseil militaire devant assurer la gestion du pays pendant une période transitoire de 6 mois ou jusqu’à l’organisation d’élections législatives et présidentielles libres. Aux côtés d’un peuple décidé à prendre sa destinée en main et recouvrer ses droits légitimes longtemps spoliés, nous avons été sur la place Tahrir en fin de cet après-midi mémorial du vendredi 11 février. Le début du basculement de l'Egypte dans une nouvelle ère a vu des mouvements de liesse générale fêtant le grand événement et le début d’écroulement d’un montage présenté jusqu’alors comme «la clé de voûte» de l’édifice proche-oriental.

Tout a commencé à partir des manifestations planifiées le 25 janvier, jour de la fête de la police, voulant marquer la colère de la population contre les forces de l’ordre après la mort de Khaled Saïd. C’était un jeune homme de 28 ans d’Alexandrie, arrêté par deux policiers en civil dans un cybercafé en juillet 2010, puis laissé pour mort quelques heures plus tard devant l’entrée d’un immeuble. Son tort ? Avoir diffusé sur Internet une vidéo montrant plusieurs policiers se partageant une saisie de drogue. Devenant un symbole, une page Facebook lui a été consacrée sous le nom : « Nous sommes tous des Khaled Saïd ». Cette page impulsée par Wael Ghoneim, un jeune égyptien représentant de Google en Egypte, a connu un grand succès, jusqu’à devenir un lieu d’expression majeur des dissidents, et jusqu’au jour où un appel à manifester le 25 janvier est lancé sur le site.

Par la suite, l’histoire va s’accélérer et le 2 février, les interventions des gangs de voyous payés ("baltagias") et des agents de sécurité en civil, vont faire régner la terreur et mâter les protestations. Avec renfort de chameaux et d’autres animaux, ils se sont livrés, à coup de pierres, de cocktails molotov, de barres de fer et autres armes blanches, à des affrontements contre des manifestants pris pour cible. Ils ont été lynchés, emmenés dans les locaux de la police militaire et emprisonnés plusieurs jours durant. Mais surtout plusieurs dizaines de personnes sont morts, quelques milliers ont été blessés et des centaines sont toujours disparus.

Les Egyptiens ont fait les années précédentes les frais de ces méthodes notamment lorsqu’il s’agissait de disperser des manifestations et de dissuader les opposants de poursuivre leurs mouvements. Ce fut aussi le cas pour mettre en œuvre des fraudes, excercer de l’intimidation et du racket sous un régime d’État d’urgence en place depuis 1981. Dernièrement les baltagias se sont montrés lors des élections législatives de novembre 2010, à l’appel du parti au pouvoir, le soi-disant Parti national démocratique, et des hommes d’affaires qui ont eu recours à leurs services. Sur une population de 78 millions d’habitants, il y a près de deux millions d’hommes – y compris les informateurs de la police – prêts à intervenir à tout moment pour étouffer toute forme d’opposition ou de dissidence.

Mais pour les étrangers venus en touristes en Egypte ou pour s’y établir, ce pays leur semblait un endroit sûr parce que la population y est durement réprimée. Que dire lorsqu’on entend des diplomates déclarer : ‘on nous a dit que le peuple égyptien était dangereux et on a donc placé nos ambassades dans des cages ! En fait, au nom de la lutte contre le terrorisme, nos mouvements sont très limités. Notre gouvernement et le gouvernement égyptien nous empêchent de rencontrer les gens du peuple.’

Ce qui s’est passé ces jours là n’était donc qu’une expression de ce qui a été perpétré depuis de dizaines d’années, où torture et toute forme d’exactions ont été tolérées et où poursuivre les tortionnaires et les responsables des violations abjectes des droits humains était mission impossible. Ce sont ces années d’impunité qui ont rendu possible les événements  de ces dernières semaines dans les rues du Caire et d’autres villes égyptiennes en insurrection. Malheureusement, ces violences, couramment pratiquées par les forces de l’ordre égyptiennes, n’ont rencontré que peu d’écho au sein de la communauté internationale.

Le dictateur est désormais parti, mais le système reste encore en place. Il y a beaucoup d’anciennes figures du régime Moubarak, dont le Premier ministre. Le gouvernement actuel, et surtout le Conseil suprême des forces armées qui préside aux destinées de l'Egypte, n'ont pas jusqu’à ce jour réussi à lancer à la population un message clair de rupture avec l’ancien système. Sous les menaces des militaires d’être arrêtés s'ils restaient, les artisans de la Révolution égyptienne, qui ont évacué la Place Tahrir au début de cette semaine, y sont revenus plus nombreux hier vendredi. Dès le début de la semaine, ils avaient appelé à une grande "marche de la victoire" au cas où l'armée ne satisferait pas rapidement leurs revendications, rappelant au passage aux militaires que c'est la rue qui détient le vrai pouvoir. En guise de réponse du berger à la bergère, cette haute instance de l’armée a laissé entendre qu’elle allait interdire les manifestations, alors que les mesures prises ne vont pas aussi vite et beaucoup de promesses demeurent non réalisées.

Longtemps réprimées, les revendications sociales fusent de tout côté. Elles sont surtout attisées par les révélations quotidiennes des médias sur l'ampleur des détournements de fonds opérés par la famille Moubarak, ses proches et son clan (plusieurs centaines de milliards de dollars). Un travail est entrain de s’organiser contre cette hémorragie des avoirs égyptiens et leur atterrissage dans des pays étrangers. Contre la fuite aussi des responsables des violations des droits socio-économiques et politiques cherchant à prolonger leur impunité sous d’autres cieux et à échapper à la justice de leur pays.

Selon le journal algérien Al Khabar, la famille Moubarak possèderait en dehors de l'Égypte, des propriétés aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en France, en Suisse, en Allemagne, en Espagne et à Dubaï. Le Conseil fédéral de la Suisse a déjà fait savoir que les avoirs de Moubarak et de son entourage ont été bloqués «avec effet immédiat» et que l'ordonnance est «valable trois ans». «En outre, la vente et l'aliénation de biens - notamment immobiliers - appartenant à ces personnes sont interdites. Le Conseil fédéral veut prendre toutes les mesures nécessaires pour prévenir tout risque de détournement de fonds publics.» De son côté, le ministre britannique du Commerce parle de la nécessité d’une «action internationale concertée», et que «Cela dépend aussi de la manière dont ont été acquis ces avoirs». Il a averti les banques britanniques que le gouvernement prendrait des mesures contre tout établissement qui aiderait l'ancien président égyptien à transférer des fonds.

Actuellement, l'euphorie des jours passés cède la place à un optimisme teinté d'inquiétude sur le devenir de cette révolution égyptienne et sur l’organisation d’une transition démocratique jusqu'aux élections prévues. Le risque est grand de voir freiner la marche en cours par l'éparpillement des luttes et les tentatives de remettre la main sur les revendications populaires. Aller vers la démocratie, cela veut dire aussi prendre le risque de voir tous les dossiers s'ouvrir d’un coup et surtout découvrir les crimes commis par le pouvoir déchu. C’est connaître la nature de ses relations avec les Etats-Unis et Israël notamment et la manière dont le système a fonctionné tout au long de ces décennies. 

Un sentiment de confusion et la peur du lendemain sont des signes avant- coureurs d’une contre-révolution qui peut être opérée par le rassemblement des intérêts menacés, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Egypte. De la part de ceux en tout cas qui se sentent menacés d’être dépossédés de leurs acquis et de leurs anciens appuis et alliés. Car pour pratiquer le pillage de ces pays, on a veillé à y installer des dirigeants qui manquent de vision politique pour leur propre pays et qui sont prêts à faire du commerce avec ses ressources, quitte à appauvrir son peuple et devenir eux et leur clan multimilliardaires. Un document publié récemment par une banque suisse montre que le président déchu Hosni Moubarak y a déposé rien qu’en 1982, juste après son arrivée au pouvoir, une énorme quantité de platine d’une valeur de 15 milliards de dollars. Combien a-t-il accumulé de ces milliards par la suite ?

De son temps, Hosni Moubarak était le garant d’un statu quo appelé «processus de paix», teinté d’immobilisme et surtout destructeur pour les peuples de la région. Il a participé activement à l’étranglement de Gaza, alors que la majorité des Egyptiens reste solidaire des Palestiniens. La paix conclue entre l’Egypte et Israël a liquidé la question palestinienne et brisé l’unité des pays arabes. Un gouvernement démocratique représentant un tant soi peu les aspirations du peuple égyptien ne reconduirait pas la même relation avec Israël. En plus, ce pays profite énormément des importantes réserves de gaz égyptiennes, le payant bien moins cher que le prix du marché. Son Vice-premier ministre Silvan Shalom n’a-t-il pas déclaré tout récemment que le développement de la démocratie dans les pays arabes menacerait la sécurité d’Israël ? Nous savions que l’alliance israélo-américaine n’a épargné aucun moyen pour maintenir les peuples de la région dans l’état où ils se trouvent. Qu’on ne vienne pas maintenant nous chanter la démocratie et mettre de la poudre aux yeux, car personne n’en est plus dupe et prêt à les croire.

Aussi, on continue d’avoir les oreilles polluées par ceux qui ne font qu’agiter le spectre d'une prise de pouvoir par les Frères musulmans, alors que ceux-ci font avant tout partie intégrante de ce peuple. C’est surtout eux qui ont payé le prix le plus cher durant ces longues années du régime Moubarak, et aussi pendant les derniers événements. Plusieurs dizaines de morts tombés sous les assauts des baltagias à Alexandrie sont presque tous issus de leur rang. Non seulement ils n’occupent pas le devant de la scène, mais ils n’ont pas arrêté de rassurer qu'ils ne veulent pas le pouvoir et qu’ils ne présenteraient pas de candidats à l'élection présidentielle de septembre prochain. Sur la Place Tahrir et ailleurs, ils étaient de tous les partis confondus, unis et travaillant main dans la main pour une autre Egypte.

Seulement, ces thèses diffusées par des puissances hégémoniques ne visent qu’à préparer le terrain à des guerres civiles confessionnelles, à l’image de ce qui s’est passé en Irak, au Liban et ailleurs ! C’est avec ces objectifs de lutte contre l’islamisme que les puissances occidentales justifient leur stratégie de domination du monde arabo-musulman. L’Occident, qui cherche sans cesse à s’inventer des ennemis pour justifier ses visées hégémoniques et ses dépenses militaires, a vite remplacé l’Union soviétique et le communisme par l’islamisme et Al-Quaïda.

D’ailleurs, si la tragédie du monde arabe est l’absence d’un réel pluralisme politique et d'une gauche forte et laique, il faut dire que celle-ci a été laminée par les choix politiques opérés par les dirigeants de la région et la main mise sur sa destinée des forces étrangères qui ne voyaient que deux options possibles : l'islam fondamentaliste ou la démocratie libérale. Ce qui s'est passé en Tunisie, et ce qui se passe en ce moment même en Egypte, en Lybie, au yémen, au Bahrein, en Algérie et ailleurs c'est justement la révolution universelle pour la dignité et les droits de l'homme, pour la justice sociale et économique.

Qu’on arrête de voir dans les peuples arabes des mineurs incapables de devenir adultes. Nous avons la preuve par l’exemple donné par ces populations qui se soulèvent que les peuples arabes sont capables de construire des régimes démocratiques si on les laisse maître de leur destinée. Surtout si on ne leur importe pas cette démocratie à la mode de l’Irak, utilisée contre leur gré et leurs intérêts, dans l’optique de diviser pour régner. Le Liban est malheureusement un autre cas de figure. On y voit au fil des jours les méfaits d’une commission d'enquête internationale sur l'assassinat de Rafic Hariri, et de la constitution du Tribunal international spécial. Des manœuvres qui ne font que compliquer les rapports entre les deux communautés musulmanes du pays (sunnite et chiite) et aggraver les dissensions internes dans l’objectif de se débarrasser de la résistance contre Israël.

Au sud comme au nord de la Méditerranée, ceux qui soutiennent les pouvoirs en place et dominent la scène médiatique et culturelle doivent, non seulement se poser des questions sur l’objectivité du métier après être passés maîtres du marché de l’information et avoir déversé leur propagande au reste de la planète, mais aussi repenser le devenir des deux rives de la Méditerranée. Il nous faut des liens multiformes, justes et équitables, pour le bien de tous et non au détriment des mal lotis. Pour un meilleur avenir en commun, il est plus qu’urgent de s’armer d’une autre manière de penser. Au sein d’une société civile internationale, il nous faut unir nos forces pour contrer ceux qui gouvernent en notre nom à ne plus commettre des crimes contre l’humanité. Ceci, en obéissant à des courtes vues et en privilégiant les intérêts qui se font au détriment des plus faibles. Les peuples arabes qui sont à 70% à moins de trente ans n’ayant connu que corruption, chômage et répression policière n’aspirent qu’au changement de leurs conditions de vie. Va-t-on leur permettre d’avoir ce droit et être maitre de leur destinée ou de nouveau trouver le moyen de les assujettir aux intérêts des puissances hégémoniques ? Combien de temps faut-il attendre et compter de vies brisées pour au moins comprendre que ce n’est que dans le respect de l’autre que l’on peut garantir sa propre sécurité.

                                                           Paris, le 19/02/2011

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