«Apriori, on pourrait se dire que l’attaque de
la flottille humanitaire au large de Gaza ne
change rien. Quatre ans après la guerre au
Liban, moins de deux ans après l’offensive sur
Gaza, Israël s’est permis une nouvelle action
tout à fait inadmissible, contraire au droit
international, face à laquelle tempêtent toutes
les opinions publiques, aussi bien en Europe que
dans le monde arabe. Comme lors des précédents
épisodes, les gouvernements occidentaux
condamnent, mais leur condamnation n’est jamais
suivie d’effet. On a l’impression que l’histoire
est un éternel recommencement.
Et, de fait, ce qui s’est passé au large de Gaza
est un peu la conséquence du sentiment
d’impunité qu’éprouve l’État hébreu. Israël est
habitué aux condamnations sans effet. Néanmoins,
cette fois, quelque chose a changé.
On a bien vu que les défenseurs inconditionnels
de la politique israélienne étaient gênés dans
leur argumentation. Bernard Henri-Lévy a écrit
une tribune sur ce qu’il appelle “la
désinformation” (Libération du 7 juin). En
substance, il explique que les membres de
l’équipage arraisonné étaient liés à al-Qaida,
qu’il s’agissait d’une flottille
pseudo-humanitaire obéissant à un agenda
politique. Mais l’humanitaire a toujours été
politique ! Comment Bernard-Henri Lévy, lui-même
partisan de l’ingérence humanitaire, peut-il
brusquement dénigrer une action de citoyens en
faveur de la population de Gaza, au prétexte que
cette aide a, également, une signification
politique ? C’est toujours le même “deux poids
deux mesures” qui revient dans la bouche des
défenseurs de la politique israélienne. Mais,
cette fois, avec plus de difficulté qu’à
l’accoutumée.
L’assimilation des Palestiniens à des
“activistes” liés peu ou prou au Hamas bute sur
le fait qu’en l’occurrence, les victimes sont
des militants d’ONG. Les ONG inspirent d’emblée
la sympathie des opinions publiques.
Or, Israël – et c’est la première fois – s’est
attaqué non plus à l’un de ses adversaires
directs, libanais ou palestiniens, mais à des
citoyens mobilisés autour d’une cause
humanitaire. C’est un vrai tournant : Israël a
perdu la bataille de l’opinion. Aujourd’hui, cet
État ne peut espérer redorer son image sans un
changement radical d’attitude passant, sans
doute, par un changement de gouvernement.
L’autre aspect important, qui n’est pas nouveau
mais qui devient plus visible, c’est la
multipolarisation du monde. Ce phénomène se
perçoit à plusieurs niveaux. D’abord, on oublie
souvent que le blocus de Gaza n’est pas que le
fait d’Israël. L’Égypte y participe. Aussi,
quand la Ligue arabe a demandé la fin du blocus,
cela s’adressait autant à l’Égypte qu’à Israël.
Peu de temps auparavant, le Brésil et la
Turquie, deux pays qui ne sont pas membres
permanents du Conseil de sécurité et
n’appartiennent pas non plus au G8, signaient un
accord avec l’Iran pour trouver une solution au
problème du nucléaire.
La question palestinienne se formule donc dans
un contexte nouveau, où les pays occidentaux
n’ont plus le monopole de la puissance. Il ne
s’agit pas d’une question arabe ou musulmane.
Bien sûr, la Turquie, d’où est partie la
flottille pour Gaza, est un pays musulman. Mais
elle développe une diplomatie autonome, qui l’a
conduite, hier, à un accord stratégique avec
Israël et, aujourd’hui, à rompre ce même accord.
Dans les pays émergents du Sud, la question
palestinienne prend de plus en plus
d’importance, car elle fait écho à un héritage
de luttes anticolonialistes.
Du sud au nord, c’est autour du droit des
peuples à disposer d’eux-mêmes que se
cristallise la mobilisation contre l’occupation
de la Palestine. Hier, la jeunesse se mobilisait
contre la guerre du Vietnam ; aujourd’hui, elle
se bat pour le peuple palestinien.
Il y a donc de solides bases pour renverser le
rapport de forces. Nos gouvernements, en Europe,
sont encore partagés entre la conscience qu’ils
ont de la désaffection du public européen et une
culture de soutien à Israël, qui renvoie aussi à
un sentiment de culpabilité par rapport à la
Seconde Guerre mondiale. Mais en tout cas, ils
prennent conscience du changement de l’opinion.
Au niveau européen, la bataille au Parlement
peut prendre un nouvel essor. Les parlementaires
européens qui se rendent dans les territoires
palestiniens mesurent combien est fausse et
scandaleuse la vision d’un État d’Israël “seule
démocratie du Proche-Orient face aux barbares”.
Cette affaire de la flottille de Gaza n’est pas
seulement une erreur militaire, c’est une erreur
stratégique qui va avoir une incidence forte sur
la suite du conflit. Je pense que le blocus de
Gaza a du plomb dans l’aile. Il ne pourra pas
tenir encore très longtemps. »
Pascal Boniface, Directeur de l’Institut de
relations internationales et stratégiques
(IRIS), est l’auteur de l'Atlas du monde global,
2ème édition, coécrit avec Hubert Védrine,
Armand Colin (2010), Vers la 4e Guerre
mondiale ? (2005) et Comprendre le monde.
Éditions Armand Colin (2010).
Propos recueillis par Laurent Etre dans
l’Humanité le
28/06/2010
|