Raoul Marc Jennar analyse comment les
propositions économiques, sociales et politiques
issues du programme du Conseil national de la
Résistance ont été démantelées par l'assaut
néo-libéral. Discrédité durant la Deuxième
Guerre mondiale et opposé à des partis de gauche
et des syndicats plus puissants, le patronat
français allait lâcher du lest au profit des
travailleurs.
Mais pour un temps seulement... (Investig'Action)
Aborder la question des valeurs, c’est,
inévitablement, s’inscrire dans le débat d’idées
et, s’agissant de la manière dont s’organise une
société, on ne doit pas craindre d’affirmer
qu’on se trouve en présence d’une véritable
bataille des idées.
Certes, il peut se trouver que des valeurs
soient communément partagées par des courants de
pensée différents. Mais lorsque se pose la
question de la cohérence entre ces valeurs et
leur application, les différences surgissent au
point de devenir antagonistes. Ainsi, lorsqu’il
s’est agi de concrétiser le point du programme
du CNR relatif à l’extension des droits
politiques, sociaux et économiques des
populations indigènes et coloniales, la
coalition qui jusque-là avait conduit les
réformes a éclaté entre partisans et adversaires
de la guerre en Indochine. Le maintien d’un
consensus sur les valeurs résiste mal aux choix
nécessités par leur mise en œuvre.
S’il a été de bon ton, au cours de ces dernières
décennies, de brocarder le débat idéologique au
nom d’une prétendue destinée commune, on se rend
bien compte qu’à l’image des passagers du
Titanic, tous ceux qui sont sur le même bâteau
ne sont pas traités de la même manière. Il faut
accepter cette réalité si on veut apprécier à sa
juste valeur le programme du Conseil National de
la Résistance. Il s’agissait, alors, non pas de
traiter tous les passagers de la même manière,
mais carrément de changer de navire. Il y avait
une volonté de changer la nature du système qui
avait prévalu avant 1940.
Au point d’en créer un autre.
Pour mesurer le chemin parcouru depuis lors, il
s’impose de se remettre dans le contexte de la
période qui a suivi la réalisation de certains
éléments de ce programme. Parce qu’en face, on
n’est pas resté les bras croisés.
Première partie : la contre-offensive
néolibérale contre l’Etat-providence
« Plutôt Hitler que le Front Populaire », tel
fut, on peut le dire, l’objectif du patronat
dans son écrasante majorité – il y eut quelques
exceptions – après les réformes intervenues en
1936. On sait, grâce notamment aux travaux de
l’historienne Annie Lacroix-Riz, que le patronat
fit effectivement le choix de la défaite et
inspira le régime de Vichy. Mais la
collaboration se termine comme on le sait avec
l’effondrement du IIIe Reich et l’opprobe frappe
alors le patronat. On se souvient du propos de
de Gaulle : « Messieurs, je n’ai vu aucun
d’entre vous à Londres ! » Mais on se souvient
aussi que l’épuration frappa davantage la
collaboration intellectuelle que la
collaboration économique.
Il est certain que le climat de la Libération,
le discrédit qui frappe alors le patronat, la
montée en puissance des partis de gauche et en,
particulier, le poids du Parti communiste qui
représente un quart de l’électorat, la pression
des organisations syndicales rendirent sans nul
doute plus aisée l’adoption d’un certain nombre
des réformes prévues par le programme du CNR.
Pendant les années baptisées « les trente
glorieuses » – qui ne furent pourtant pas
glorieuses pour tout le monde – le patronat fut
contraint de s’accommoder du rôle important pris
par l’Etat à partir de 1944, c’est-à-dire d’une
économie régulée par un certain degré de
planification, par des mécanismes de
redistribution et par l’existence d’un fort
secteur public dans l’industrie comme dans les
services. Il s’en accommodait d’autant mieux
qu’il continuait d’être le principal
bénéficiaire du pillage des colonies avant mais
aussi après leur accession à l’indépendance.
Pendant ces années où s’épanouit dans plusieurs
pays d’Europe occidentale l’Etat redistributeur
et régulateur se mettent en place des groupes de
réflexion qui ont tous en commun la volonté de
mettre fin au pacte de solidarité qui est à la
base d’un tel Etat. Pour y parvenir, ils
engagent une formidable bataille idéologique
destinée à démontrer la pertinence et la
supériorité du modèle économique libéral et du
primat du marché.
La Société du Mont-Pèlerin, le Groupe de
Bilderberg, la Commission Trilatérale et les
« nouveaux philosophes
En 1947, avec un financement du patronat suisse,
se crée, près de Vevey, la Société du Mont-Pélerin.
Son fondateur est l’économiste Friedrich Hayek.
Y participe le partisan des thèses monétaristes
Milton Friedman, le gourou de l’école de Chicago
qui inspirera le consensus de Washington et les
politiques de la Banque Mondiale et du FMI dont
je vais parler dans un instant. La Société du
Mont-Pèlerin va s’employer à combattre les
thèses keynésiennes qui confient à l’Etat un
rôle régulateur et redistributeur.
En 1954, à l’initiative de David Rockfeller, se
crée le groupe de Bilderberg, du nom de l’hôtel
où les fondateurs se sont réunis pour la
première fois aux Pays-Bas. Parmi les
« sponsors », Unilever, la multinationale
néerlandaise. L’objectif avoué du fondateur se
résume en une phrase prononcée en 1999 :
« Quelque chose doit remplacer les
gouvernements, et le pouvoir privé me semble
l’entité adéquate pour le faire. »
Ce groupe se réunit chaque année et rassemble, à
huis-clos, l’élite mondiale de la politique, de
la finance, de l’économie, du militaire et des
médias. Très souvent avant les réunions du G8.
Il n’est pas inintéressant de savoir que c’est
au sein de ce groupe que fut pensé le traité de
Rome, fondateur de l’Union européenne. Comme il
n’est pas inutile d’apprendre que c’est
également en son sein que fut choisi l’actuel
président de la Commission européenne : José
Manuel Barroso.
En 1973, également à l’initiative de David
Rockfeller, fut créée à Tokyo la Commission
trilatérale dont l’objectif est de créer un
partenariat entre les démocraties industrielles
de l’Amérique du Nord, de l’Europe occidentale
et de certains pays de la zone Asie-Pacifique.
En fait, les participants proviennent pour
l’essentiel des pays membres de l’OCDE qui
acceptent tous le leadership américain. Cette
Commission se présente comme « une organisation
orientée vers la prise de décision » On ne
s’étonnera pas d’y retrouver des personnalités
dont la particularité majeure est d’exercer une
influence : banquiers, hommes d’affaires,
acteurs politiques, intellectuels et
journalistes. Elle compte près de 400 membres.
C’est dans de tels centres d’études que va se
préparer ce que Serge Halimi a appelé à juste
titre « le grand bond en arrière ». Les
intellectuels vont être mobilisés pour la
bataille des idées planétaire qui s’engage avec
les années Reagan-Thatcher. Chez nous, des gens
qui se présentent comme des intellectuels
entreprennent, avec un grand appui des médias,
une critique systématique des penseurs et des
pensées de gauche. De Bernard Henry Levy à Alain
Minc, à travers des essais qui font
immédiatement l’objet d’un grand battage
médiatique, ils vont s’employer à démonétiser
non seulement la pensée marxiste, mais également
le modèle keynésien d’aménagement du
capitalisme. Selon eux, toute exigence de
justice sociale conduit au totalitarisme ; toute
idée de gauche est dénoncée comme une
anticipation du goulag ; tout message de
solidarité est qualifié de ringard. Le rôle de
l’Etat est discrédité. L’action syndicale est
diabolisée. L’individualisme est magnifié. Toute
forme de résistance est assimilée à un passéisme
caractéristique du déclin dans lequel nous
serions engagés. Dans la France giscardienne, la
pensée libérale fait son entrée en force et
prépare une nouvelle conjoncture idéologique
qui, à partir de 1983, après le tournant de la
rigueur, va trouver sa traduction dans des
décisions politiques qui iront toutes dans le
sens du démantèlement des réalisations inspirées
par le programme du CNR.
Les instruments institutionnels du
néo-libéralisme
Quatre institutions, qui ont en commun de
détenir des pouvoirs supranationaux
contraignants, vont mettre en œuvre les théories
élaborées dans ces centres d’études du
néolibéralisme et les recommandations qu’ils
publient. Leurs décisions seront présentées par
les médias et nouvelles élites intellectuelles
comme allant de soi, comme des quasi fatalités.
Le slogan « il n’y a pas d’alternative »,
devient la ratio legis, la raison d’être de
toutes les décisions politiques et économiques.
Alors qu’elle a été négociée et décidée par nos
gouvernements, la mondialisation néolibérale est
présentée comme un phénomène naturel
incontournable.
FMI et OMC : les instruments de la destruction
des politiques publiques
Ces institutions, jouent un rôle majeur dans la
démolition de la capacité d’intervention de
l’Etat, en particulier dans le domaine des
services. Elles mettent en application ce qu’on
appelle « le consensus de Washington ». Il
s’agit de principes au-travers desquels
s’articule la vision d’une société dominée par
une seule valeur, le profit. En voici les
principaux :
- La réorientation de la dépense publique :
réserver les dépenses à la croissance et à la
sécurité
- La libéralisation financière : supprimer toute
forme de taxation et de réglementation sur les
échanges financiers
- La libéralisation des échanges : supprimer
tout ce qui fait obstacle à la concurrence
- L’élimination des barrières à l’investissement
direct étranger : permettre aux firmes
transnationales de s’implanter partout où elle
l’entendent sans être bloquées par des
législations nationales
- La privatisation des entreprises publiques
- La réforme de la réglementation des marchés
pour assurer l’élimination des principales
barrières à l’entrée et à la sortie afin
d’assurer une concurrence plus vive
- La garantie des droits de propriété
Sans le moindre égard pour des droits
fondamentaux comme l’accès aux soins, à la
santé, au logement, à l’eau potable, les
programmes d’ajustement structurel du FMI
mettent en œuvre ces principes. Avec le résultat
que l’on sait dans les pays du sud : la santé et
l’éducation sont réservés à celles et ceux qui
peuvent payer ; la notion de service public en
particulier dans les transports, l’énergie,
l’eau a disparu. Aujourd’hui encore, malgré le
changement de direction, le FMI impose encore et
toujours les mêmes conditionnalités pour venir
en aide à un pays : réduction des budgets
sociaux, éducatifs et culturels, privatisation
des entreprises et des services publics,
diminution de moyens humains et financiers de la
puissance publique.
Quant à l’OMC, cette organisation créée en 1994,
elle est chargée d’imposer la dérégulation dans
tous les domaines, sauf dans celui de la
propriété intellectuelle où au contraire il
s’agit de renforcer ce droit de propriété sur
les savoirs et les savoir faire. Elle dispose
d’un pouvoir extraordinaire puisqu’elle est en
capacité de sanctionner les Etats qui ne
respectent pas ses règles. C’est aujourd’hui
l’organisation internationale la plus puissante
du monde.
Puis-je me permettre de signaler que FMI et OMC
sont toutes deux dirigées aujourd’hui par des
personnalités du parti socialiste français.
OCDE : le bureau d’études intergouvernemental du
néolibéralisme
En 1960, vingt pays industrialisés ont créé
l’Organisation de Coopération et de
Développement Economiques. Depuis ils sont 34,
dont Israël qui vient d’être admis il y a
quelques mois, en dépit des violations du droit
international par cet Etat. C’est le bureau
d’études des gouvernements, mais c’est surtout
le bureau d’études du capitalisme. Les
statistiques et les rapports publiés par l’OCDE
sont de véritables argumentaires en faveur du
libre échange le plus débridé. On se souviendra
que c’est un rapport de l’OCDE qui a recommandé
de constitutionnaliser le libre-échange ; un
autre rapport a fourni des conseils sur la
manière de s’opposer à ceux qui contestent la
privatisation de l’enseignement. C’est l’OCDE
qui fournit des recommandations et des
propositions en ce qui concerne le démantèlement
du droit du travail. Bref, c’est le bureau
d’études qui fournit le mode d’emploi pour
mettre en œuvre dans chaque Etat les décisions
du FMI et de l’OMC. C’est aussi l’institution
qui fournit aux gouvernements les conseils sur
la manière de faire accepter les choix néo-libérauxpar
les populations.
L’Union européenne : la supranationalité au
service du néolibéralisme
Après la Libération, dans les pays de ce qu’on
appelait alors l’Europe occidentale, le
consensus majoritaire s’appuie sur les valeurs
de solidarité. Impossible d’entamer au niveau
national, une remise en cause du pacte de
solidarité scellé dans plusieurs de ces pays à
la Libération. Ce qui incite le patronat à
entreprendre la plus formidable manœuvre de
contournement des politiques sociales mises en
place dans ces pays après la Libération. Je veux
parler du Marché Commun, né avec le Traité de
Rome en 1957. Pendant la négociation de ce
traité, deux camps se sont affrontés : ceux qui
voulaient que l’harmonisation sociale accompagne
l’harmonisation économique et ceux qui s’y
opposaient. Parmi ces derniers, le
vice-président de la délégation française aux
négociations, Robert Marjolin, proche du CNPF.
Et c’est sa thèse qui l’emporte. On se
contentera d’affirmer que le progrès social doit
faire partie de l’objectif général et que c’est
un marché fonctionnant harmonieusement qui
favorisera l’harmonisation.
Cet abandon de l’harmonisation sociale comme une
contrainte d’accompagnement de la création d’un
marché commun, puis unique, va déterminer
durablement la place médiocre faite à l’Europe
sociale dans un processus d’intégration qui se
traduit par une remise en cause de la conception
keynésienne du rôle des pouvoirs publics.
L’opposition de principe du patronat européen à
toute harmonisation sociale sera toujours
respectée.
Jamais, depuis 1957, on n’a remis en question le
fait que le marché soit l’unique socle de la
construction européenne. Le marché est le seul
cadre organisationnel de l’Europe, à l’exclusion
de tout autre.
L’analyse de la manière dont la belle idée
d’union des peuples d’Europe a été détournée à
des fins mercantiles a été faite à maintes
reprises pendant la campagne référendaire de
2005. Je la résumerai par ce propos de Pierre
Bourdieu : « La construction européenne est pour
l’instant une destruction sociale. »
Deuxième partie : Les étapes du démantèlement
A partir des années soixante-dix, on va assister
à une lente démolition d’un modèle de démocratie
économique et sociale né du programme du CNR.
Les premières brèches : la presse
Pour les milieux de la finance et des affaires,
la reeconquête va commencer par le secteur de la
presse. Et on le comprend aisément puisqu’il
s’agit de conditionner les esprits à douter de
la pertinence des réformes de 1944-1947. Dès
1947, les nouvelles dispositions légales de
l’ordonnance de 1944 contre les concentrations
dans le secteur de la presse sont violées par
Hachette qui prend 50% de France-Soir, d’Elle,
de France-Dimanche. En 1950, Jean Prouvost, un
industriel du textile qui avait bâti un empire
de presse dans les années trente démentelé à la
Libération, et qui vient de lancer Paris-Match,
achète la moitié des actions du Figaro. Aucune
réaction des pouvoirs publics. Il en va de même
lorsque, dans les années soixante, des
regroupements s’opèrent entre plusieurs titres
régionaux.
Les années soixante-dix, les années Giscard,
vont voir l’arrivée spectaculaire de Robert
Hersant, condamné en 1947 à dix ans d’indignité
nationale pour collaboration avec l’Allemagne
nazie. Il a déjà acheté Nord-Matin en 1967 et
Paris-Normandie en 1972. En 1975, il rachète Le
Figaro. Bientôt son groupe s’étend à
Centre-Presse, Le Berry Républicain, La Nouvelle
République des Pyrénées. Viendront ensuite le
Dauphiné Libéré et le Progrès. Ce mouvement sans
précédent de concentration des entreprises de
presse suscite le vote d’une loi présentée par
Pierre Mauroy visant à limiter la concentration
et à garantir la transparence des entreprises de
presse. Mais cette loi du 23 octobre 1984 ne
sera pas appliquée à la situation existante. Et
lors de la première cohabitation, le
gouvernement présidé par Jacques Chirac
s’empressera d’assouplir les dispositions
prévues par la loi de 1984.
Rien ne va enrayer le processus de
concentration. Aujourd’hui, les trois grands
groupes de presse appartiennent respectivement
et dans l’ordre d’importance à Dassault, à
Lagardère et au groupe Ouest-France. Des
journaux comme Le Monde et Libération sont eux
aussi entrés dans la logique capitaliste en
étant racheté, le premier par le trio Pierre
Bergé (confection de luxe)-Mathieu Pigasse
(Banque Lazard)-Xavier Niel (télécom :
fournisseur d’accès Internet Free), le second
par Rotschild.
Ainsi, l’essentiel de la presse écrite française
est passé sous le contrôle du patronat. Bien des
journaux nés de la Résistance, comme Combat, ont
disparu. Pour la bataille des idées entre
défenseurs des acquis démocratiques et sociaux
et défenseurs des intérêts du monde de la
finance et des affaires, c’est loin d’être
négligeable.
Paralyser l’Etat en l’obligeant à s’endetter
C’est en 1973, sous la présidence de Pompidou,
qu’un coup très dur va être porté à ce qu’on
appelle l’Etat-providence. Le ministre de
l’Economie et des Finances, Giscard d’Estaing,
fait adopter une loi qui interdit à la Banque de
France de faire crédit à l’État. Alors que le
Trésor public empruntait à taux zéro à la Banque
de France, il est désormais obligé d’emprunter
aux banques privées et de payer des intérêts.
C’est un formidable cadeau fait aux banques
privées. L’accroissement sans fond de la dette
publique trouve son origine dans cette loi.
La lutte contre l’endettement n’a plus cessé,
depuis lors, de servir de justification à toutes
les régressions sociales.
Depuis l’adoption du traité de Maastricht, cette
disposition est devenue une règle européenne
(article 104 devenu l’article 123 du traité de
Lisbonne).
Le tournant de 1983
En 1981, François Mitterrand est élu sur un
programme qui s’inscrit dans le droit fil du
programme du CNR. On peut même soutenir qu’il le
poursuit et l’actualise, comme s’il était de
question de reprendre le travail de mise en
œuvre là où il s’est arrêté en 1947. Des
nationalisations, notamment dans le secteur
bancaire, sont à l’ordre du jour.
Mais on peut aussi se poser la question de
savoir si Mitterrand a été élu pour son
programme
ou davantage parce qu’il y avait un intense
besoin d’alternance après 23 ans de pouvoir de
la droite.
Car, en 1983, tout bascule. La conjoncture
idéologique a changé et les idées néo-libérales
qui puisent des arguments à la fois dans la
crise née des chocs pétroliers et également dans
l’échec manifeste des économies dirigées des
pays du bloc soviétique, s’imposent de plus en
plus. Nous nous trouvons alors dans un contexte
où, avec Reagan et Thatcher, les thèses
néo-libérales sont mises en œuvre aux Etats-Unis
et en Grande Bretagne et magnifiées en France
par les médias, par des intellectuels, par des
artistes – souvenons-nous de cette émission
intitulée « Vive la crise » avec Yves Montand –
et par des politiques comme Delors, Rocard et ce
qu’on a appelé la « deuxième gauche. » On
s’autorise, ce qui paraissait impossible
jusque-là, à remettre en question certaines
réalisations nées du programme du CNR.
Confronté à l’incompatibilité de son programme
économique et social avec les politiques
européennes néo-libérales, Mitterrand fait le
choix de cette Europe-là dont la dynamique va
dans le sens opposé aux politiques qui confèrent
un grand rôle à la puissance publique.
A partir de ce tournant dramatique, tout va se
déliter peu à peu. La part des acquis socialisés
par le programme du Conseil national de la
Résistance va inexorablement baisser. L’Acte
unique européen, puis le traité de Maastricht
vont renforcer le poids des orientations
néo-libérales qui sont imposées aux Etats
membres de ce qu’on appelle alors la Communauté
européenne.
Le ralliement du PS au primat du marché va se
traduire par des politiques inchangées selon que
le gouvernement est dirigé par la droite ou par
cette gauche-là. Il en est ainsi des
privatisations.
Les privatisations Chirac-Balladur-Juppé-Jospin
Entre 1986 et 2002, quatre gouvernements ont
procédé à des privatisations massives dans le
domaine industriel, dans celui de l’énergie,
dans celui des transports, dans celui des
assurances et dans celui de la banque, privant
ainsi la puissance publique d’importants moyens
de régulation et de redistribution ainsi que de
capacités d’intervention dans des secteurs
vitaux.
Les gouvernements successivement présidés par
Jacques Chirac, Edouard Balladur et Alain Juppé
vont, dans l’ordre chronologique, procéder aux
privatisations suivantes : Saint-Gobain,
Paribas, TF1, le Crédit Commercial de France, la
Compagne Générale d’Electricité, la Société
générale, l’Agence Havas, la Mutuelle générale
française, la Banque du bâtiment et des travaux
publics, Matra, la Compagnie financière de Suez,
Rhône Poulenc, Elf-Aquitaine, Renault, l’UAP, la
SEITA, les AGF, la Compagnie Générale Maritime,
Pechiney, Usinor Sacilor, la Compagnie française
de navigation rhénane, la BFCE, Bull.
Le gouvernement présidé par Lionel Jospin a
privatisé le Crédit Lyonnais, le CIC, la Société
Marseillaise de Crédit, la Banque Hervet, le GAN
et CNP assurances, Aérospatiale-Matra, Eramet,
RMC, les Autoroutes du Sud de la France. Et il a
procédé à l’ouverture du capital d’Air France,
de France Télécom, de Thomson Multimedia, de
EADS. On sait que ce même gouvernement, en
apportant son appui aux décisions européennes
prises en 2000 et 2002, a permis que se mette en
place le cadre légal européen qui a rendu
inévitable la privatisation d’EDF-GDF. De même,
dans le domaine des transports, il a marqué son
accord pour l’ouverture à la concurrence du
transport ferrovaire.
Ces quatre gouvernements ont apporté un soutien
sans réserve aux choix néo-libéraux adoptés au
niveau européen. Ils ont participé aux
négociations qui ont abouti à la création de
l’OMC et soutenu les accords qu’elle gère.
La bataille des retraites
La question des retraites est emblématique du
recul des valeurs qui ont inspiré le programme
du CNR. Deux thèses s’opposent : celle qui veut
le maintien d’un système par répartition et
celle des assureurs et du patronat qui, depuis
1945, veulent qu’on en revienne à la
capitalisation. Pendant 35 ans, ces derniers
n’ont pas osé afficher ouvertement leurs
intentions. Mais les temps ont changé et les
idées dominantes aussi.
Dès 1982, Denis Kessler, futur vice-président du
MEDEF et Dominique Strauss-Kahn publient un
livre intitulé « L’épargne et la retraite » qui
formule des propositions sur les retraites
préfinancées. Cet ouvrage est publié avec
l’appui de l’Association internationale pour
l’étude de l’économie de l’assurance.
A partir de 1983, des sociologues relayés par
les lobbies patronaux veulent faire entrer le
régime des retraites dans la logique libérale.
Le discours sur le vieillissement de la France
étouffe toute analyse nuancée.
Entre 1986 et 1989, une série de sondages –
outils devenus essentiels dans la bataille des
idées – expriment l’inquiétude grandissante des
Français pour l’avenir de leur retraite.
Certains de ces sondages sont financés par des
sociétés d’assurance nouvellement privatisées
comme les AGF.
En 1991, Rocard, Premier ministre, préface un
« livre blanc » sur les retraites qui propose un
passage de la durée de cotisation de 37,5 années
à 42 ans. Il envisage un examen de la question
de l’âge minimum de départ à la retraite.
En 1993, par un coup de force prenant la forme
d’un décret publié en plein mois d’août, le
gouvernement Balladur indexe le montant des
retraites sur l’évolution des prix et non plus
sur les salaires, augmente et aggrave la durée
de cotisation. Cette réforme reprend certaines
propositions du « livre blanc » de Rocard.
On connaît la suite : le plan Juppé en 1995, la
contre-réforme Fillon en 2003, celle de 2007 et
la contre-réforme de 2010.
Puisque nous parlons de valeurs et d’idées,
puis-je signaler que chaque fois que ces
modifications au pacte de solidarité de 1945 ont
été avancées, elles ont reçu un soutien massif
de l’écrasante majorité des médias et d’une part
importante des milieux intellectuels.
L’observatoire des médias Acrimed a fourni sur
cette question du soutien systématique des
médias aux propositions patronales et
gouvernementales une analyse qui est d’autant
plus impressionnante qu’on y trouve un
questionnement des médias sur les Français
eux-mêmes lorsque ceux-ci ne sont pas
majoritairement d’accord avec les
contre-réformes proposes.
Le projet global du MEDEF après l’élection de
Sarkosy
Le 4 octobre 2007, quelques mois après
l’élection de l’actuel président de la
Répulique, Denis Kessler, vice-président du
Mouvement des entreprises de France (Medef),
déclare à l’hebdomadaire Challenge : « Le modèle
social français est le pur produit du Conseil
national de la Résistance. (…) Il est grand
temps de le réformer, et le gouvernement s’y
emploie. Les annonces successives des
différentes réformes par le gouvernement peuvent
donner une impression de patchwork, tant elles
paraissent variées, d’importance inégale et de
portées diverses : statut de la fonction
publique, régimes spéciaux de retraite, refonte
de la Sécurité sociale, paritarisme… A y
regarder de plus près, on constate qu’il y a une
profonde unité à ce programme ambitieux. La
liste des réformes ? C’est simple, prenez tout
ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952,
sans exception. Elle est là. Il s’agit
aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire
méthodiquement le programme du Conseil national
de la Résistance ! »
La bataille des idées se poursuit encore et
toujours. Il faut convaincre qu’il n’y a pas
d’alternative, qu’il faut s’adapter à la
contre-réforme néolibérale planétaire comme s’il
s’agissait d’une fatalité, d’un phénomène
naturel incontournable alors que cette
régression démocratique et sociale a été voulue,
pensée, négociée et adoptée par nos
gouvernements.
Il y a un mois, le 26 octobre, le MEDEF a mis en
ligne un rapport de l’Institut Montaigne. C’est
un laboratoire d’idées créé en 2000 par Claude
Bébéar, ancien PDG d’Axa et financé par
quatre-vingt grandes entreprises. Dans ce
rapport, on peut lire : « Le pacte de solidarité
de 1945 est dépassé. »
Troisième partie : Quelle actualité pour les
valeurs qui ont inspiré le programme du CNR ?
On s’en rend compte, les valeurs portées par les
élites intellectuelles, financières, économiques
et politiques ont très peu de rapport avec
celles qui ont inspiré le programme du Conseil
National de la Résistance. Or, ce sont les
valeurs dominantes d’aujourd’hui, en tout cas,
celles qui sont distillées par les médias et ce
qu’on appelle les leaders d’opinion, ces
nouveaux directeurs de conscience qui nous
martèlent le prêt à penser dans la presse
écrite, sur les ondes et sur les écrans. Les
propagateurs de cette nouvelle foi, qui nie la
souveraineté populaire, n’hésitent pas,
lorsqu’ils ne sont pas entendus, à blâmer les
infidèles que nous sommes. Rappelons-nous les
termes qu’ils ont tous employés pour discréditer
ceux qui ne partagaient pas leur soutien au
traité européen en 2005, allant même jusqu’à
insulter un peuple qui ne les suivait pas, On
pense à cette phrase de Bertolt Brecht après le
soulèvement ouvrier à Berlin-Est en 1953 :
« puisque le peuple n’a plus la confiance du
gouvernement, est-ce qu’il ne serait pas plus
simple que le gouvernement dissolve le peuple et
en élise un autre ? »
A peu de choses près, dans le débat sur les
retraites, on a de nouveau assisté à ce battage
médiatique pour justifier, contre l’opinion
publique, l’injustice d’une réforme combattue
par une majorité de la population.
Mais il n’y a pas que le fossé entre les média
et le peuple qui pose problème. C’est l’ensemble
du paysage qui s’est modifié. Alors qu’il était
possible, à la Libération, dans un seul pays, de
construire une société solidaire, fondée sur les
valeurs qui ont inspiré le programme du CNR,
aujourd’hui, les règles européennes et
internationales négociées et acceptées par nos
gouvernements ne permettent plus de s’isoler de
l’espace européen et international. Et il ne
suffit pas de dire sortons de l’OMC ou sortons
de l’Europe pour régler la question. La
mondialisation des échanges, voulues par tous
nos gouvernements depuis les années
quatre-vingt, modifie complètement les termes du
débat.
La donne a changé. Toutes les dispositions
susceptibles de nous protéger ont été
démantelées. D’ailleurs, le mot lui même est
banni. Demander des protections, ce serait aller
à l’encontre du sens de l’Histoire ! A l’OMC, on
va même jusqu’à expliquer que c’est le
protectionisme qui est à l’origine de la
deuxième guerre mondiale. La règle, aujourd’hui,
c’est la concurrence de tous contre tous.
Concurrence en interne, concurrence
internationale. Qu’on se souvienne du fameux
débat sur la directive Bolkenstein organisant la
concurrence entre toutes les activités de
service dans l’espace européen. Qu’on se
souvienne des accords de l’OMC qui imposent à
chaque Etat le démantèlement des obstacles à la
libre circulation des biens et des capitaux, de
tous les obstacles, y compris les protections
sociales, sanitaires et écologiques. Tel est
l’ordre mondial nouveau que nos gouvernements
ont bâti en moins de trente ans.
Les valeurs qui ont inspiré le programme du CNR
peuvent-elles encore être appliquées dans cet
ordre nouveau mondialisé ?
Pas un seul instant, nous ne devons douter de la
pertinence de ces valeurs. Parce que ce sont des
valeurs universelles. Parce qu’elles sont nées
de la prise de conscience progressive, à travers
les siècles et en particulier au siècle des
Lumières, que l’être humain n’est rien sans la
collectivité dans laquelle il s’incère, que
l’être humain est d’abord un citoyen. Parce que
ces valeurs se résument dans ces trois mots qui
davantage qu’une devise claquent comme un mot
d’ordre encore et toujours à réaliser :
liberté-égalité-fraternité.
Le souci respectable de rassembler ne peut nous
faire oublier que ces valeurs n’ont pas été et
ne sont pas portées de la même manière par les
différents secteurs qui composent nos sociétés.
Pour certains, les moins nombreux mais les plus
puissants, il ne s’agit là que de mots parmi
d’autres, figés dans la pierre, qui n’engagent à
rien et qui ne conditionnent pas leurs
comportements. Pour d’autres, les plus nombreux
mais les plus faibles, il s’agit de mots
porteurs d’espérance. Ils disent un monde qui
reste à construire.
Tout dépend donc de la volonté. Volonté de
privilégier quelques-uns ou volonté d’établir
d’autres rapports humains et sociaux. Force est
de constater que l’histoire de l’humanité, c’est
une séculaire opposition entre des volontés qui
s’affrontent. Un affrontement idéologique
d’abord. Surtout dans les sociétés où l’opinion
publique a son mot à dire. Un affrontement
politique, économique et social ensuite, en
fonction du mouvement des idées et des rapports
de force qui émergent.
Nul ne peut nier que depuis trente ans les
valeurs qui ont inspiré le programme du CNR ont
reculé. Nous avons perdu la bataille des idées.
Celles et ceux qui, aux responsabilités, avaient
à défendre ces valeurs y ont renoncé.
Mais je suis de ceux qui pensent que perdre une
bataille, si lourde soit l’ampleur de la
défaite, ne peut justifier la résignation.
Jaurès déjà nous le disait : « L’Histoire
enseigne aux hommes la difficulté des grandes
tâches et la lenteur des accomplissements, mais
elle justifie l’indicible espoir. Des propos
auxquels font écho à ceux de l’homme du 18 juin,
« jamais las de guetter dans l’ombre la lueur de
l’espérance. »
C’est ici que prend tout sens sens l’appel lancé
le 8 mars 2004 par 13 grands Résistants. Dans
l’âpreté des temps présents, ceux qui ne
s’inclinèrent pas à un moment où tout semblait
perdu, nous rappellent le legs précieux qu’ils
nous ont confié. Eux aussi ont été guidés par
l’espoir. Et ils se sont engagés. Ils ont pris
parti. Le parti de défendre et de promouvoir,
même au prix du sacrifice suprême, les valeurs
qui les animaient face à ce qui tendait à les
détruire. « Nous voulons retrouver l’homme
partout où nous avons trouvé ce qui l’écrase »
écrivait Malraux.
Alors, sans le moindre doute, je réponds oui,
les valeurs qui ont animé les auteurs du
programme du CNR sont plus que jamais
d’actualité. Je dirai même qu’elles sont plus
que jamais nécessaires. En dépit, ou plutôt, à
cause de l’ampleur du recul subi depuis une
trentaine d’années.
Il n’y a pas de fatalité. L’humanité connaît des
avancées et des reculs. Parfois, les avancées ne
s’opèrent que sous la pression d’évènements
extrêmes : famines, guerres, révolutions.
Parfois, elles résultent d’une volonté soutenue
de réformer, c’est-à-dire de réduire les
injustices en modifiant le système.
Des résistances naissent et s’affirment dans de
nombreux pays d’Europe où on fait payer la crise
par ceux qui ne sont en rien responsables. En
Amérique latine, après des siècles de
colonisation et de soumission aux Etats-Unis,
après des décennies de dictatures sanglantes,
des mouvements démocratiques puissants inversent
le cours des choses.
Aujourd’hui, alors que les valeurs qui ont animé
les Résistants ne sont pas portées par les
instruments qui façonnent les opinions, même si
des alternatives émergent peu à peu – comme
Médiapart – c’est dans le rassemblement des
femmes et des hommes au sein d’une force commune
porteuse de ces valeurs que l’espoir réside.
Unis, comme le furent en 2005 les adversaires de
gauche au TCE, tout devient possible. 80% des
ouvriers, 71% des chômeurs, 67% des employés ont
dit non à ce projet de société néo-libéral. Ce
fut un vrai vote de classe. Ce fut la première
lueur d’espérance. Elle vient de la base.
Faisons en sorte qu’elle éclaire les élites.
Plus que jamais l’internationale des résistants
à cet ordre nouveau imposé depuis un trentaine
d’années s’impose. Plus que jamais, il faut
refuser le repli sur soi qui fait le jeu des
dominants, eux qui tirent leur force de notre
faiblesse au niveau européen et international.
La tâche qui incombe à celles et ceux qui
veulent être fidèles aux idéaux des Résistants
du CNR, c’est non seulement de résister, mais de
fédérer un puissant mouvement porteur de ces
idéaux en France, en Europe et dans le monde,
afin que, de nouveau, les parents puissent
laisser à leurs enfants un monde meilleur que
celui qu’ils ont reçu eux mêmes de leurs
parents.
Face aux valeurs qui écrasent les hommes et les
femmes, qui exploitent les humains et la terre,
ils nous faut porter plus fort que jamais les
valeurs du programme du CNR.
16 décembre 2010
|