Né en 1955, à Tel-Aviv, journaliste israélien et
membre de la direction du quotidien Haaretz, Gideon Levy dénonce
inlassablement les violations commises contre les Palestiniens
et le recours systématique à une violence qui déshumanise les
peuples dressés l’un contre l’autre.
Gideon Levy occupe une place particulière dans
la presse israélienne, celle de l’imprécateur. Ses éditoriaux et
ses chroniques dans le quotidien Haaretz sont autant d’actes
d’accusation contre la politique d’occupation et de colonisation
de son pays, Israël, à l’égard des territoires palestiniens. Il
est l’un des rares journalistes à s’être dressé contre la guerre
à Gaza. De passage à Paris, où il présentait le recueil de ses
articles publié par Éric Hazan (1), il nous accordé un long
moment.
Quand on lit vos articles, on se dit que vous y
allez fort dans la critique d’Israël, beaucoup plus que ce que
peuvent se permettre la plupart des journalistes français…
Gideon Levy. Je
sais. J’ai donné une fois une interview à TF1 et après cela, le
journaliste m’a téléphoné pour s’excuser de ne pas pouvoir
diffuser mes propos car s’il le faisait, il serait accusé
d’antisémitisme et il aurait des ennuis. J’ai donc de la chance
d’être dans un journal qui me laisse toute liberté et qui m’a
toujours soutenu, même s’il arrive souvent que des lecteurs
protestent et même se désabonnent à cause de mes articles.
Êtes-vous nombreux dans ce cas ?
Gideon Levy. Je
ne suis pas tout à fait seul mais presque. Il y a aussi Hamira
Hass. À part nous deux, je ne vois personne d’autre.
Il y avait aussi Amnon Kapeliouk, qui était un
grand ami et qui est mort l’été dernier.
Gideon Levy.
Oui, il avait ouvert la voie bien longtemps avant moi. Il était
à Yediot Aharonot, mais il n’y écrivait plus ces dernières
années. Il collaborait encore au Monde diplomatique. Une semaine
avant sa mort, il a demandé à me parler et je lui ai téléphoné,
mais son esprit n’était déjà plus là.
Pourquoi occupez-vous une place si
particulière ? Est-ce en raison de votre formation?
Gideon Levy.
Non. Il n’y a qu’une seule raison à mon attitude. À la fin des
années 1980, au moment de la première Intifada, j’ai commencé à
visiter les territoires occupés, à la fois la Cisjordanie et la
bande de Gaza. Semaine après semaine, j’ai réalisé qu’il se
passait là un drame, mais un drame dont personne en Israël ne
voulait entendre parler. Si je n’étais pas allé dans les
territoires occupés à ce moment-là, je ne serais pas devenu ce
que je suis. Je serais comme la majorité des Israéliens.
Votre milieu familial était-il de gauche ?
Gideon Levy.
Absolument pas. À la différence d’Hamira Hass, dont la famille
était communiste, je viens d’une famille totalement apolitique.
Mes parents venaient d’Europe et appartenaient à la classe
moyenne. Mon père était un Allemand des Sudètes, un réfugié
typique. Il a vécu soixante ans en Israël sans réussir à y
trouver sa place. Il avait tout laissé là-bas, sa vie, ses
parents, sa fiancée. Il avait fait du droit mais n’a pas pu le
pratiquer en Israël, c’était trop différent. Il a travaillé dans
une ferme. Mais il ne parlait jamais de tout cela. Il avait
fermé la porte du passé et ne voulait surtout pas l’ouvrir. Il
était traumatisé par son exil. Il a rencontré ma mère en Israël.
Elle était née en Tchécoslovaquie et était venue en 1939, à
l’âge de seize ans. Ils se sont rencontrés en 1945. Elle était
infirmière mais n’a jamais exercé. On parlait allemand à la
maison. Mais on ne parlait ni du passé ni de politique.
Où êtes-vous né ?
Gideon Levy. À
Tel-Aviv. J’aime cette ville. C’est ma ville. Il s’y passe
beaucoup de choses, c’est très vivant. C’est à la fois une Babel
et une bulle. J’ai besoin de cette bulle pour me ressourcer
quand je reviens des territoires, à la différence d’Hamira Hass
qui vit à Ramallah et qui déteste Tel-Aviv. Moi, j’en ai besoin.
De son agitation, de ses cafés, de sa culture, de son ambiance.
Beaucoup de ceux qui viennent manifester leur solidarité avec
les Palestiniens ne vont jamais à Tel-Aviv, ils se contentent de
passer par l’aéroport. C’est un tort. C’est très différent de
Jérusalem, où la tension est permanente: entre Ashkénazes et
Séfarades, entre laïcs et religieux, avec les Palestiniens. Où
que l’on se tourne, à Jérusalem, cela sent l’occupation.
Comment êtes-vous devenu journaliste ?
Gideon Levy.
C’était un de mes rêves d’enfant : je voulais être chauffeur de
bus, premier ministre ou journaliste ! Alors j’ai fait
Sciences-Po et pendant le service militaire, j’ai travaillé pour
la télévision de l’armée. Puis j’ai fait une incursion en
politique, en travaillant pour Shimon Peres. Cela a duré de 1978
à 1982, à raison de 16 heures par jour ! À l’époque, il était le
chef de l’opposition, j’avais confiance en lui. Maintenant, je
sais qu’il a une très grande responsabilité dans la colonisation
et dans bien des mauvaises choses. Il montre au monde une belle
image d’Israël, mais c’est du bluff. Il n’a pas mérité son prix
Nobel de la paix. Comment peut-on parler de paix et en même
temps construire des colonies ? C’est ce qu’il a fait et c’est
même lui qui a commencé : il était ministre de la Défense quand
on a construit la première colonie à Hébron et il a laissé
faire. Quiconque construit des colonies ne veut pas la paix, ne
peut pas être un homme de paix.
Comment expliquez-vous que la colonisation ait
continué après les accords d’Oslo, qui étaient censés conduire à
la paix ?
Gideon Levy.
Parce qu’il n’y avait pas un mot sur les colonies dans ces
accords. C’est une des raisons de leur échec. Je pense que c’est
une grosse erreur d’Arafat de n’avoir pas exigé l’arrêt de la
colonisation. C’est une erreur que je comprends, car il voulait
arriver à quelque chose qui serait construit sur la confiance
réciproque, il voyait cela comme un premier pas. Mais c’est une
erreur historique, car, à l’époque, cela aurait été plus facile
que maintenant de démanteler les colonies : il y en avait
beaucoup moins, même pas la moitié.
Que pensez-vous de cette phrase de Mofaz (2) qui
dit que vos articles dans Haaretz prouvent qu’Israël est une
démocratie ?
Gideon Levy. Je
n’ai pas entendu cette phrase. Mais ce n’est pas une preuve, et
Israël n’est pas une démocratie. Sauf pour les juifs ! Comme
juif, c’est vrai, j’ai toute liberté d’écrire ce que je veux.
Sans doute plus que je n’en aurai en Europe. Je ne suis pas sûr
que si j’avais été citoyen d’un pays européen en guerre, on
m’aurait laissé publier un article contre la guerre dès le
premier jour. C’est ce que j’ai fait l’an dernier, au premier
jour de la guerre contre Gaza.
D’où vient cet amour pour Gaza que vous
proclamez ? C’est plutôt à contre-courant en Israël…
Gideon Levy. Ce
que j’aime, c’est le peuple de Gaza. C’est un peuple que je
trouve très beau. Parce qu’il a tant souffert, depuis si
longtemps, et qu’il a su, dans cette misère et ces humiliations
qu’on lui a imposées, garder sa dignité et son humanité. La
plupart des habitants de Gaza sont des réfugiés de 1948, il ne
faut pas l’oublier. Ils ont vécu depuis des décennies des choses
horribles et ils ne se sont pas brisés. Ils ne sont pas des
grands combattants – de toute façon, que peuvent-ils faire
contre la puissance de l’armée israélienne ? Mais ils résistent
en essayant, malgré tout ce qu’ils endurent, de mener une vie
normale. Dans ce grand camp de concentration qu’est la bande de
Gaza, ils sont très pauvres, mais ils restent humains et
chaleureux. Ils sont enfermés mais ils restent ouverts aux
autres.
Comment expliquez-vous qu’ils aient voté en
majorité pour le Hamas ?
Gideon Levy.
Parce qu’ils étaient déçus par le Fatah et l’OLP, qui ne leur
avaient pas apporté la paix promise, ni la sécurité, ni la fin
de l’occupation. Le Hamas était la seule alternative. Les
dirigeants du Hamas se présentaient comme plus propres. Ils se
donnaient l’image de véritables résistants alors que le Fatah
continuait d’accepter des négociations vides de contenu, « pour
la galerie », avec Israël. À mon avis, beaucoup ont voté pour le
Hamas à regret, par désespoir, parce qu’ils voyaient l’avenir en
noir.
Et vous, comment le voyez-vous ?
Gideon Levy. En
noir, et même en très noir. Pas seulement pour les Palestiniens.
Pour nous, Israéliens, aussi. Il n’y a aucune perspective parce
qu’Israël n’a payé aucun prix pour l’occupation et la
colonisation des territoires palestiniens. Donc, cela va
continuer. Il n’y a pas de pression suffisante pour que cela
change, ni de l’intérieur où le camp de la paix est très faible,
ni de l’extérieur. Obama a échoué à faire plier Netanyahou et se
désintéresse de la question. L’Europe le suit et ne fait rien.
Elle porte une très lourde responsabilité dans ce qui est arrivé
à Gaza et dans la poursuite du blocus qui étrangle un million et
demi de Palestiniens. Elle leur avait promis qu’il serait levé,
qu’il y aurait des fonds et des moyens pour la reconstruction.
Il n’y a toujours rien et Gaza est à nouveau complètement
oublié. Va-t-il falloir à nouveau des Kassam pour qu’on s’y
intéresse ? C’est cela qui est terrible.
N’y a-t-il pas un espoir de voir la justice
internationale s’en mêler après le rapport Goldstone ?
Gideon Levy.
Non, les États-Unis vont le bloquer. Le rapport dit qu’il y a eu
crimes de guerre, ce qui veut dire qu’il y a des criminels de
guerre. Normalement, c’est à Israël de les juger, comme le
demande le rapport. Mais Israël refuse et c’est donc au monde de
le faire. Où est-il aujourd’hui, ce monde qui a applaudi le juge
Goldstone quand il s’occupait des Balkans et du Rwanda ?
Pourquoi a-t-il une attitude si différente lorsqu’il s’agit
d’Israël ? C’est pourtant le même juge, avec la même compétence
et le même sérieux. Mais les Américains ne le laisseront pas
aller jusqu’au bout parce qu’ils soutiennent Israël et parce
qu’ils ont peur pour eux-mêmes, à cause de leurs propres crimes
en Irak et en Afghanistan.
Où en sont les négociations pour l’échange du
soldat Shalit contre des prisonniers palestiniens, parmi
lesquels Marwan Barghouti et peut-être aussi Salah Hamouri ?
Gideon Levy. Je
rappelle qu’il y a 11 000 prisonniers palestiniens dans nos
prisons qui, pour la plupart, comme Salah Hamouri, n’ont rien
fait et sont des prisonniers politiques. En ce qui concerne
Barghouti, je ne suis pas sûr qu’Israël accepte de le libérer.
Netanyahou le considère comme une menace car il peut devenir un
partenaire pour la paix. Je le connais très bien. Nous sommes
allés ensemble à Strasbourg et en Espagne après Oslo. C’est un
véritable homme de paix, mais il a toujours dit : « Si vous ne
voulez pas cesser l’occupation, nous mènerons la lutte armée. »
Je crois que lui seul est capable de réunifier les Palestiniens,
mais je ne suis pas sûr qu’Abou Mazen tienne beaucoup à le voir
libre.
Votre pessimisme est donc total ?
Gideon Levy.
Non. Je crois qu’il faut être réaliste et croire au miracle. Et
aussi qu’il faut agir, qu’il faut continuer de harceler Israël,
piquer sa peau d’éléphant en multipliant les campagnes de
solidarité, en alertant l’opinion.
(1) Gaza, articles pour Haaretz, 2006-2009, de
Gideon Levy, traduits de l’hébreu par Catherine Neuve-Eglise.
Éditions la Fabrique, 240 pages, 14 euros.
(2) Shaoul Mofaz, général, ancien ministre de la
Défense et ancien chef d’état-major sous Sharon, est aujourd’hui
le numéro deux du parti Kadima de Tzipi Livni. Il est l’auteur
d’un plan de paix prévoyant la création provisoire d’un État
palestinien dont les frontières deviendraient définitives dans
trois ans.
Entretien réalisé par Françoise Germain-Robin
L'Humanité du 2 février
2010
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