Des engagements féminins au Moyen-Orient
aux XXe et XXIe siècles ? Le titre interpelle,
d’autant qu’il englobe une zone géographique où
la place de la femme dans la société, érigée en
symbole, constitue à la fois un sujet
d’affrontement politique et un enjeu de
modernité – le degré d’émancipation des femmes
étant souvent perçu comme un indicateur de
modernité.
De quoi s’agit-il ? D’une histoire du féminisme
dans cette région ? Pas vraiment. Si l’on entend
par féminisme, selon la définition du
dictionnaire de l’Académie française, un
« mouvement revendicatif ayant pour objet la
reconnaissance ou l’extension des droits de la
femme dans la société », on comprend pourquoi
les auteurs de ce recueil d’articles ont préféré
contourner cette notion. En effet, si Leyla
Dakhli et Stéphanie Latte Abdallah, directrices
de cet ouvrage, y présentent certaines
expressions et figures d’un féminisme
« revendicatif » dans la région, elles explorent
surtout « d’autres formes d’engagements,
d’autres voies en marge de préoccupations
clairement féministes » (Éditorial, p. 3).
La somme des huit travaux de recherche présentés
dans cet ouvrage n’a pas non plus la prétention
de peindre une fresque exhaustive, dans l’espace
et dans le temps, de l’histoire de l’engagement
des femmes au Moyen-Orient. Elle entend plutôt
dévoiler par séquences le tableau d’un mouvement
encore en phase de reformulation, d’un paysage
en recomposition. Ainsi, les différents articles
exposés – dont on peut remarquer que tous les
auteurs sont des femmes – évoquent les
trajectoires individuelles ou collectives
variées de femmes palestiniennes, israéliennes,
égyptiennes, syriennes, libanaises et yéménites.
Selon les directrices de l’ouvrage, ils peuvent
être classés selon trois axes de recherche. Le
premier est centré sur la question de la
spiritualité ; il évoque les trajectoires de
« réformatrices de la foi » qui investissent la
religion comme un champ d’expérimentation. Le
second, plus directement lié à la question du
statut social des femmes, met en lumière des
mouvements revendiquant de nouveaux rôles,
politiques ou sociaux, pour les femmes. Enfin,
le dernier veut montrer les articulations entre
engagement féminin et question nationale en
Israël et en Territoires occupés, terrains où
toute forme d’engagement ne peut totalement se
soustraire aux enjeux nationaux.
Engagement féminin et spiritualité
Trois articles sont consacrés à l’investissement
du champ religieux par des femmes, domaine jadis
strictement réservé aux hommes. On peut
s’interroger sur les enjeux sociaux de ce
phénomène sans précédent : vise-t-il à
promouvoir un nouveau statut des femmes,
affranchi du contrôle masculin ? Participe-t-il
d’une dynamique plus globale d’émancipation des
femmes ?
Dans « Prédicatrices de salon à Héliopolis :
vers la salafisation de la bourgeoisie au
Caire » (p. 63), Sofia Nehouda s’intéresse au
rôle croissant des femmes musulmanes dans le
renouveau religieux qui s’opère au sein des
classes bourgeoises égyptiennes. Cette nouvelle
configuration religieuse se manifeste par la
réhabilitation au quotidien de codes et
pratiques religieuses surannés – comme la
multiplication du port du voile ou du niqâb
(voile intégral) chez les femmes. Son étude
s’appuie sur l’observation participante de deux
halaqât (littéralement « cercle »), salons
d’instruction religieuse [1]
tenus par des femmes à Héliopolis. Deux traits
saillants ressortent de son analyse.
Le premier est que ces séances participent d’une
sorte de phénomène de mode et constituent un
haut lieu de reproduction sociale. En effet, les
prêcheuses qui les dirigent sont des
personnalités charismatiques appartenant à
l’élite urbaine, qui ont « renoncé à la scène et
au glamour pour se tourner vers la religion et
le voile » (p. 63). On peut aisément s’imaginer
la fascination et l’émulation que peuvent
susciter des actrices « repenties » ou encore
une femme mannequin ancienne égérie de
l’élégance et de la pudeur (p. 65). De même, ces
séances revêtent une fonction éminemment
socialisante puisqu’elles permettent à des
femmes, animées par des motivations diverses
mais issues d’un milieu social relativement
homogène (classe supérieure éduquée), de se
retrouver et d’échanger, prenant parfois
l’allure de soirées « entre copines » (p. 67).
Le second trait tient au paradoxe suivant : ce
phénomène est à la fois émancipateur et
conservateur. En effet, bien que ces femmes
aspirent à occuper les mêmes fonctions
religieuses que les hommes, justifiant leur
démarche à l’appui de textes religieux, elles ne
manifestent aucune velléité à renverser la
hiérarchie des sexes ni à investir la sphère
publique, préférant se confiner dans un espace
privé – même si les contours de cet espace se
déplacent de facto malgré elles. Ainsi,
ces femmes, « parfois plus intransigeantes que
les hommes sur la question de leur propre
statut », se font les propres artisans du
verrouillage de leur condition qu’elles
« sur-féminisent ». Elles sont, conclut
l’auteure, des « révélateurs de l’état global de
la société égyptienne, séduite depuis peu par
l’univers de sens et de pratiques salafi,
considéré comme la vision la plus fidèle de
l’architecture islamique originelle » (p. 76).
On regrettera le manque de rigueur scientifique
çà et là dans l’article, dont le plus patent est
la référence à la sourate coranique «
al-ahsâb » traduite par « Les Comptes », qui
n’apparaît pas dans les exemplaires du Coran que
j’ai consultés. Sans doute l’auteure fait-elle
référence à la sourate « al-ahzâb » que
l’on peut traduire par « Les Factions [2] » ?
L’erreur est d’autant plus regrettable que cette
sourate est censée évoquer des passages
concernant la prescription du port du niqâb
chez les femmes, sujette à débat dans de
nombreuses régions du monde – y compris en
France. De même, il aurait été instructif de
donner une définition plus rigoureuse du
« féminisme islamique », mentionné p. 64, dans
la mesure où les deux notions peuvent, pour le
lecteur non averti, revêtir des aspects
antinomiques.
En étudiant « Les cercles féminins de la
Qubaysiyya à Damas », Aurélia Ardito
s’intéresse plus particulièrement aux liens qui
unissent les enseignantes (anisât) et
leurs disciples. Confrérie féminine soufie créée
en Syrie par Munîra al-Qubaysi, ce mouvement a
essaimé dans de nombreux pays, comme le Liban,
la Jordanie, la Palestine, les pays du Golfe, et
jusqu’aux confins de l’Atlantique, aux
États-Unis et au Canada. Ses disciples sont
reconnaissables par un code vestimentaire dont
le jeu de couleur traduit les degrés d’une
hiérarchie interne : un long gilbâb
(manteau boutonné), un higâb (voile) noué
sous le cou et des collants beiges opaques (p.
77).
Pour élaborer son analyse, l’auteure s’appuie
sur des entretiens soumis à des membres actuels
ou sortis de ce cercle. Dans un premier temps,
elle resitue le rôle des femmes dans l’histoire
de l’islam soufi en nous rappelant qu’au Moyen
Âge, de nombreuses femmes ont eu une vocation
mystique et sont parvenues à s’imposer en
modèles spirituels. Leur occultation de l’espace
public musulman, « résultat d’une dérive
théologique et juridique favorisée par
l’ignorance dans laquelle les femmes étaient
gardées » (p. 80), s’est opérée plus tard. La
renaissance des cercles féminins, explique
l’auteure, n’est pas sans liens avec les
réformes des années 1970 qui ont favorisé
l’accès massif des femmes à l’éducation et leur
participation à la vie sociale et politique du
pays.
Sur le plan doctrinal, la Qubaysiyya
demande à ses membres de « s’émanciper en
devenant compétentes en matière de religion pour
être indépendantes dans la conduite de leur
vie » ; elle les exhorte à poursuivre des études
et à jouer un rôle actif dans la société selon
une conduite islamique (p. 81). L’affiliation au
mouvement repose sur la rabîta, le lien
soufi fondé sur la confiance envers son
enseignante. Chaque disciple doit se confier à
elle comme « le cadavre entre les mains d’un
mort » (p. 77) et obéir sans poser de questions
(p. 87). Ce lien s’intensifie au fil du parcours
des néophytes, à tel point que l’anîsa se
substitue à leurs proches (famille, maris), ce
qui peut parfois créer des conflits (p. 84-85).
Enfin, sur le plan social, les qubaysiyyât,
tout comme les femmes des halaqât
égyptiens, aspirent à un engagement borné au
domaine religieux et éducatif (p. 88) ; elles
revendiquent des espaces monosociaux, ce qui les
inscrit dans une démarche somme toute
conservatrice.
Cet article, qui a le mérite de nous éclairer
sur les représentations et les codes d’un
mouvement relativement méconnu, laisse toutefois
perplexe en ce qui concerne la dimension
politique de la Qubaysiyya. En effet,
l’auteure explique d’un côté qu’en Syrie, « la
façon de s’habiller des femmes devient le signe
d’un refus du régime alaouite », et de l’autre,
que certaines recrues « ne s’apercevraient pas
de cet aspect politique » (p. 84). Comment
peut-on ériger une tenue vestimentaire en
symbole politique si certaines des femmes qui la
portent n’en ont pas conscience ? Tout bon
observateur de la société syrienne sait que le
port du voile a des significations multiples –
comme se donner l’étiquette de « fille de bonne
famille » pour attirer des prétendants au
mariage. De la même manière, affirmer qu’
« aucune résistance des Frères [musulmans] ne se
manifeste plus dans les années qui suivent [la
répression dont le point culminant est atteint
par les massacres de Hama en 1982 [3] ?] »
(p. 81) est pour le moins étonnant, lorsqu’on
sait que les Frères syriens n’ont jamais cessé
de mener des activités de résistance, bien
qu’acculés à l’exil par la loi 49 promulguée en
juin 1980, qui punit l’appartenance ou la
sympathie pour leur mouvement de la peine
capitale.
Le troisième article de Catherine Mayeur-Jaouen
restitue le rôle d’Umm Irînî (décédée en 2006),
abbesse du monastère d’Abû Sayfayn dans le
Vieux-Caire, dans l’affirmation d’un nouveau
rôle social et religieux des femmes. Son
analyse, qui repose sur deux hagiographies d’Umm
Urînî, montre comment cette dernière a contribué
au renouveau copte et monachique dans les
milieux féminins égyptiens. « Fondatrice
d’ordre », « réformatrice », « bâtisseuse » (p.
111), cette personnalité charismatique est
parvenue à s’ériger en modèle de piété et à
créer de nombreuses émules, contribuant ainsi à
donner aux femmes un rôle nouveau dans l’église
copte.
On peut retenir avec l’auteure deux aspects
inhérents à ce phénomène. Le premier est que le
parcours des nonnes coptes, qui n’ont jamais
consciemment revendiqué « un quelconque
féminisme ou une parole spécifiquement
féminine » a contribué à « influencer la
communauté qui les entoure » (p. 116) en
promouvant l’idée une autonomie nouvelle des
femmes égyptiennes. Le second est que « les
différents mouvements féminins nés dans l’ombre
des religieuses coptes permettent […] aux jeunes
filles pieuses et à leurs familles de légitimer
un célibat prolongé, aujourd’hui la norme, et
qui risque pour beaucoup de devenir définitif »
(p. 119).
À la lumière de ces trois articles, il apparaît
que l’investissement des femmes dans le champ
religieux, islamique ou copte, correspond moins
à une velléité d’émanciper leur statut global
dans la société qu’à une volonté de s’ériger en
gardiennes de la piété, de créer de nouveaux
liens sociaux dans des espaces monosexués et de
se mettre en accord avec une exigence de rigueur
et d’austérité.
Engagement féminin et promotion du statut social
Trois autres articles évoquent le parcours de
femmes dont l’engagement vise à réagir à
l’assignation des femmes à un seul rôle ou à une
seule voix.
« Entre silence et fracas : émergence et
affirmation des luttes féministes dans les
communautés juives orthodoxes en Israël
(1940-2009) » de Valérie Pouzol nous montre
comment les femmes juives orthodoxes
israéliennes s’arrogent un espace de défense de
leurs droits et d’expression d’une politique
émergente. Ce mouvement « associe la défense du
féminisme au registre des tâches saintes (avoda
kodesh) » (p. 38) et cherche ainsi à
« rendre compatible féminisme et orthodoxie
juive » (p. 34). À la différence des actrices
des halaqât islamiques décrits plus
hauts, ces femmes veulent non seulement prendre
des responsabilités dans l’espace rituel – en
accord avec la Halakha (la loi juive) –
mais aussi investir l’espace public et accéder à
des fonctions administratives (p. 35). Ainsi,
les femmes orthodoxes possèdent désormais une
institution interlocutrice qui possède des
antennes dans tout le pays (p. 38). En dépit de
l’opposition du Grand rabbinat, certaines,
qualifications en main, sont parvenues à occuper
des fonctions telles qu’avocates du droit
familial ou conseillères rabbiniques, n’hésitant
pas à solliciter l’arbitrage de la Cour Suprême
pour obtenir gain de cause (p. 33).
Toutefois, note l’auteure, ces avancées, qui
n’ont pas été « fulgurantes » (p. 39), se
heurtent à de nombreux écueils. D’une part, ces
féministes religieuses sont souvent mal
acceptées par leurs consœurs laïques qui
combinent lutte des femmes et lutte contre
l’oppression des Palestiniens. D’autre part,
elles subissent une double contrainte : « celle
de la tradition religieuse et de ses normes, et
celle d’un sionisme religieux pour lequel la
réinstallation du peuple sur sa terre, la
pérennité du peuple d’Israël réclament un
rigorisme dans l’attachement aux rôles
ancestraux des Filles d’Israël » (p. 43). Ainsi,
en réaction à l’activisme réformiste de ces
femmes, le monde religieux s’est radicalisé,
développant des pratiques « intransigeantes
échappant parfois aux autorités religieuses
officielles » (expéditions punitives, brigades
de mœurs, renforcement des pratiques de
séparation des sexes, etc.) (p. 39).
Dans « Beyrouth-Damas 1928 : voile et
dévoilement », Leyla Dakhli s’intéresse aux
enjeux du débat exalté sur le port du hijâb
(voile islamique vu comme une injonction
religieuse) qui s’est posé à la fin des années
1920 dans les deux capitales levantines alors
sous mandat français. Elle s’appuie plus
particulièrement sur la réception de l’ouvrage
Al-sufûr wa-l-hijâb (Pour ou contre le
voile) de Nazîra Zayn al-dîn, jeune théologienne
musulmane alors âgée de 20 ans.
Après nous avoir rappelé que le début du XXe
siècle fut tourné vers l’émancipation nationale
à laquelle les femmes étaient activement
associées – en tant que symbole de modernité –,
l’auteure s’interroge sur les causes et les
conséquences du changement de cap polarisant la
« question féminine » autour de la tenue
vestimentaire. Elle explique que dans les années
1920-1930, la politique mandataire de division
communautaire et confessionnelle a « renforcé la
spécificité du statut des musulmanes » (p.
129) ; le propos s’est alors centré sur « les
interdits visant particulièrement les femmes
musulmanes dans leurs représentations communes »
(p. 130).
C’est dans ce contexte, nous explique l’auteure,
que l’ouvrage de Nazîra Zayn al-dîn est paru,
comme réponse au carcan, symbolisé par le hijâb,
imposé aux femmes musulmanes. Dans son traité,
la jeune femme démontre par la religion la
nécessité de l’émancipation des femmes à son
père, un cheikh druze considéré comme une
autorité religieuse au Liban. Mais elle défend
surtout « le droit pour chaque musulman et
musulmane de ne pas suivre aveuglément les
prescriptions des oulémas » ; « elle n’est pas
simplement contre le port du hijab, elle
est pour que chaque femme puisse envisager de le
porter ou de l’ôter en conscience » (p. 133).
L’auteure explique son succès (première édition
épuisée en deux mois) par la qualité de son
travail, apprécié par certains oulémas respectés
bien que stigmatisé par la plupart d’entre eux.
Par delà la question du voile, l’œuvre de Nazîra
touche au droit des femmes puisqu’elle établit
un fondement individuel à la pratique religieuse
et revendique une égalité entre l’homme et la
femme dans l’interprétation des textes (p. 134).
Elle participe ainsi à un mouvement plus large
de conquête politique et sociale pour les femmes
dans la région. Toutefois, conclut l’auteure, la
portée de ce mouvement s’est heurtée à la
conjoncture politique et sociale. Dans le
contexte du Levant colonial, les tenants du
dévoilement, associés à la modernité et à
l’ennemi occidental, ont dû céder le pas devant
les indépendantistes, érigés en garants d’une
tradition réinventée, associant l’imposition du
port du voile à la « vraie » tradition.
Cet article, d’une qualité remarquable, n’est
pas sans rappeler les débats actuels sur le port
du voile, tant en Europe qu’au Moyen-Orient. Nul
doute qu’une traduction de l’ouvrage de Nazîra
susciterait l’intérêt de plus d’un lecteur. Deux
questions restent tout de même en suspens : dans
la mesure où Nazîra était de confession druze
(branche hétérodoxe issue du chiisme ismaélien),
on peut se demander si d’une part, son analyse
évoque des particularismes culturels et
religieux druzes et, d’autre part, si cet
élément a entravé la diffusion de son message
chez les musulmanes sunnites orthodoxe.
A travers l’exemple de Saïda, shaikha au Yémen,
Maggy Grabundzija tente de montrer comment la
distribution genrée des rôles peut se trouver
contredite par l’imposition d’autres formes
d’autorité. En s’appropriant les qualités
masculines de l’honneur et du jugement, Shaikha
Saïda est parvenue à s’imposer en conciliatrice
occupant une place centrale dans le règlement de
nombreux litiges quotidiens. Toutefois, comme le
souligne l’auteure, cette dernière doit, en
grande partie, sa respectabilité à son père,
« cheikh connu et respecté dont la réputation
dépasse les frontières de ce territoire » (p.
92). À la lumière de cette donnée, l’exemple de
Saïda, dont le parcours reste somme toute
atypique et intéressant, parait inapproprié pour
révéler un quelconque déplacement des frontières
genrées des rôles au Yémen.
En résumé, si des voix s’élèvent pour réagir à
l’assignation des femmes à un seul rôle ou à une
seule voix, les tableaux brossés dans ces trois
articles indiquent qu’elles sont plutôt
marginales et souvent étouffées par des
mouvements politiques et sociaux plus forts ou
plus enclins à servir des causes politiques
immédiates.
Engagement féminin et questions nationales
Enfin, deux derniers articles examinent
l’influence des enjeux nationaux sur
l’engagement des femmes en Israël et en
Territoires occupés.
Stéphanie Latte Abdallah s’intéresse à
l’incarcération des femmes palestiniennes dans
des établissements pénitentiaires israéliens
depuis la guerre des Six jours. Cette
expérience, ancrée dans le quotidien des
Palestiniens puisque près d’un tiers d’entre eux
l’ont vécue, a touché les femmes à partir de
1967, donnant lieu à plusieurs générations de
prisonnières. L’enjeu singulier de cette
incarcération féminine est la mise en scène des
corps et de la sexualité des femmes, utilisés
comme moyen de pression par les interrogateurs,
dans une société où le viol et l’exhibition des
corps conduisent à l’ostracisme et à la
déconsidération.
Pour élaborer son article, l’auteure s’est
appuyée sur des entretiens réalisés auprès
d’avocats, de responsables et de personnes
travaillant dans des ONG, ainsi qu’avec des
ex-détenus, dont une quinzaine de femmes.
Tout d’abord, elle esquisse un portrait de ces
femmes. Pour la plupart jeunes (environ 25 ans
lorsqu’elles se sont retrouvées incarcérées),
elles ont en commun d’avoir été bouleversées
dans l’enfance par l’exode des réfugiés et
traumatisées par des expériences familiales. Les
récits révèlent que l’expérience de la prison a
contribué à élaborer leur engagement et à
affiner leurs orientations politiques (p. 13).
Elle a aussi été un moment émancipateur et
fondateur de liberté pour certaines détenues qui
se sentaient « libres intérieurement », à l’abri
de « toutes les choses qui retiennent les femmes
socialement : les voisins, les femmes qui
parlent sur vous » (p. 14) – on aurait aimé que
S. L. Abdallah s’attarde un peu plus sur ce
paradoxe.
L’auteure distingue deux étapes dans
l’organisation du système carcéral israélien. À
partir de 1967, la prison était « un lieu de
formation et d’apprentissage participant à
l’affirmation d’une identité de prisonnière
politique » (p. 10). Les luttes successives pour
améliorer leurs conditions de détention ont
construit et développé cette identité –
conformément à la théorie de Georg Simmel selon
laquelle les conflits renforcent l’identité et
la cohésion sociale d’un groupe. Puis à partir
des accords d’Oslo, l’administration
pénitentiaire s’est employée à fragmenter le
corps collectif en individualisant le quotidien
des détenus et en sapant l’organisation
collective (p. 23-26). L’un des exemples les
plus éloquents est que les montants alloués pour
les achats des prisonniers, auparavant réunis
sur un compte commun, se sont individualisés
pour créer des écarts et des rivalités de
statut.
En résumé, l’expérience carcérale des femmes
palestiniennes ne diffère pas foncièrement de
celle des hommes, si ce n’est sur les deux
points précis que sont l’enjeu de l’exposition
de leur corps et la possibilité d’une
organisation hors de toute tutelle masculine.
L’article d’Elisabeth Marteu, « Associations de
femmes et partis politiques arabes palestiniens
en Israël », nous montre comment, à partir des
années 1990, de nombreuses associations de
femmes arabes israéliennes se sont imposées
progressivement comme « alternatives au
politique », en particulier à la politique
israélienne (p. 56).
Ces associations, dirigées par des femmes plus
ou moins politisées, souvent issues de la
militance communiste, se sont
professionnalisées, notamment grâce à
l’émergence d’une nouvelle génération de femmes
éduquées, à l’affluence de financements
étrangers et au succès international des
problématiques de genre. Elles tentent
d’articuler ambitions sociale et politique, même
si la plupart refusent d’être étiquetées comme
« politiques », domaine perçu comme inefficace,
comme synonyme de tensions et de conflits.
Enfin, certaines de ces associations, qui se
présentent comme un moyen de « faire de la
politique autrement », se voient comme des
« agents de neutralisations » et des
« antichambres du politique » (p. 59). Elles
estiment que l’engagement associatif apporte
« moins d’obstacle et plus d’impact » que
l’engagement politique, notamment grâce aux
pratiques de plaidoyer et de lobbying.
En réaction à cette exigence de dépolitisation,
conclut l’auteure, condition nécessaire à l’aide
des bailleurs de fonds internationaux, ces
associations se sont trouvées accusées
d’aseptiser les structures civiles
palestiniennes en développant des programmes
d’action polémiques, influencés par le féminisme
occidental jugé inadapté et néocolonial.
Ces deux articles nous montrent que lorsque les
conjonctures politiques l’imposent, ce qui est
le cas en Palestine et en Territoires occupés,
les engagements féminins ne peuvent faire fi des
questions nationales qu’elles se réapproprient
et reformulent.
Pour conclure, cet ouvrage collectif apporte
sans conteste de nouvelles pistes de réflexion
sur la question féminine au Moyen-Orient, même
si, dans un format collectif tel que celui-ci,
les problématiques esquissées ne dépeignent
qu’un tableau partiel de la situation. Certains
travaux posent ainsi les jalons de nouvelles
recherches à mettre en perspective à l’aulne
d’évènements plus récents, comme l’interdiction
du voile chez les étudiantes égyptiennes et
syriennes (été 2010), symptomatiques d’une
crainte du développement du féminisme islamique
par ces régimes ou de l’investissement du champ
religieux par les femmes d’une manière plus
générale.
Notes
[1]
Ces séances alternent cours de tawjîd
(psalmodie du Coran) et séances de tafsîr
(exégèse des textes sacrés)
[2]
Le Coran, version bilingue traduite en
Français par Denise Masson, Sourate XXXIII,
Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,
éd. 1980, p. 549. Notons que cette sourate
évoque la question du port du voile pour les
femmes du Prophète de l’islam, et non pour
toutes les femmes.
[3]
L’auteure ne donne pas de date à ces événements.
Source : La vie des idées 10-12-2010
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