COMMISSION ARABE DES DROITS HUMAINS

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2010-06-11

La valeur des instruments internationaux vis-à-vis du droit interne des États de l’Orient arabe* - Nael Georges**

 

 

L’efficacité des traités internationaux dépend de leur valeur vis-à-vis du droit interne, c'est-à-dire de la supériorité de leurs normes en cas de conflit avec les dispositions de l’ordre juridique interne. Le droit international prévoit qu’aucun membre d’un traité ne peut invoquer les dispositions de son droit interne pour justifier la non-application de dispositions dudit traité. Ce principe est confirmé par la doctrine de la Cour Permanente de Justice Internationale (CPJI), dans deux avis consultatifs. Le premier revient au 21 février 1925, dans lequel la Cour déclare qu’« un État qui avait valablement contracté des obligations internationales (était) tenu d’apporter à sa législation les modifications nécessaires pour assurer l’exécution des engagements pris» (1). Le deuxième avis date du 4 février 1932, il déclare qu’« un État ne saurait invoquer sa propre constitution pour se soustraire aux obligations que lui imposent le droit international ou les traités en vigueur » (2). En vertu de la Convention de Vienne sur les dispositions des traités de 1966 ; les engagements internationaux prévalent sur le droit interne. L’article 26 dispose que « tout traité en vigueur lie les parties et doit être exécuté par elles de bonne foi ». L’article 27 précise qu’« une partie ne peut invoquer les dispositions de son droit interne comme justifiant la non-exécution d’un traité ».

Les différents comités des droits de l’homme de l’ONU étaient conscients de l’importance de la clarification de cette question par les États membres. Ainsi, le Comité des droits économiques, sociaux et culturels dans son observation générale intitulée « l’application du Pacte au niveau national» (3) a mis en évidence la place du Pacte dans l’ordre juridique interne. Ce comité a proclamé que les questions relatives à l'application du Pacte au niveau national doivent être régies en vertu de l'article 27 de la Convention de Vienne mentionné ci-dessus. Le Comité des droits de l’enfant va dans le même sens ; il a demandé expressément, dans ses directives aux États, d’indiquer la place de la convention dans le droit interne (4). Les modalités adoptées, pour rendre les traités supérieurs aux lois nationales, varient selon les États (5). Certaines constitutions étatiques reconnaissent la supériorité des traités. En revanche, certaines nécessitent l’adoption de lois spécifiques pour donner à un traité international, même s'il a été ratifié, force de loi nationale. D’autres États ne reconnaissent la primauté des conventions internationales que pour les lois antérieures à leur adoption alors que les lois postérieures restent supérieures aux règles des traités.

Cette question n’est pas toujours tranchée d’une manière claire dans les législations internes des États de l’Orient arabe, tant sur le plan constitutionnel ou jurisprudentiel. En effet, la supériorité ou non des traités internationaux vis-à-vis des législations nationales, est ambiguë dans certains États d’Orient. Cela est dû à plusieurs raisons. Tout d’abord, certaines constitutions, comme celle de la Jordanie ne contiennent aucune disposition consacrée expressément au rapport entre les traités internationaux et les lois nationales (6). En outre, la valeur constitutionnelle de la charia rentre en conflit avec la valeur constitutionnelle des traités internationaux dans la mesure où il y a incompatibilité entre quelques dispositions islamiques et internationales.

La position des États de l’Orient arabes n’est pas toujours la même face aux instruments internationaux des droits de l’homme (7). Ainsi, le Liban affirme, à travers la jurisprudence nationale, que la convention l’emporte sur la loi interne en cas de conflit (8). Le Liban a incorporé la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) suite à un amendement de la constitution en 1990. Le préambule prévoit que « le Liban est arabe dans son identité (….) de même qu'il est membre fondateur et actif de l'Organisation des Nations Unies, engagé par ses pactes et par la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme. L'État concrétise ces principes dans tous les champs et domaines sans exception ». L’efficacité de la réception du droit international par le Liban reste une exception parmi les États d’Orient arabe. En revanche, l’Égypte n’a pas attribué une telle valeur à la DUDH dans son droit interne. La Cour suprême égyptienne n’a pas reconnu la valeur obligatoire de la DUDH ; elle a affirmé que cette déclaration n’a qu’une valeur législative et non constitutionnelle (9).

L’article 151 de la Constitution égyptienne prévoit que « le Président de la République conclut les traités et les communique à l'Assemblée du Peuple accompagnés d'un exposé adéquat. Ils auront force de loi après leur conclusion, leur ratification et leur publication, conformément aux conditions en vigueur» (10). En effet, les dispositions de cet article constituent une arme à double tranchant ; l’attribution aux traités la force de loi octroie une valeur législative et non une valeur constitutionnelle suprême (11). Cela signifie que les dispositions de ces traités risquent d’être écartées dans le cas de l’adoption d’une loi postérieure et qui serait en conflit avec lesdites dispositions. Toutefois, certaines lois adoptées postérieurement aux traités, prévoient une clause permettant la survie des dispositions des traités. Ces lois mentionnent explicitement que leurs applications ne mettent pas fin aux engagements internationaux. L’ambiguïté de cette question a poussé le comité des droits de l’homme, dans une observation finale sur les rapports périodiques de l’Égypte, à montrer sa préoccupation. Le comité a déclaré qu’il « regrette le manque de clarté qui entoure la question de la valeur juridique du Pacte par rapport au droit interne et aux conséquences qui y sont attachées. L’État partie devrait s’assurer que sa législation donne plein effet aux droits reconnus par le Pacte et que des recours effectifs soient disponibles pour l’exercice de ces droits» (12).

A l’instar de l’Égypte, la Constitution syrienne attribue le pouvoir de conclure les traités au Président de l’État. Celui-ci peut également, selon l’article 104 de la Constitution syrienne, « abroger les traités et les conventions internationales, conformément aux dispositions de la Constitution ». Le pouvoir de conclure les traités est attribué également à l’Assemblée du peuple; l’article 71 alinéa 5 de la Constitution prévoit que cette Assemblée « adopte les traités et les accords internationaux qui intéressent la sécurité de l’État, à savoir les traités de paix et d’alliance, tous les traités qui se rapportent aux droits de la souveraineté ou les accords qui octroient des concessions aux sociétés ou aux compagnies étrangères ainsi que les traités et accords qui font assumer au trésor public des dépenses non prévues dans le budget ou qui sont contraires aux dispositions des lois en vigueur et celles dont l’exécution exige la promulgation d’une nouvelle législation». De ce fait, l’Assemblée ratifie deux catégories de traités : ceux qui mettent en cause la sécurité externe (13) et interne (14) de l’État ou bien ceux qui mettent à sa charge des dépenses supplémentaires (15). Enfin, le Conseil des ministres peut conclure les conventions et les traités conformément à la constitution (16). La Constitution syrienne ne dit rien sur la supériorité ou non des traités sur les lois internes. Toutefois, il nous semble que les traités ont la force des lois à l’instar du cas égyptien. Ceci a été affirmé par le ministre de la justice syrien dans une déclaration publique rendue lors de la 44e session du Comité contre la torture le 4 mai 2010.

Les constitutions de la Jordanie et du Liban octroient également le pouvoir de conclure les traités aux chefs d’État (17). Ces deux constitutions exigent l’accord de la Chambre des députés dans certaines conditions, notamment dans le cas où un traité engage les finances de l'État (18). Dans ce cadre, la Cour suprême de justice jordanienne avait décidé de ne pas donner suite aux accords conclus entre le ministre de l’économie et le directeur de la délégation américaine le 17 septembre 1954 (19). L’argument de la Cour était que ces accords sont considérés comme un traité qui n’a pas été conclu conformément à la constitution (20). Néanmoins, la haute juridiction suprême est intervenue en Jordanie pour clarifier le rapport entre les traités internationaux et le droit interne en raison du silence de la Constitution. La Cour de cassation (Al-tamiez) jordanienne a tranché le débat en donnant aux traités et aux conventions une valeur supérieure vis-à-vis de la loi jordanienne (21). La Cour a dit qu’« en principe ce sont les dispositions législatives internes en vigueur qui devraient être appliquées à moins qu’il y ait des dispositions contraires dans un traité ou un accord international » (22). La Cour a ajouté que « cette règle ne s’affecte pas par la postériorité de la loi interne à l’accord international ou par la postériorité de l’accord international à la loi interne » (23) Deux autres arrêts de la même Cour, en 2001 et 2005, viennent également de confirmer la supériorité des traités et des conventions internationales (24). Il ressort que la Jordanie retient le principe de la primauté du traité sur le droit national, qu’il soit postérieur ou antérieur. Pourtant, la Jordanie, à l’exemple d’autres États d’Orient, ne publie souvent pas les conventions dans le journal officiel, que ce soit par négligence ou expressément (25). Cela a poussé le Comité des droits de l’enfant à montrer son mécontentement lors de ses observations finales. Le comité a souligné que « la convention est censée avoir force de loi et l'emporter sur toute législation, en dehors de la constitution, et que les tribunaux doivent lui donner priorité, le comité constate que près de 10 ans se sont écoulés depuis la ratification de la Convention et qu'elle n'a toujours pas été publiée au Journal  officiel ». Il a ajouté qu’« il recommande à l'État partie d'accélérer la publication de la convention au Journal Officiel et de prendre les mesures nécessaires pour qu'elle ait force de loi devant les tribunaux, y compris les tribunaux de première instance» (26). Il semble que cette pression ait débouché sur la publication de deux pactes de 1966 dans le journal officiel en juin 2006 (27).

Les instruments des droits de l’homme ont une vocation universelle. Ils visent à s’appliquer et à s’ouvrir vers toutes les sociétés et tous les États. Les droits de l’homme énoncés dans les textes internationaux ne sont pas propres à un peuple ou à un groupe. Pourtant, les États de l’Orient arabe se sont montrés méfiants quant à la réception de ces instruments. Il est urgent que ces États prennent les mesures nécessaires pour assurer l’universalité des droits de l’homme, ceci est en faveur de l’instauration de la démocratie et de l’évolution de l’Orient arabe.

 

Notes :

 

* Cet article est un extrait de la thèse de doctorant de M. Nael Georges, intitulée : « Le droit des minorités le cas des chrétiens en Orient arabe ». Elle a été soutenue, avec la mention Très Honorable et Félicitations du Jury le 29 mars 2010 à l’université de Grenoble II-Faculté de droit.

 

** Docteur en Droit, expert en droits de l'homme

 

(1) CPJI, affaire Echanges de populations grecques et turques, avis consultatif, Série B, no 10, p. 20.

(2) CPJI, affaire Traitement des nationaux polonais à Dantzig, avis consultatif, Série A/B, no 44, p. 24.

(3) Le Comité des droits économique, sociaux et culturels, projet d'observation générale no 9, 28 décembre 1998, E/C.12/1998/24, paragraphe 3.

(4) Guillemette Meunier, L’application de la Convention des Nations Unies relatives aux droits de l’enfant dans le droit interne des États parties, L’Harmattan, Paris, 2002, p. 115.

(5) Dans ce contexte, il est nécessaire de distinguer deux catégories d’États. Tout d’abord, celle qui adopte l’approche intermédiaire selon laquelle la convention est transformée dans l’ordre juridique interne. Ensuite celle qui adopte l’approche moniste selon laquelle le droit international et national sont considérés comme un seul système juridique.

(6) Cf. l’observation finale du Comité contre la Torture : Jordan, 26/07/95. A/50/44, paragraphes 159-182.

(7) Pourtant certaines constitutions arabes, comme celle de l’Algérie, prévoient expressément que les traités sont supérieurs à la loi (article 132). De même, la Constitution tunisienne prévoit, dans son article 32, que « les traités ratifiés par le Président de la République et approuvés par la Chambre des députés ont une autorité supérieure à celle des lois ».

(8) Moulay Rchid Abderrazak, Les droits de l'enfant dans les conventions internationales et les solutions retenues dans les pays arabo-musulmans, Recueil des cours / Académie de droit international de La Haye, 1997, p. 56.

(9) Abdelrahman Afifi, Monde arabe et droits de l'homme : vers l'émergence d'un système régional de protection des droits de l'homme, thèse de droit, université Aix-Marseille - Paul Cézanne, 2004, p. 299.

(10) Les dispositions de cet article ont remplacé l’ancien article 125 de la constitution de 1964.

(11) Concernant la place qu’occupent les instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme en Égypte, cf., le rapport périodique, présenté par l’Égypte, au comité pour l’élimination de la discrimination raciale, CERD/C/384/Add.3, 11 avril 2001, p 11 et s. Cf., aussi les troisième et quatrième rapports périodiques conjoints présentés par l’Égypte au Comité des droits de l’homme, CCPR/C/EGY/2001/3, 15 avril 2002, p. 11 et s.

(12) Observations finales du Comité des droits de l’homme: Égypte, 28 novembre 2002, CCPR/CO/76/EGY, paragraphe 4. En réponse à cette observation relative à la place du Pacte dans l’ordre juridique égyptien, le gouvernement d’Égypte a déclaré dans un rapport périodique qu’« on peut affirmer que les droits et libertés énoncés dans les dispositions du Pacte ont été pris en compte par la Constitution égyptienne de sorte que ces dispositions, corroborées par celles de la Constitution, bénéficient de la protection juridique reconnue aux principes constitutionnels ». Cf., troisième et quatrième rapports périodiques conjoints présentés par l’Égypte au Comité des droits de l’homme, CCPR/C/EGY/2001/3, 15 avril 2002, paragraphe 640. La Constitution égyptienne n’incorpore pas tous les droits affirmés en vertu du Pacte, notamment ceux relatifs à la protection des minorités et de la liberté religieuse selon la conception internationale.

(13) Comme la paix, l’alliance.

(14) Comme les droits de souveraineté et les traités contrevenant aux lois.

(15) Jacques Al-Hakim, « Syrie : constitution de la République arabe syrienne », in: Recueil des Constitutions des Payes Arabes, Bruxelles, Bruylant, 2000, p. 392.

(16) Article 127 alinéa 7.

(17) Article 33 de la Constitution jordanienne et l’article 52 de la Constitution libanaise. Le chef d’État en Jordanie est qualifié de Roi.

(18) Les traités de commerce et tous les traités qui ne peuvent être dénoncés à l'expiration de chaque année (Constitution libanaise). Les traités qui sont en rapport avec les droits public ou privé des citoyens (constitution jordanienne).

(19) Cf., aussi l’arrêt de la Cour suprême de justice jordanienne no 27/1955, publiée dans le journal de l’ordre des avocats du 1/1/1955, p. 662.

(20) Nafis Mdanat, La valeur des droits et des libertés reconnus par la constitution jordanienne : étude analytique, in: Mu’tah journal for research and studies humanities and social sciences series, Vol 11, no 1, mars 1996, p. 269. En effet l’article 7 de la Convention de Vienne sur le droit des traités prévoit :

« 1. Une personne est considérée comme représentant un État pour l’adoption ou l’authentification du texte d’un traité ou pour exprimer le consentement de l’État à être lié par un traité: a) si elle produit des pleins pouvoirs appropriés; ou

b) s’il ressort de la pratique des États intéressés ou d’autres circonstances qu’ils avaient l’intention de considérer cette personne comme représentant l’État à ces fins et de ne pas requérir la présentation de pleins pouvoirs.

2. En vertu de leurs fonctions et sans avoir à produire de pleins pouvoirs, sont considérés comme représentant leur État:

a) les chefs d’État, les chefs de gouvernement et les ministres des affaires étrangères, pour tous les actes relatifs à la conclusion d’un traité;

b) les chefs de mission diplomatique, pour l’adoption du texte d’un traité entre l’État accréditant et l’État accréditaire;

c) les représentants accrédités des États à une conférence internationale ou auprès d’une organisation internationale ou d’un de ses organes, pour l’adoption du texte d’un traité dans cette conférence, cette organisation ou cet organe ». Cependant, l’article 46 de la Convention de Vienne sur le droit des traités prévoit : « le fait que le consentement d’un État à être lié par un traité a été exprimé en violation d’une disposition de son droit interne concernant la compétence pour conclure des traités ne peut être invoqué par cet État comme viciant son consentement, à moins que cette violation n’ait été manifeste et ne concerne une règle de son droit interne d’importance fondamentale ».

(21) Il est nécessaire de souligner que l’observation du Comité des droits de l’homme de 1994 a poussé la Cour de cassation jordanienne à donner cet avis. Ledit comité a noté que « la Constitution ne comporte aucune disposition spécifique concernant le rapport entre les conventions internationales et le droit interne, Il est nécessaire, par conséquent, de définir la place qu’occupe le Pacte dans l’ordre juridique de la Jordanie pour faire en sorte que les dispositions du droit interne soient interprétées d’une manière conforme aux dispositions du Pacte ». Observations du Comité des droits de l’homme, 10 août 1994, CCPR/C/79/Add.35, paragraphe 5.

(22) Cf., l’arrêt de la Cour de cassation jordanienne no 38/1991, publié dans le journal de l’ordre des avocats, 1/1/1992. Cité par Nafis Mdanat, op. cit., p. 273.

(23) Ibid, p. 115.  

(24) Cf., l’arrêt de la Cour de cassation jordanienne no 847/2001 du 8 juillet 2001 et jugement no 1962/2004 du 18 janvier 2005. Cité par Bachar Malkawi, La liberté religieuse en Jordanie, Université d’Amman, étude non-publiée, pp. 173-174, notre traduction.

(25) La déclaration de la Jordanie, dans un rapport présenté au Comité des droits de l’homme rend plus complexe la place des conventions internationales par rapport aux lois nationales. D’après ce rapport : « les tribunaux jordaniens donnent-ils aux conventions internationales la préséance sur les textes de lois nationaux, sous réserve toutefois que l’ordre public n’en soit pas troublé, La plupart des droits énoncés dans le Pacte sont reconnus dans la législation jordanienne ». Rapport : CCPR/C/76/Add.1, 18 janvier 1993, paragraphe 4.

(26) Observations finales : Jordanie, 28 juin 2000. CRC/C/15/Add.125, paragraphes 14-15.

(27) Cf., journal officiel no 4764 de 15/6/2006.

 

 

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