En veillant au respect du
droit humanitaire dans le conflit israélo-palestinien, Human
Rights Watch serait-il tombé dans le piège d’un faux
« apolitisme » qui évite de prendre en compte le contexte
colonial du conflit ? C’est l’avis du sociologue palestinien
Sari Hanafi
Depuis
l’été 2006, Human Rights Watch (HRW) est l’objet d’une
attention toute particulière de la part de chercheurs et de
journalistes qui critiquent son approche du conflit
israélo-arabe. La controverse est apparue après la publication
de deux rapports sur la guerre en juillet 2006 entre Israël et
le Hezbollah [1]
.
L’analyse
des rapports de HRW sur les atteintes aux droits humains et au
droit humanitaire international dans le cadre du conflit
israélo-arabe permet de constater que les organisations de
défense des droits humains, en particulier HRW, peuvent
difficilement éviter de voir leurs pratiques enferrées dans de
profonds paradoxes. Pourtant, bien que certains chercheurs
considèrent la méthodologie de HRW comme peu fiable (sources
trop pauvres, définitions vagues, couverture aléatoire du
terrain…), mes recherches m’ont conduit à la conclusion
inverse : la qualité du travail et de la méthodologie de HRW
(des témoignages attestés, des preuves écrites, un travail de
terrain solide, des études de cas) me semble au contraire tout à
fait exemplaire.
HRW a
publié beaucoup de déclarations et de rapports dénonçant tous
les belligérants, mettant même en cause la responsabilité des
victimes. En effet, l’Autorité Palestinienne, le Hamas et le
Hezbollah sont tous des victimes de l’occupant, mais il arrive
qu’à leur tour ils portent atteinte aux droit humanitaire
international. Lus séparément, les deux rapports sur les
violations des droits humains par Israël, le Hamas et le
Hezbollah semblent relativement impartiaux, mais lorsqu’on les
confronte, l’approche apparaît assez problématique, notamment en
ce qui concerne la focalisation sur le droit humanitaire et la
question de la proportionnalité des violations du droit
international par les belligérants. A cela, on peut avancer deux
types d’explication : premièrement, l’usage excessif de
paramètres bureaucratiques et légalistes cache une forme
non-avouée de politisation du discours ; deuxièmement,
l’individualisme néolibéral dominant privilégie la promotion des
droits individuels par rapport aux droits collectifs.
Si les
organisations de défense des droits humains veulent gagner en
efficacité il leur faut prendre conscience des tensions entre le
discours et la pratique et des dilemmes et paradoxes qu’elles
engendrent. Nous mettrons donc ici l’accent sur deux points : la
manière dont HRW considère la légalité et l’universalité comme
des questions apolitiques, et le manque d’attention accordée à
la question de la disproportionnalité dans la violation des
droits humains.
Le légalisme et l’universalité perçus comme apolitiques
L’universalité des droits humains constitue un idéal très
important, mais la mise en œuvre de ces droits est sujette à la
construction sociale de la réalité et est conditionnée par les
préoccupations morales de celui ou celle qui les met en œuvre.
Cela signifie que la manière dont les acteurs perçoivent,
évaluent et jugent les événements, en décidant s’il faut les
désigner comme des abus ou non, dépend de nombreux facteurs.
J’ai la conviction que les droits humains sont en général
universels mais l’agenda des droits humains, mis en œuvre
par des acteurs sociaux et leurs organisations, ne l’est pas.
L’universalisme est considéré par de nombreux praticiens des
droits humains que j’ai interviewés comme synonyme de neutralité
et d’objectivité. Mais comment le discours sur les droits
peut-il être autre chose que politique ? Mon argument principal
ici est qu’il y a une dimension politique inhérente à l’action
dans le domaine des droits humains dans la mesure même où ce
type d’engagement suppose nécessairement la défense d’intérêts
moraux. Quelles sont les conditions pour une rupture par rapport
à l’éthos de la neutralité politique ?
HRW produit
quatre types de documents : des dépêches de presse, des
rapports, des notes de synthèse, et des lettres aux responsables
politiques. Si l’on regarde n’importe lequel de ces documents,
ils adoptent tous le format suivant : « selon les sources A, B a
commis une violation C dans les conditions D. HRW considère que
E est responsable, puisque dans l’arrière-fond de l’histoire se
trouve F ». Les sources – excellentes – viennent en général des
deux côtés du conflit. Il n’y a aucun problème avec les faits :
B, C et D sont souvent très minutieusement documentés. Le
problème vient de l’analyse qui porte souvent sur la
responsabilité de la violation (E) et l’arrière-fond de
l’histoire (F). Autrement dit, comment la violation s’est-elle
produite ?
Partant de
cet arrière-plan, je remarque qu’il est très rare que les
rapports ou les dépêches de presse rappellent aux lecteurs que
le territoire palestinien est considéré, du point de vue du
droit international, comme un territoire occupé et que les
colonisations et les confiscations de terrains sont des crimes
de guerre perpétrés en permanence par les forces d’occupation
israéliennes. Il est tout aussi rare de trouver dans ces textes
un lien établi entre la violence Gaza/Israël et celle entre
Israël et le reste du territoire occupé, la Cisjordanie. Cela
nous fait perdre de vue la complexité du tableau de la violence.
L’absence d’appréhension globale de la violence structurelle
fondamentale de l’occupation rend l’analyse et l’attribution des
responsabilités très partiale et trompeuse. On peut prendre pour
exemple, le titre, clairement de parti pris, d’une dépêche de
presse à propos de l’interdiction faite aux étudiants de Gaza
d’étudier à l’étranger : « Gaza : Israël empêche 670 étudiants
d’étudier à l’étranger. L’Egypte, l’Autorité palestinienne et
Hamas en partagent la responsabilité ».
Si le
contexte global ne doit pas surcharger chaque rapport sur les
droits humains, néanmoins un cadrage historique est nécessaire
pour comprendre les violations des droits humains et des lois
humanitaires. Le droit d’un peuple occupé à résister est
consacré par des lois internationales et ne peut pas être
considéré comme le même type de violence que, par exemple, les
« crimes d’honneur ».
Dans le
rapport sur la guerre de juillet 2006, HRW a affirmé : « En mai
2000, Israël a retiré ses troupes du Sud-Liban en déclarant
qu’il avait mis fin à son occupation de 18 ans. Les autorités
libanaises ont considéré que le retrait israélien était
incomplet, en se référant à la zone contestée (je
souligne) des Fermes de Chebaa et à la détention par Israël de
prisonniers libanais, arguments utilisés par le Hezbollah pour
continuer la résistance ». Mais ce ne sont pas seulement les
autorités libanaises qui considèrent le retrait israélien comme
incomplet, mais également la communauté internationale, compte
tenu des résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU. Chebaa,
selon l’ONU, n’est pas une zone « contestée » mais une zone
occupée.
Dans le
même rapport, HRW signale que, « conformément à son mandat
institutionnel, HRW reste neutre quant à la question de savoir
s’il est légitime ou non de recourir à la guerre. Nous
considérons cette neutralité comme la manière la plus efficace
pour promouvoir notre objectif principal : encourager toutes les
parties du conflit armé à respecter le droit humanitaire
international. En conséquence, ce rapport ne prétend pas dire
qui était responsable du conflit armé entre le Hezbollah et
Israël, ou d’étudier les motivations de chacun à combattre : la
justesse de la cause n’affecte pas l’analyse en termes de droit
humanitaire international ». Il me semble que cette règle ne
devrait pas être absolue, dans la mesure où cette question de la
responsabilité ne peut être esquivée par HRW si cette
organisation prétend vouloir comprendre la nature et le
caractère récurrent des violations du droit international
humanitaire et des droits humains. Dans le cas du conflit
israélo-libanais, il est nécessaire d’avoir à l’esprit non
seulement la capture de soldats israéliens, mais aussi le fait
que la zone de Chebaa reste sous occupation et qu’Israël détient
également des prisonniers libanais.
Les
recommandations sont souvent très techniques et portent sur la
violence immédiate sans en examiner les causes. On peut prendre
par exemple la dépêche de presse du 3 janvier 2009, intitulé
« Israël : l’offensive terrestre à Gaza soulève des questions de
droit de la guerre. Les deux camps doivent prendre ‘toutes les
précautions possibles’ pour protéger les civils ».
Un aspect
de ce caractère technique est que HRW a toujours besoins
d’indices tangibles pour faire une déclaration. Cependant, cette
approche cache parfois des partis pris. Ainsi, HRW analyse
correctement la récurrence des violations du droit humanitaire
et du droit international humanitaire lorsque l’Autorité
nationale palestinienne et le Hamas violent des lois, mais ne
fait pas la même chose sans éléments de preuves argumentés
lorsque cela concerne les autorités israéliennes. Par exemple,
alors que HRW a déclaré que « l’Autorité palestinienne devraient
cesser de fermer les yeux devant les attaques à la fusée contre
les civils et prendre des mesures pour y mettre fin », il n’a
pas demandé aux autorités israéliennes de relâcher les
prisonniers palestiniens et libanais, puisque « le Hamas et le
Hezbollah ont fait clairement comprendre qu’ils garderont les
trois combattants israéliens jusqu’à la libération d’un grand
nombre de personnes détenues par les Israéliens – c’est-à-dire
qu’ils les garderont en tant qu’otages. Ils doivent les relâcher
immédiatement » [2].
HRW ne reconnaît pas que bon nombre des 11.000 prisonniers
palestiniens ont été pris en otage pour faire pression sur la
société palestinienne. L’organisation israélienne B’Tselem
et l’organisation palestinienne al-Haq ont exprimé ces idées
maintes fois. HRW devrait appliquer les mêmes critères de
fiabilité aux deux groupes en conflit et faire confiance aux
organisations crédibles.
Encore une
fois, le problème n’est pas l’aspect technique du droit
humanitaire international mais certaines formes de politisation.
Dans la lettre d’information de HRW intitulée « En Israël/Dans
les territories occupés. Briefing pour la 60e session de
la Commission des droits humains de l’ONU », janvier 2004), le
nombre d’habitants des colonisations est déclaré à 236.381
personnes. Ce chiffre ne prend pas en considération
Jerusalem-Est. HRW ne semble pas considérer Jerusalem-Est comme
faisant partie des territoires occupés (en ajoutant souvent la
mention « Jerusalem-Est » à celle de la Cisjordanie, comme si
cette ville ne faisait pas partie de la Cisjordanie.
Le principe de proportionnalité : l’apolitisme post-moderne
Le principe
de proportionnalité existe afin de reconnaître l’ordre de
grandeur de la violation et la sévérité de ses conséquences,
chaque fois qu’une organisation rapporte des violations des
droits humains. Dans ses différentes dépêches de presse à propos
de la guerre contre Gaza, HRW a eu tendance à dénoncer et Hamas
et Israël de façon symétrique. La disproportionnalité due au
fait qu’Israël a effectué des frappes aériennes en utilisant des
F16 et des armes d’artillerie lourde, et en utilisant le
phosphore blanc dans des zones fortement peuplées (Gaza City et
le camp de réfugiés de Jabalya), en provoquant la mort de 1103
civils palestiniens contre trois civils israéliens, ne figure
pas dans les rapports. Le titre d’une dépêche du 3 janvier 2009,
« Israël/Hamas : les civils ne doivent pas être des cibles »,
critique Hamas et Israël de façon égale. Dans une dépêche
intitulée « Liban/Israël : le Hezbollah a frappé Israël avec des
armes à sous-munitions (cluster munitions) pendant le conflit »,
HRW affirme : « Nous sommes préoccupés en découvrant que non
seulement Israël mais aussi le Hezbollah a utilisé des armes à
sous-munitions dans leur conflit récent, à l’heure où beaucoup
de pays se détournent de l’usage de ce type d’arme, précisément
à cause de son impact sur les civils ». Ici un parti pris
évident se manifeste puisque HRW ignore l’usage abondant de ces
mêmes armes par Israël. Pourtant on savait que Hezbollah avait,
selon les autorités israéliennes, lancé 118 fusées à
sous-munitions sur le nord d’Israël tandis qu’Israël avait lancé
des armes à sous-munitions contenant jusqu’à 4 millions de
sous-munitions, dans une zone de 36,6 km carrés du Liban, dont
4,3 km carrés de zones urbaines et 4,7 de champs d’oliviers,
frappant ainsi 916 sites. Alors que les bombes à sous-munitions
de Hezbollah ont blessé un Israélien, celles des Israéliens ont
tué neuf civils libanais jusqu’en janvier 2007.
HRW
désignait les 755 morts d’Israéliens à cause des
attentats-suicide des Palestiniens pendant la seconde Intifada
comme des crimes contre l’humanité [3],
tandis que les 4322 civils palestiniens tués par des soldats
israéliens et des colons, les confiscations de terres, les
destructions de maisons et les 11.000 prisonniers n’ont pas
amené l’organisation à utiliser les mêmes termes. Les crimes de
guerre sont seulement les actes commis contre Israël. Comme l’a
dit Franklin Lamb, un grave déséquilibre est devenu le modus
operandi de HRW en Israël/Palestine ainsi qu’au Liban,
puisque l’organisation ne reconnaît pas la responsabilité de la
partie du conflit qui commet beaucoup plus de violations du
droit humanitaire que l’autre [4].
Cette
cécité face à la disproportionnalité des rapports pourraient
avoir trois causes. Premièrement, ce qui est important pour le
discours légaliste n’est pas de savoir si les parties violent le
droit international humanitaire ou non. Le discours est
insensible à la signification sociologique des chiffres. Pour
les sociologues, la récurrence fait le phénomène, sans quoi
c’est seulement de l’analyse circonstancielle. Les Israéliens se
réfèrent souvent à l’intifada – la résistance – comme « la
situation », euphémisme qui remplace « invasion » ou
« occupation ». Deuxièmement, HRW est à la recherche constante
d’une position équilibrée (consistant à critiquer les deux
parties), même si cette position prend la forme d’une
« condamnation sans réserve » de Hamas et d’une simple
« critique » d’Israël. Troisièmement, HRW, en suivant une
conception stricte du droit humanitaire international, se fixe
sur le fait des violations sans prendre suffisamment en compte
leurs conséquences.
Comme nous
l’avons déjà indiqué, HRW a le mérite d’assigner une
responsabilité et à la puissance occupante et à la résistance.
Si l’Autorité nationale palestinienne, Hamas et Hezbollah out
souffert de l’occupation, ils ont, par moments, violé le droit
international humanitaire au point de commettre des crimes de
guerre. Le traitement de ces violations par HRW est raisonnable,
mais quand on juxtapose deux rapports sur les abus d’Israël,
Hamas, et Hezbollah, on se rend compte du fait que la question
de la proportionnalité n’est pas sérieusement abordée. La
symétrie entre l’occupant et l’occupé, entre des « fusées » (en
l’occurrence celles fabriquées avec des tubes d’acier, qui
ressemblent peu aux obus d’artillerie de technologie avancée,
fabriqués aux Etats-Unis) reflète un parti pris contre un peuple
occupé, les Palestiniens. Il fut peut-être un temps où
l’établissement d’une symétrie morale entre les deux parties
d’un conflit était la marque d’une pensée originale, mais
aujourd’hui, certains chercheurs persistent à rechercher un
équilibre entre les « deux parties du conflit » en exagérant
jusqu’à l’absurde – ce qui reflète un conformisme paresseux,
voire un agenda politique [5].
Il faudrait s’opposer à cette tendance dangereuse et marquer des
distinctions lorsque celles-ci sont nécessaires à la
compréhension d’une situation.
Ceci
constitue une position faussement neutre et très postmoderne, où
chacun est victime et agresseur à la fois. Ainsi donc, Israël,
qui a expulsé les 4/5e du peuple palestinien de leurs terres en
1948 et a occupé le reste en 1967, ainsi que l’OLP, Saddam
Hussein qui a bombardé les habitants de Halabja, et les Kurdes
de Halabja, sont tous victimes et agresseurs à la fois. Certains
rapports sur Gaza révèlent l’adoption par HRW d’une perspective
politique postmoderne : il s’agit d’un monde où le langage, les
images et les symboles priment sur le sens, le contenu et les
résultats. En traitant les abus du droit humanitaire de façon
présomptueuse, comme un problème apolitique, HRW abandonne le
vrai monde du politique pour adopter une perspective
non-politique et postmoderne. Un tel postmodernisme mène à un
déni constant et évident de la réalité même de l’occupation. La
violence israélienne et palestinienne, la confiscation des
terres, la restriction du mouvement et les colonisations
continuent d’être traités séparément (piecemeal), comme
des statistiques isolées du conflit arabo-israélien. Pourtant,
le rapporteur doit être autoréfléxif et posséder une
compréhension herméneutique du conflit : la réalité des
incidents ne peut pas être appréhendée et contextualisée sans
une vision de la totalité, de même qu’on ne comprendra pas le
tout sans reconnaître les parties.
Le
postmodernisme brouille les frontières entre ce qui est
« contraint » et ce qui est « réclamé ». L’usage par les
Israéliens de boucliers humains – lorsqu’ils utilisent de force
les Palestiniens comme tels – n’est pas comparable avec l’appel
de Hamas aux Palestiniens pour protéger les maisons des
militants des frappes aériennes. Je me réfère à la dépêche de
HRW intitulée « Il ne faut pas utiliser les civils pour protéger
des maisons contre des attaques militaires », où HRW critique
les groupes de la résistance palestinienne pour avoir invité des
voisins civils à entourer les maisons des militants. Lamb note
avec éloquence que “cette lecture [par HRW] du droit
international est erronée voire kafkaïenne. La résistance
populaire et pacifique aux politiques oppressives des puissances
occupantes et des gouvernants autocratiques, en Inde et en
Afrique du sud par exemple, a toujours été, par sa nature même,
une affaire risquée où des civils peuvent s’exposer aux
blessures ou à la mort. La responsabilité de ces morts doit être
portée par ceux qui oppriment, pas par ceux qui résistent, en
particulier quand ils emploient des moyens non violents. Selon
l’interprétation de HRW, Mahatma Gandhi et Nelson Mandela
seraient des criminels de guerre » [6].
Le système de deux poids, deux mesures est inacceptable.
L’apolitisme postmoderne risque de légitimer la répression.
Comme l’ont signalé Fields et Narr : « Si les gens ne sont pas
conscients du caractère historique et contextuel du droit
humanitaire, et ne savent pas que le droit humanitaire ne se
réalise que dans des luttes de personnes concrètes qui éprouvent
des dominations concrètes, le droit humanitaire risque d’être
trop facilement utilisé comme une légitimation symbolique des
instruments de cette même domination » [7].
Alors que
les rapports de HRW sur le conflit consacrent trop d’attention à
la violence physique, le projet colonial n’attire pas
l’attention qu’il mérite. Ces vingt dernières années, le conflit
arabo-israélien est considéré comme un conflit de « basse
intensité », sur la base d’une typologie qui se contente de
prendre en compte le nombre de morts et de blessés. Cette
typologie est trompeuse puisque, selon d’autres critères, en
dépit du nombre relativement bas de morts et de blessés, le
conflit est en voie d’intensification. C’est le cas dans un
domaine en particulier, celui de l’espace et de la terre : les
Palestiniens vivent la dépossession, l’occupation, la
destruction de leur espace de vie – ce qu’on pourrait appeler un
« spatio-cide »” [8].
Les rapports prêtent une attention insuffisante aux activités de
colonisation. Parmi les 43 documents produits par HRW depuis
trois ans, seuls trois documents mentionnent les colonisations
comme un facteur important dans ce conflit. Le spatio-cide de
2006 au Liban et de 2009 à Gaza constitue également une punition
collective de la population afin d’effacer la mémoire spatiale
d’une communauté en encourageant ses membres à partir, réduisant
leur vie à celle de corps déracinés, à la « vie nue », sans
existence politique. La destruction de l’espace visait à
terroriser la population sans éliminer trop de personnes, et à
produire l’appauvrissement sans arriver jusqu’à la famine. HRW
peut-il communiquer de telles significations dans ses rapports
tout en se concentrant sur la dimension technique de la
violation physique du droit international humanitaire par les
parties en conflit ?
Conclusion : pour une approche vraiment politique
Si le droit
international appliqué à la question des droits humains est
régulé par un langage juridique particulièrement normé, sa mise
en œuvre s’insère dans des structures sociales et politiques
plus larges où les acteurs contribuent eux aussi à donner forme
à cette question des « droits humains ». Les organisations de
défense des droits humains considèrent comme une évidence le
fait que leur engagement s’inscrit dans un processus
civilisationnel qui a une dimension véritablement universelle.
L’adoption de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme a
suscité de nombreux débats qui ont pris une dimension tout aussi
bien religieuse que culturelle ou politique. Des justifications
très hétérogènes ont permis de légitimer et de promouvoir les
« droits humains », depuis l’idée initialement développée, votée
et adoptée par les nations du monde jusqu’à son intégration dans
le domaine du droit international. Pourtant, ce développement ne
s’est pas traduit par le souci d’appliquer ces droits humains
dans l’intérêt de groupes socio-politiques qui devraient jouir
de ces droits, ni d’en mesurer les effets politiques sur ces
mêmes groupes. Les organisations internationales de défense des
droits humains font référence à des normes juridiques pour
aborder la question du respect des droits humains à travers le
monde. L’application de ces normes est souvent déterminée par
des considérations politiques et par des rapports de force à
l’intérieur de ces organisations. Ce qui signifie que le débat
en leur sein n’est pas seulement académique ou technique, mais
aussi politique – comme par exemple la question de l’usage
indépendant de normes juridiques afin de dénoncer des violations
des droits de l’homme directement liées à des réalités
politiques. Ainsi, nous avons cherché ici à interroger la
posture de neutralité affichée par HRW et à ouvrir la réflexion
sur les rapports de pouvoir qui peuvent éventuellement
déterminer la position de cette organisation face au conflit
israélo-arabe.
Fondé sur
l’exploitation de nombreux documents produits par HRW et
d’autres organisations de défense des droits humains, l’argument
central de cette analyse est que l’approche dominante et
d’inspiration libérale des droits humains utilise des paramètres
juridico-bureaucratiques qui privilégient les droits civiques et
politiques des individus sans prendre assez en compte les droits
collectifs. En pratique, bien que ces organisations mettent en
avant leur neutralité et leur impartialité, leurs positions sont
sans aucun doute marquées par un esprit positiviste qui cache
mal leur parti pris politique. Or, le langage universaliste et
le cadre de référence utilisé pour situer les « droits humains »
au sein d’un agenda global a une dimension normative et
émotionnelle très forte.
Le problème
ne concerne pas seulement HRW mais aussi beaucoup d’autres
organisations de défense des droits humains qui interviennent
dans ce type de conflits avec cette même approche indifférente
au contexte, et où la gestion des conflits est considérée comme
une affaire a-politique [9].
Ces organisations sont devenues incapables de faire face à la
détresse de ceux dont la vie ne vaut moins que rien, qu’un corps
à nourrir sans aucun droit à l’existence politique — comme les
réfugiés ou les peuples sous occupation. Agamben considère que
les organisations humanitaires et de défense des droits humains
– qui aujourd’hui sont financées par des organismes
gouvernementaux ou inter-gouvernementaux — ne peuvent
appréhender l’être humain qu’en tant que victime et sont de ce
fait solidaire malgré elles des forces qu’elles sont censées
combattre. Légalistes et formalistes, elles comptabilisent la
mort d’un Palestinien ici, d’un Israélien là. Hannah Arendt [10]].
nous avait bien mis en garde contre une telle posture. Dans
Les Origines du totalitarisme, elle soulève la question des
populations apatrides d’Europe, dépourvues de tout droit
civique, exclues de tout droit à la citoyenneté. Elle avait
attiré notre attention sur l’impossibilité de soulever la
question des droits de l’homme en omettant celle du droit à la
citoyenneté. Elle pensait que ce n’était pas seulement à travers
une perspective humaniste qu’on pouvait faire progresser la
justice, mais que c’était aussi en contribuant à la résolution
de telles situations d’injustice que l’on peut contribuer à
donner de nouveaux fondements à un espace public où se déploie
l’action politique collective, qui ne se résume plus à la
gestion des mouvements de populations et à la surveillance
policière des conflits sociaux [11].
De ce point
de vue, on peut voir les rapports de HRW comme un moyen de
« gérer » les conflits et de minimiser les effets de la guerre
tout en évitant d’interroger les racines du conflit. Parvenir à
mettre fin à la violence continuelle faite aux habitants de Gaza
ne peut s’envisager sans prendre en considération le rapport
entre Gaza et l’ensemble du conflit israélo-arabe et notamment
ce qui est en train de se passer en Cisjordanie. HRW n’a pas
réussi à comprendre que pour beaucoup de Palestiniens il est
difficile d’accepter le droit international humanitaire dans la
mesure où les organisations censées le défendre ne soulèvent pas
la question du droit à la citoyenneté dans le cadre d’un
Etat-nation. Tout comme les organisations humanitaires, les
organisations de défense des droits humains ne font
qu’approfondir le fossé entre les droits de l’homme et les
droits du citoyen, contribuant par conséquent à exclure leurs
« clients » de la sphère publique d’un Etat libéral et à
étouffer leurs voix [12].
Source :
http://www.mouvements.info/spip.php?article396
Texte
traduit de l’anglais par Jim Cohen et Dimitri Nicolaïdis
3 mai 2009
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