COMMISSION ARABE DES DROITS HUMAINS

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2009-05-04

Human Rights Watch et le conflit israélo-arabe - Tensions entre discours et pratique – Sari Hanafi

 

En veillant au respect du droit humanitaire dans le conflit israélo-palestinien, Human Rights Watch serait-il tombé dans le piège d’un faux « apolitisme » qui évite de prendre en compte le contexte colonial du conflit ? C’est l’avis du sociologue palestinien Sari Hanafi

Depuis l’été 2006, Human Rights Watch (HRW) est l’objet d’une attention toute particulière de la part de chercheurs et de journalistes qui critiquent son approche du conflit israélo-arabe. La controverse est apparue après la publication de deux rapports sur la guerre en juillet 2006 entre Israël et le Hezbollah [1] .

L’analyse des rapports de HRW sur les atteintes aux droits humains et au droit humanitaire international dans le cadre du conflit israélo-arabe permet de constater que les organisations de défense des droits humains, en particulier HRW, peuvent difficilement éviter de voir leurs pratiques enferrées dans de profonds paradoxes. Pourtant, bien que certains chercheurs considèrent la méthodologie de HRW comme peu fiable (sources trop pauvres, définitions vagues, couverture aléatoire du terrain…), mes recherches m’ont conduit à la conclusion inverse : la qualité du travail et de la méthodologie de HRW (des témoignages attestés, des preuves écrites, un travail de terrain solide, des études de cas) me semble au contraire tout à fait exemplaire.

HRW a publié beaucoup de déclarations et de rapports dénonçant tous les belligérants, mettant même en cause la responsabilité des victimes. En effet, l’Autorité Palestinienne, le Hamas et le Hezbollah sont tous des victimes de l’occupant, mais il arrive qu’à leur tour ils portent atteinte aux droit humanitaire international. Lus séparément, les deux rapports sur les violations des droits humains par Israël, le Hamas et le Hezbollah semblent relativement impartiaux, mais lorsqu’on les confronte, l’approche apparaît assez problématique, notamment en ce qui concerne la focalisation sur le droit humanitaire et la question de la proportionnalité des violations du droit international par les belligérants. A cela, on peut avancer deux types d’explication : premièrement, l’usage excessif de paramètres bureaucratiques et légalistes cache une forme non-avouée de politisation du discours ; deuxièmement, l’individualisme néolibéral dominant privilégie la promotion des droits individuels par rapport aux droits collectifs.

Si les organisations de défense des droits humains veulent gagner en efficacité il leur faut prendre conscience des tensions entre le discours et la pratique et des dilemmes et paradoxes qu’elles engendrent. Nous mettrons donc ici l’accent sur deux points : la manière dont HRW considère la légalité et l’universalité comme des questions apolitiques, et le manque d’attention accordée à la question de la disproportionnalité dans la violation des droits humains.

Le légalisme et l’universalité perçus comme apolitiques

L’universalité des droits humains constitue un idéal très important, mais la mise en œuvre de ces droits est sujette à la construction sociale de la réalité et est conditionnée par les préoccupations morales de celui ou celle qui les met en œuvre. Cela signifie que la manière dont les acteurs perçoivent, évaluent et jugent les événements, en décidant s’il faut les désigner comme des abus ou non, dépend de nombreux facteurs. J’ai la conviction que les droits humains sont en général universels mais l’agenda des droits humains, mis en œuvre par des acteurs sociaux et leurs organisations, ne l’est pas.

L’universalisme est considéré par de nombreux praticiens des droits humains que j’ai interviewés comme synonyme de neutralité et d’objectivité. Mais comment le discours sur les droits peut-il être autre chose que politique ? Mon argument principal ici est qu’il y a une dimension politique inhérente à l’action dans le domaine des droits humains dans la mesure même où ce type d’engagement suppose nécessairement la défense d’intérêts moraux. Quelles sont les conditions pour une rupture par rapport à l’éthos de la neutralité politique ?

HRW produit quatre types de documents : des dépêches de presse, des rapports, des notes de synthèse, et des lettres aux responsables politiques. Si l’on regarde n’importe lequel de ces documents, ils adoptent tous le format suivant : « selon les sources A, B a commis une violation C dans les conditions D. HRW considère que E est responsable, puisque dans l’arrière-fond de l’histoire se trouve F ». Les sources – excellentes – viennent en général des deux côtés du conflit. Il n’y a aucun problème avec les faits : B, C et D sont souvent très minutieusement documentés. Le problème vient de l’analyse qui porte souvent sur la responsabilité de la violation (E) et l’arrière-fond de l’histoire (F). Autrement dit, comment la violation s’est-elle produite ?

Partant de cet arrière-plan, je remarque qu’il est très rare que les rapports ou les dépêches de presse rappellent aux lecteurs que le territoire palestinien est considéré, du point de vue du droit international, comme un territoire occupé et que les colonisations et les confiscations de terrains sont des crimes de guerre perpétrés en permanence par les forces d’occupation israéliennes. Il est tout aussi rare de trouver dans ces textes un lien établi entre la violence Gaza/Israël et celle entre Israël et le reste du territoire occupé, la Cisjordanie. Cela nous fait perdre de vue la complexité du tableau de la violence. L’absence d’appréhension globale de la violence structurelle fondamentale de l’occupation rend l’analyse et l’attribution des responsabilités très partiale et trompeuse. On peut prendre pour exemple, le titre, clairement de parti pris, d’une dépêche de presse à propos de l’interdiction faite aux étudiants de Gaza d’étudier à l’étranger : « Gaza : Israël empêche 670 étudiants d’étudier à l’étranger. L’Egypte, l’Autorité palestinienne et Hamas en partagent la responsabilité ».

Si le contexte global ne doit pas surcharger chaque rapport sur les droits humains, néanmoins un cadrage historique est nécessaire pour comprendre les violations des droits humains et des lois humanitaires. Le droit d’un peuple occupé à résister est consacré par des lois internationales et ne peut pas être considéré comme le même type de violence que, par exemple, les « crimes d’honneur ».

Dans le rapport sur la guerre de juillet 2006, HRW a affirmé : « En mai 2000, Israël a retiré ses troupes du Sud-Liban en déclarant qu’il avait mis fin à son occupation de 18 ans. Les autorités libanaises ont considéré que le retrait israélien était incomplet, en se référant à la zone contestée (je souligne) des Fermes de Chebaa et à la détention par Israël de prisonniers libanais, arguments utilisés par le Hezbollah pour continuer la résistance ». Mais ce ne sont pas seulement les autorités libanaises qui considèrent le retrait israélien comme incomplet, mais également la communauté internationale, compte tenu des résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU. Chebaa, selon l’ONU, n’est pas une zone « contestée » mais une zone occupée.

Dans le même rapport, HRW signale que, « conformément à son mandat institutionnel, HRW reste neutre quant à la question de savoir s’il est légitime ou non de recourir à la guerre. Nous considérons cette neutralité comme la manière la plus efficace pour promouvoir notre objectif principal : encourager toutes les parties du conflit armé à respecter le droit humanitaire international. En conséquence, ce rapport ne prétend pas dire qui était responsable du conflit armé entre le Hezbollah et Israël, ou d’étudier les motivations de chacun à combattre : la justesse de la cause n’affecte pas l’analyse en termes de droit humanitaire international ». Il me semble que cette règle ne devrait pas être absolue, dans la mesure où cette question de la responsabilité ne peut être esquivée par HRW si cette organisation prétend vouloir comprendre la nature et le caractère récurrent des violations du droit international humanitaire et des droits humains. Dans le cas du conflit israélo-libanais, il est nécessaire d’avoir à l’esprit non seulement la capture de soldats israéliens, mais aussi le fait que la zone de Chebaa reste sous occupation et qu’Israël détient également des prisonniers libanais.

Les recommandations sont souvent très techniques et portent sur la violence immédiate sans en examiner les causes. On peut prendre par exemple la dépêche de presse du 3 janvier 2009, intitulé « Israël : l’offensive terrestre à Gaza soulève des questions de droit de la guerre. Les deux camps doivent prendre ‘toutes les précautions possibles’ pour protéger les civils ».

Un aspect de ce caractère technique est que HRW a toujours besoins d’indices tangibles pour faire une déclaration. Cependant, cette approche cache parfois des partis pris. Ainsi, HRW analyse correctement la récurrence des violations du droit humanitaire et du droit international humanitaire lorsque l’Autorité nationale palestinienne et le Hamas violent des lois, mais ne fait pas la même chose sans éléments de preuves argumentés lorsque cela concerne les autorités israéliennes. Par exemple, alors que HRW a déclaré que « l’Autorité palestinienne devraient cesser de fermer les yeux devant les attaques à la fusée contre les civils et prendre des mesures pour y mettre fin », il n’a pas demandé aux autorités israéliennes de relâcher les prisonniers palestiniens et libanais, puisque « le Hamas et le Hezbollah ont fait clairement comprendre qu’ils garderont les trois combattants israéliens jusqu’à la libération d’un grand nombre de personnes détenues par les Israéliens – c’est-à-dire qu’ils les garderont en tant qu’otages. Ils doivent les relâcher immédiatement » [2]. HRW ne reconnaît pas que bon nombre des 11.000 prisonniers palestiniens ont été pris en otage pour faire pression sur la société palestinienne. L’organisation israélienne B’Tselem et l’organisation palestinienne al-Haq ont exprimé ces idées maintes fois. HRW devrait appliquer les mêmes critères de fiabilité aux deux groupes en conflit et faire confiance aux organisations crédibles.

Encore une fois, le problème n’est pas l’aspect technique du droit humanitaire international mais certaines formes de politisation. Dans la lettre d’information de HRW intitulée « En Israël/Dans les territories occupés. Briefing pour la 60e session de la Commission des droits humains de l’ONU », janvier 2004), le nombre d’habitants des colonisations est déclaré à 236.381 personnes. Ce chiffre ne prend pas en considération Jerusalem-Est. HRW ne semble pas considérer Jerusalem-Est comme faisant partie des territoires occupés (en ajoutant souvent la mention « Jerusalem-Est » à celle de la Cisjordanie, comme si cette ville ne faisait pas partie de la Cisjordanie.

Le principe de proportionnalité : l’apolitisme post-moderne

Le principe de proportionnalité existe afin de reconnaître l’ordre de grandeur de la violation et la sévérité de ses conséquences, chaque fois qu’une organisation rapporte des violations des droits humains. Dans ses différentes dépêches de presse à propos de la guerre contre Gaza, HRW a eu tendance à dénoncer et Hamas et Israël de façon symétrique. La disproportionnalité due au fait qu’Israël a effectué des frappes aériennes en utilisant des F16 et des armes d’artillerie lourde, et en utilisant le phosphore blanc dans des zones fortement peuplées (Gaza City et le camp de réfugiés de Jabalya), en provoquant la mort de 1103 civils palestiniens contre trois civils israéliens, ne figure pas dans les rapports. Le titre d’une dépêche du 3 janvier 2009, « Israël/Hamas : les civils ne doivent pas être des cibles », critique Hamas et Israël de façon égale. Dans une dépêche intitulée « Liban/Israël : le Hezbollah a frappé Israël avec des armes à sous-munitions (cluster munitions) pendant le conflit », HRW affirme : « Nous sommes préoccupés en découvrant que non seulement Israël mais aussi le Hezbollah a utilisé des armes à sous-munitions dans leur conflit récent, à l’heure où beaucoup de pays se détournent de l’usage de ce type d’arme, précisément à cause de son impact sur les civils ». Ici un parti pris évident se manifeste puisque HRW ignore l’usage abondant de ces mêmes armes par Israël. Pourtant on savait que Hezbollah avait, selon les autorités israéliennes, lancé 118 fusées à sous-munitions sur le nord d’Israël tandis qu’Israël avait lancé des armes à sous-munitions contenant jusqu’à 4 millions de sous-munitions, dans une zone de 36,6 km carrés du Liban, dont 4,3 km carrés de zones urbaines et 4,7 de champs d’oliviers, frappant ainsi 916 sites. Alors que les bombes à sous-munitions de Hezbollah ont blessé un Israélien, celles des Israéliens ont tué neuf civils libanais jusqu’en janvier 2007.

HRW désignait les 755 morts d’Israéliens à cause des attentats-suicide des Palestiniens pendant la seconde Intifada comme des crimes contre l’humanité [3], tandis que les 4322 civils palestiniens tués par des soldats israéliens et des colons, les confiscations de terres, les destructions de maisons et les 11.000 prisonniers n’ont pas amené l’organisation à utiliser les mêmes termes. Les crimes de guerre sont seulement les actes commis contre Israël. Comme l’a dit Franklin Lamb, un grave déséquilibre est devenu le modus operandi de HRW en Israël/Palestine ainsi qu’au Liban, puisque l’organisation ne reconnaît pas la responsabilité de la partie du conflit qui commet beaucoup plus de violations du droit humanitaire que l’autre [4].

Cette cécité face à la disproportionnalité des rapports pourraient avoir trois causes. Premièrement, ce qui est important pour le discours légaliste n’est pas de savoir si les parties violent le droit international humanitaire ou non. Le discours est insensible à la signification sociologique des chiffres. Pour les sociologues, la récurrence fait le phénomène, sans quoi c’est seulement de l’analyse circonstancielle. Les Israéliens se réfèrent souvent à l’intifada – la résistance – comme « la situation », euphémisme qui remplace « invasion » ou « occupation ». Deuxièmement, HRW est à la recherche constante d’une position équilibrée (consistant à critiquer les deux parties), même si cette position prend la forme d’une « condamnation sans réserve » de Hamas et d’une simple « critique » d’Israël. Troisièmement, HRW, en suivant une conception stricte du droit humanitaire international, se fixe sur le fait des violations sans prendre suffisamment en compte leurs conséquences.

Comme nous l’avons déjà indiqué, HRW a le mérite d’assigner une responsabilité et à la puissance occupante et à la résistance. Si l’Autorité nationale palestinienne, Hamas et Hezbollah out souffert de l’occupation, ils ont, par moments, violé le droit international humanitaire au point de commettre des crimes de guerre. Le traitement de ces violations par HRW est raisonnable, mais quand on juxtapose deux rapports sur les abus d’Israël, Hamas, et Hezbollah, on se rend compte du fait que la question de la proportionnalité n’est pas sérieusement abordée. La symétrie entre l’occupant et l’occupé, entre des « fusées » (en l’occurrence celles fabriquées avec des tubes d’acier, qui ressemblent peu aux obus d’artillerie de technologie avancée, fabriqués aux Etats-Unis) reflète un parti pris contre un peuple occupé, les Palestiniens. Il fut peut-être un temps où l’établissement d’une symétrie morale entre les deux parties d’un conflit était la marque d’une pensée originale, mais aujourd’hui, certains chercheurs persistent à rechercher un équilibre entre les « deux parties du conflit » en exagérant jusqu’à l’absurde – ce qui reflète un conformisme paresseux, voire un agenda politique [5]. Il faudrait s’opposer à cette tendance dangereuse et marquer des distinctions lorsque celles-ci sont nécessaires à la compréhension d’une situation.

Ceci constitue une position faussement neutre et très postmoderne, où chacun est victime et agresseur à la fois. Ainsi donc, Israël, qui a expulsé les 4/5e du peuple palestinien de leurs terres en 1948 et a occupé le reste en 1967, ainsi que l’OLP, Saddam Hussein qui a bombardé les habitants de Halabja, et les Kurdes de Halabja, sont tous victimes et agresseurs à la fois. Certains rapports sur Gaza révèlent l’adoption par HRW d’une perspective politique postmoderne : il s’agit d’un monde où le langage, les images et les symboles priment sur le sens, le contenu et les résultats. En traitant les abus du droit humanitaire de façon présomptueuse, comme un problème apolitique, HRW abandonne le vrai monde du politique pour adopter une perspective non-politique et postmoderne. Un tel postmodernisme mène à un déni constant et évident de la réalité même de l’occupation. La violence israélienne et palestinienne, la confiscation des terres, la restriction du mouvement et les colonisations continuent d’être traités séparément (piecemeal), comme des statistiques isolées du conflit arabo-israélien. Pourtant, le rapporteur doit être autoréfléxif et posséder une compréhension herméneutique du conflit : la réalité des incidents ne peut pas être appréhendée et contextualisée sans une vision de la totalité, de même qu’on ne comprendra pas le tout sans reconnaître les parties.

Le postmodernisme brouille les frontières entre ce qui est « contraint » et ce qui est « réclamé ». L’usage par les Israéliens de boucliers humains – lorsqu’ils utilisent de force les Palestiniens comme tels – n’est pas comparable avec l’appel de Hamas aux Palestiniens pour protéger les maisons des militants des frappes aériennes. Je me réfère à la dépêche de HRW intitulée « Il ne faut pas utiliser les civils pour protéger des maisons contre des attaques militaires », où HRW critique les groupes de la résistance palestinienne pour avoir invité des voisins civils à entourer les maisons des militants. Lamb note avec éloquence que “cette lecture [par HRW] du droit international est erronée voire kafkaïenne. La résistance populaire et pacifique aux politiques oppressives des puissances occupantes et des gouvernants autocratiques, en Inde et en Afrique du sud par exemple, a toujours été, par sa nature même, une affaire risquée où des civils peuvent s’exposer aux blessures ou à la mort. La responsabilité de ces morts doit être portée par ceux qui oppriment, pas par ceux qui résistent, en particulier quand ils emploient des moyens non violents. Selon l’interprétation de HRW, Mahatma Gandhi et Nelson Mandela seraient des criminels de guerre » [6]. Le système de deux poids, deux mesures est inacceptable. L’apolitisme postmoderne risque de légitimer la répression. Comme l’ont signalé Fields et Narr : « Si les gens ne sont pas conscients du caractère historique et contextuel du droit humanitaire, et ne savent pas que le droit humanitaire ne se réalise que dans des luttes de personnes concrètes qui éprouvent des dominations concrètes, le droit humanitaire risque d’être trop facilement utilisé comme une légitimation symbolique des instruments de cette même domination » [7].

Alors que les rapports de HRW sur le conflit consacrent trop d’attention à la violence physique, le projet colonial n’attire pas l’attention qu’il mérite. Ces vingt dernières années, le conflit arabo-israélien est considéré comme un conflit de « basse intensité », sur la base d’une typologie qui se contente de prendre en compte le nombre de morts et de blessés. Cette typologie est trompeuse puisque, selon d’autres critères, en dépit du nombre relativement bas de morts et de blessés, le conflit est en voie d’intensification. C’est le cas dans un domaine en particulier, celui de l’espace et de la terre : les Palestiniens vivent la dépossession, l’occupation, la destruction de leur espace de vie – ce qu’on pourrait appeler un « spatio-cide »” [8]. Les rapports prêtent une attention insuffisante aux activités de colonisation. Parmi les 43 documents produits par HRW depuis trois ans, seuls trois documents mentionnent les colonisations comme un facteur important dans ce conflit. Le spatio-cide de 2006 au Liban et de 2009 à Gaza constitue également une punition collective de la population afin d’effacer la mémoire spatiale d’une communauté en encourageant ses membres à partir, réduisant leur vie à celle de corps déracinés, à la « vie nue », sans existence politique. La destruction de l’espace visait à terroriser la population sans éliminer trop de personnes, et à produire l’appauvrissement sans arriver jusqu’à la famine. HRW peut-il communiquer de telles significations dans ses rapports tout en se concentrant sur la dimension technique de la violation physique du droit international humanitaire par les parties en conflit ?

Conclusion : pour une approche vraiment politique

Si le droit international appliqué à la question des droits humains est régulé par un langage juridique particulièrement normé, sa mise en œuvre s’insère dans des structures sociales et politiques plus larges où les acteurs contribuent eux aussi à donner forme à cette question des « droits humains ». Les organisations de défense des droits humains considèrent comme une évidence le fait que leur engagement s’inscrit dans un processus civilisationnel qui a une dimension véritablement universelle. L’adoption de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme a suscité de nombreux débats qui ont pris une dimension tout aussi bien religieuse que culturelle ou politique. Des justifications très hétérogènes ont permis de légitimer et de promouvoir les « droits humains », depuis l’idée initialement développée, votée et adoptée par les nations du monde jusqu’à son intégration dans le domaine du droit international. Pourtant, ce développement ne s’est pas traduit par le souci d’appliquer ces droits humains dans l’intérêt de groupes socio-politiques qui devraient jouir de ces droits, ni d’en mesurer les effets politiques sur ces mêmes groupes. Les organisations internationales de défense des droits humains font référence à des normes juridiques pour aborder la question du respect des droits humains à travers le monde. L’application de ces normes est souvent déterminée par des considérations politiques et par des rapports de force à l’intérieur de ces organisations. Ce qui signifie que le débat en leur sein n’est pas seulement académique ou technique, mais aussi politique – comme par exemple la question de l’usage indépendant de normes juridiques afin de dénoncer des violations des droits de l’homme directement liées à des réalités politiques. Ainsi, nous avons cherché ici à interroger la posture de neutralité affichée par HRW et à ouvrir la réflexion sur les rapports de pouvoir qui peuvent éventuellement déterminer la position de cette organisation face au conflit israélo-arabe.

Fondé sur l’exploitation de nombreux documents produits par HRW et d’autres organisations de défense des droits humains, l’argument central de cette analyse est que l’approche dominante et d’inspiration libérale des droits humains utilise des paramètres juridico-bureaucratiques qui privilégient les droits civiques et politiques des individus sans prendre assez en compte les droits collectifs. En pratique, bien que ces organisations mettent en avant leur neutralité et leur impartialité, leurs positions sont sans aucun doute marquées par un esprit positiviste qui cache mal leur parti pris politique. Or, le langage universaliste et le cadre de référence utilisé pour situer les « droits humains » au sein d’un agenda global a une dimension normative et émotionnelle très forte.

Le problème ne concerne pas seulement HRW mais aussi beaucoup d’autres organisations de défense des droits humains qui interviennent dans ce type de conflits avec cette même approche indifférente au contexte, et où la gestion des conflits est considérée comme une affaire a-politique [9]. Ces organisations sont devenues incapables de faire face à la détresse de ceux dont la vie ne vaut moins que rien, qu’un corps à nourrir sans aucun droit à l’existence politique — comme les réfugiés ou les peuples sous occupation. Agamben considère que les organisations humanitaires et de défense des droits humains – qui aujourd’hui sont financées par des organismes gouvernementaux ou inter-gouvernementaux — ne peuvent appréhender l’être humain qu’en tant que victime et sont de ce fait solidaire malgré elles des forces qu’elles sont censées combattre. Légalistes et formalistes, elles comptabilisent la mort d’un Palestinien ici, d’un Israélien là. Hannah Arendt [10]]. nous avait bien mis en garde contre une telle posture. Dans Les Origines du totalitarisme, elle soulève la question des populations apatrides d’Europe, dépourvues de tout droit civique, exclues de tout droit à la citoyenneté. Elle avait attiré notre attention sur l’impossibilité de soulever la question des droits de l’homme en omettant celle du droit à la citoyenneté. Elle pensait que ce n’était pas seulement à travers une perspective humaniste qu’on pouvait faire progresser la justice, mais que c’était aussi en contribuant à la résolution de telles situations d’injustice que l’on peut contribuer à donner de nouveaux fondements à un espace public où se déploie l’action politique collective, qui ne se résume plus à la gestion des mouvements de populations et à la surveillance policière des conflits sociaux [11].

De ce point de vue, on peut voir les rapports de HRW comme un moyen de « gérer » les conflits et de minimiser les effets de la guerre tout en évitant d’interroger les racines du conflit. Parvenir à mettre fin à la violence continuelle faite aux habitants de Gaza ne peut s’envisager sans prendre en considération le rapport entre Gaza et l’ensemble du conflit israélo-arabe et notamment ce qui est en train de se passer en Cisjordanie. HRW n’a pas réussi à comprendre que pour beaucoup de Palestiniens il est difficile d’accepter le droit international humanitaire dans la mesure où les organisations censées le défendre ne soulèvent pas la question du droit à la citoyenneté dans le cadre d’un Etat-nation. Tout comme les organisations humanitaires, les organisations de défense des droits humains ne font qu’approfondir le fossé entre les droits de l’homme et les droits du citoyen, contribuant par conséquent à exclure leurs « clients » de la sphère publique d’un Etat libéral et à étouffer leurs voix [12].

 

 

Source : http://www.mouvements.info/spip.php?article396

Texte traduit de l’anglais par Jim Cohen et Dimitri Nicolaïdis

 3 mai 2009

 

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