Depuis de très longues années, j’ai eu à
connaître la Tunisie à travers une poignée de
militants associatifs qui avaient le courage
d’être l’œil qui résiste au scalpel. Et ce en
déployant toutes leurs force et persévérance
pour faire la lumière sur les souffrances
endurées par leur peuple et en en payant le prix
fort. Alors qu’en Occident et au niveau des
institutions économiques internationales, une
autre vision de la Tunisie prévalait. On est
allé jusqu’à parler d’un « miracle économique »,
et soutenir une dictature qui a soi-disant
réussi à lutter contre le terrorisme et à
contenir l’expansion extrémiste et les flots
d’émigrants potentiels.
Pourtant, une réelle croissance économique est
synonyme d’un pouvoir qui partage les richesses
du pays et veille sur la chose publique, d’un
exécutif non liberticide et s’immisçant dans un
législatif étranglé, d’un judiciaire confisqué
et d’une classe politique non corrompue (ou
faisant montre d’allégeance partisane et
avilissante au président de la république). Elle
exige aussi que la population ne soit pas
maintenue dans la pauvreté ou à la merci
d’intérêts prédateurs qui se livrent au pillage
des biens et d’un système mafieux effritant la
classe moyenne et transformant le pays en
propriété privée de la famille Ben Ali et de son
entourage. Cela explique pourquoi les besoins
sociaux sont restés insatisfaits pour une
majorité de la population et pourquoi les études
n’ont débouché sur aucun emploi pour 40% des
jeunes diplômés. En fait, tandis que 5% de
croissance annuelle permettaient la création de
50 000 emplois, il en aurait fallu 8% pour
répondre à une demande qui s’élevait à 80 000
nouveaux emplois par an.
Pour couronner le tout, le pouvoir politique
tunisien s’est employé à boucher l’accès à
l’expression de la différence, à favoriser les
violations les plus massives des droits de
l’homme, et a fait montre d’une répression d’une
rare férocité. Ce sont des raisons suffisantes
pour aiguiser les tensions, hâter la
désintégration sociale et menacer les fragiles
acquis sociaux. C’est précisément ce qui a
poussé une jeunesse tunisienne désœuvrée à crier
son ras-le-bol, suite au suicide de protestation
de Bouazizi dont la violence se dirige contre
soi et son corps, traduisant un désespoir à son
paroxysme. Retrouver sa dignité bafouée était
devenu bien plus important que manger à sa faim.
L’on se rappelle les longues grèves de la faim
des opposants pour faire entendre leur voix
lorsqu’aucun autre accès à l’expression orale ou
écrite n’était possible. Avec pareil cocktail,
il n’est pas surprenant d’assister depuis un
mois à des émeutes qui s’amplifient pour
s’étendre des régions périphériques à la
capitale, signifiant que le silence étouffant
sur les violations massives des droits et sur
les confiscations des libertés est désormais
rompu. Injustice, oppression, désespoir, c’en
était assez.
Bien des morts sont tombés avant que ces
événements douloureux ne parviennent à ouvrir
les yeux et atteindre la conscience des
décideurs politiques en France. Eux qui
n’hésitent pas à intervenir directement, et par
la force s’il le faut, dans les choix politiques
et économiques des pays satellites, n’ont fait
que se murer dans un silence assourdissant et
déclarer que la France ne s’ingère pas dans une
situation locale. Et ce, jusqu’au changement de
cap forcé un mois après avec l’interdiction de
résidence en France de la famille de Ben Ali et
le gel des avoirs suspects en provenance de la
Tunisie.
Rappelons pour mémoire que c’est la Déclaration
des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui
dans son 2ème article définissait
pour but à toute association politique la
conservation des droits naturels et
imprescriptibles de l’homme : liberté,
propriété, sûreté et résistance à l’oppression.
Ce qui concerne avant tout le droit et le devoir
du peuple à la résistance à l’oppression et au
libre choix de ses gouvernants. N’oublions pas
non plus combien une certaine presse aveugle et
aux ordres a fait preuve de lâcheté et de manque
d’objectivité face à une population livrée à un
dictateur. Dictateur qui, tout en promettant le
changement, n’hésite pas à qualifier les
manifestations « d'actes terroristes », à
ordonner ses agents de sécurité et
francs-tireurs à tirer à balles réelles sur les
manifestants et à saccager des lieux publics
pour leur en imputer la responsabilité.
C’est justement avec cette litanie de terrorisme
et d’islamisme que ce régime a réussi, pendant
plus de deux décennies et au mépris de tout le
monde, à agiter l’épouvantail de l’insécurité
pour justifier la chape de plomb imposée à la
société. Pourtant, il fallait voir dans sa
personnalité, caractérisant son règne et ses
hommes, l’expression d’une forme de pathologie
qu’on appelle « psychopathie » et dont les
principales caractéristiques sont la non
reconnaissance de la réalité et l’absence du
sentiment de culpabilité !
Quant aux islamistes (et en particulier le
mouvement d’Annahda), ils ont été taxés par
certains de leurs détracteurs d’être trop
modérés et pacifiques jusqu’à ne plus avoir
d’odeur ou de couleur. Leur pragmatisme, qui ne
voulait pas donner des raisons à la dictature de
les coincer davantage, était perçu comme une
sorte de trahison qui fournit des gages à Ben
Ali et donne satisfaction à l’Occident. Il faut
reconnaître que les mouvements de la rue ont
dépassé et de loin l’ensemble des partis
politiques, même radicaux. Le regard de ceux-ci
est resté quelque peu figé, dans un contexte où
la dictature s’est employée à dessiner le monde
politique sans eux. Soucieux de se montrer
crédibles et réfléchis, ils se sont trouvés du
coup presque hors jeu lorsqu’il y eut
accélération de l’histoire à leur insu.
En effet, le soulèvement populaire et les
manifestations de désobéissance civile, qui ont
rassemblé élèves et étudiants, avocats,
syndicalistes, artistes et journalistes en plus
des chômeurs, ont fini par englober presque tout
le monde, dans un élan révolutionnaire
insoupçonné il y a encore un mois. Le paysage
qui s’offre au monde est, avant même la chute du
dictateur, une radicalisation de la résistance à
l’oppression et une revendication de changement
de cap, loin de ceux qui ont fait parti du
régime de Ben Ali. Comment peut-on donc croire
que ces Tunisiens sortis dans la rue, criant
leur rage contre le régime et bravant balles
réelles et tous les dangers possibles vont
réviser à la baisse leurs revendications après
le départ de « Ben Ali et sa bande de
voleurs » et oublier le sang versé pour se
libérer de son joug? Le dictateur est parti,
mais le régime qu’il a créé et ses tristes
symboles sont encore en place.
Le peuple tunisien se montre bien vigilant à ne
pas se laisser berner par les tentatives visant
à court-circuiter le processus de changement
enclenché pour de bon. Lui, qui a connu nombre
de révoltes sans lendemain ces dernières années,
notamment avec le soulèvement du bassin minier
de Gafsa et les manifestations à Ben Guerdane
qui furent violemment encerclés et réprimés,
n’accepte guère des réformettes. La jeunesse
tunisienne, qui a permis de faire connaitre sa
« révolution du jasmin » en recourant aux
téléphones portables et à l’internet malgré son
accès barré et en envoyant leurs vidéos en temps
réel à Aljazeera notamment, n’est pas prête à
baisser les bras. Les différents courants
politiques, syndicats et associations de la
société civile s’emploieront à mettre rapidement
sur pied ce qui peut parer au vide et au chaos
et épargner à leur pays la répétition des
erreurs et des horreurs du passé : un véritable
pluralisme politique, des élections libres et
anticipées, une loi électorale remaniée et une
constitution modifiée entre autres.
Quant à nous, démocrates de tout bord et
militants de la société civile arabe et
internationale, il nous faut rester vigilants et
ne pas stopper l’élan de solidarité soulevé par
la lutte pacifique du peuple tunisien pour
reconquérir ses droits. Il est indispensable de
mettre sur pied des comités de soutien, pour
accompagner par la réflexion et l’action cette
phase transitoire de la vie d’un peuple qui
réclame un vrai changement. Nous avons le devoir
de nous associer aux organisations de la société
civile tunisienne pour leur permettre parmi tant
d’autres choses de réclamer des comptes aux
coupables et demander réparation pour les
victimes.
Il nous faut contribuer à la constitution d’une
commission nationale d’enquête impartiale et
indépendante afin de faire la lumière sur les
crimes commis, non seulement lors des événements
actuels, mais également par le passé (tortures,
exécutions extrajudiciaires, etc). Aussi pour
mettre en œuvre les mécanismes qui permettent
l’identification et la traduction en justice des
criminels, que ce soit par le biais de la
Compétence juridique universelle, des
institutions onusiennes ou du Tribunal Pénal
International. Nous pensons qu’il est urgent
d’exiger le gel des avoirs de la bande Ben Ali-Trabelsi
et de demander l’ouverture d’information pour
blanchiment, détournement d’argent public et
corruption. Nous devrons exiger la création
d’une institution européenne ad-hoc pour
gérer ces avoirs jusqu’à la constitution d’un
gouvernement issu d'un parlement élu.
Il est difficile de finir sans rendre hommage à
ceux qui ont sacrifié leur vie pour rendre la
liberté à leur pays, et particulièrement à celui
par qui la révolution est arrivée, Mohammed
Bouazizi. Nous ne saurions oublier non plus tous
les autres, encore en vie, qui ont été les
maîtres d’œuvre de cette révolution qui permit
l’éviction du dictateur et des sangsues. En tête
il y a cette minorité de militants qui ont
résisté de longues années contre vents et marées
à toutes les formes de répression et ont fait
connaître le drame de leur pays en en payant
bien cher le prix.
A l’heure actuelle, les Tunisiens sont
conscients qu’il ne leur est pas permis de faux
pas. Tous les regards se tournent vers eux. Leur
révolution pourrait en effet donner l’exemple
aux peuples voisins pour réitérer leur exploit.
Les Algériens n’étaient pas les seuls à y avoir
réagi. L'effet dominos est possible et la
situation pourrait bien bouger dans différents
pays arabes tels que la Jordanie, la Mauritanie,
le Yémen, l’Egypte et bien d’autres.
Les prochains jours seront décisifs, car ouverts
sur toutes les possibilités. En effet, les
vestiges de la dictature restés dans des postes
clés tenteront d’une manière ou d’une autre de
faire capoter le processus de changement en
cours. Certains, n’admettant pas leur perte et
rêvant de reprendre la main, chercheront même à
plonger le pays dans le chaos, comme cela se
passe depuis le départ de Ben Ali. Les
politiques de l’ancien régime pourront chercher
appui dans les régimes des pays voisins dont la
légitimité est menacée et qui ne voient pas d’un
bon oeil le changement survenu. Ils se
tourneront surtout vers les alliés et les
puissances étrangères, notamment celles qui ont
des intérêts politiques et économiques dans leur
pays et ayant permis à la dictature de Ben Ali
de perdurer autant. L’opposition tunisienne,
qu’elle soit politique, syndicale ou
associative, notamment celle qui a été combattue
et bannie, en se trouvant non reconnue ou
éjectée du nouvel échiquier, se sentira
dépossédée de sa révolution et tentera de faire
échouer tout arrangement qui se fera à son
détriment. Nous pensons que tous sans exception
doivent avoir leur juste place dans la Tunisie
de demain et souhaitons qu’ils parviennent à
s’entendre sur une politique commune à suivre et
à prendre un rôle décisif dans cette phase
cruciale de l’histoire de leur pays.
·
Psychologue et présidente de la Commission Arabe
des Droits Humains
|