Compte-rendu sommaire de mon séjour à Gaza
les 22 et 23 janvier 2009
J'ai pu, grâce à
une association franco-palestinienne avec laquelle je coopère de
longue date (l'association des Villes jumelées avec des camps de
réfugiés palestiniens), et grâce à diverses interventions
diplomatiques, entrer dans Gaza, le jeudi 22 janvier dernier,
après une attente de 24 heures à Rafah (frontière égyptienne).
Les
interlocuteurs habituels de cette association -sans lien avec
les autorités actuelles de la bande de Gaza- nous ont
accompagnés à travers tout le territoire. Hormis des
journalistes et des acteurs humanitaires, nous avons ainsi été
parmi les tous premiers à découvrir "de visu" les horreurs de
la guerre, du sud jusqu'au nord. Nous avons pu être au contact
direct de la population, sur le terrain et chez les habitants,
logeant dans des familles, partageant des collations avec des
Palestiniens des camps de réfugiés les plus touchés, discutant
de longues heures durant, dans l'obscurité d'une nuit sans
électricité, avec des victimes qui ressentaient manifestement le
besoin de se libérer en témoignant.
Nos principales
étapes furent Rafah, Khan Younès, la ville de Gaza, Zeitoun,
Jabalyia, Al Attatra. C'est au nord et à l'est de Gaza - ville
que l'on découvre les pires dévastations et que l'on recueille
les témoignages les plus accablants pour l'armée israélienne.
En y allant, on comprend pourquoi les journalistes avaient été
tenus à l'écart de l'offensive militaire!
Mais les traces
de la terreur infligée pendant 22 jours et nuits à la population
de Gaza sont visibles dès la première localité au sud du
territoire: Rafah, une agglomération de 180 000 habitants dont
85% sont des familles de réfugiés. Nul besoin de guide. Les
gens vous hèlent. Ils ont besoin de montrer au monde les
destructions subies, de raconter le calvaire enduré, d'exprimer
- au demeurant avec beaucoup de retenue et de dignité - les
souffrances durables. Une nuée d'enfants vous suit où que vous
alliez. "What is your name? How are you?" lancent-ils en
riant. Ils s'amusent, demandent qu'on les prenne en photo, mais
quand on les interroge sur la guerre, un petit gamin lâche: "on
tremblait!"
Au centre de
Rafah, la foule est dense autour d'un petit marché - on nous dit
que les produits qui y sont vendus à des prix prohibitifs ont
été introduits en contrebande par les fameux tunnels... C'est
la rançon du blocus. Autour de nous, des maisons en ruines, des
toits arrachés, des familles entières assises dans leur ancienne
maison éventrée. Ils nous racontent: une seule frappe de F16 a
suffi pour provoquer toutes ces destructions - en tout 80
impacts! C'était la nuit du 31 décembre...
On nous a dit,
sans qu'il nous ait été possible de vérifier l'information, que
la femme pilote de ce bombardier venait d'être condamnée en
Israël à deux ans de prison pour avoir refusé de "finir le
travail" par un second passage. Un viel habitant nous fait
visiter sa "maison" - un taudis à ciel ouvert depuis le
bombardement. "Il n'y a jamais eu d'arme ici, Monsieur!"
répète-t-il. "L'avion n'avait pas de cible. Il nous a tous
bombardés!". Malgré tout, le quartier grouille de monde.
Chacun vaque à ses occupations quotidiennes. L'essence étant
devenue inaccessible pour le plus grand nombre, la carriole
tirée par un âne remplace souvent la camionnette. On se
débrouille comme on peut. La vie est plus forte que les F16.
Une discussion
s'engage avec le leader du camp de réfugiés de Rafah. C'est un
homme mesuré et courageux. Il a déjà passé cinq ans de sa vie
dans les prisons israéliennes et une autre période en résidence
surveillée. Membre du Fatah, il connait de nouvelles
difficultés depuis la prise de pouvoir du Hamas. Mais
aujourd'hui, il ne veut parler que de la guerre "qui frappe
l'ensemble du peuple de Gaza". Et pour lui, "Gaza, c'est l'âme
de la cause palestinienne. Le revendication nationale est
partie d'ici."
Près de Khan
Younès, nouvelle illustration de la punition collective
indistinctement infligée à la population. Ici, un vignoble
entièrement ravagé. Là, une ... station d'épuration d'eau,
servant tout le secteur, écrasée sous les obus des chars.
Autour, toutes les maisons sont détruites, sauf un immeuble dont
il ne reste que la carcasse. Nous y découvrons sur un mur un
croquis sommaire des cibles voisines - dont la station
d'épuration - annoté en hébreu... Sur place, toutes les
personnes insistent: "il n'y a pas de combattants parmi nous.
Pourquoi ils détruisent tout? Pourquoi ils tuent nos enfants?"
L'exaspération est à son comble. En ville, nous nous arrêtons
près d'une mosquée bondée: la prière du vendredi s'y est
transformée en meeting politique contre ...Mahmoud Abbas et
"tous les baratineurs. La foi et la persévérance sont notre
force - y entend-t-on. Avec l'aide de Dieu, nous irons jusqu'à
la victoire." A méditer par les partisans de la guerre pour "en
finir avec le Hamas"...
Nous arrivons
dans la ville de Gaza. Arrêt à l'une des écoles de l'UNRWA,
l'agence de l'ONU pour l'aide aux réfugiés palestiniens:
gravement endomagée par les bombes. Des voisins nous montrent
sur leur portable les images insoutenables du déluge de feu qui
s'est abattu sur la ville! Autre cible "militaire": le siège
...du Croissant rouge palestinien attenant à l'hôpital Qods! Il
n'en reste, là encore, qu'une carcasse calcinée: les bombes au
phosphore ont fait leur œuvre. Un peu plus loin, un énorme
stock de médicaments a été détruit par les bombes. Bombardé
aussi l'immeuble du service d'Etat civil. Ailleurs, c'est une
fabrique de limonade qui a été détruite: on en retirera 27
cadavres. Là, c'est un jardin d'enfants: détruit. Puis le parc
Barcelona - construit par l'Espagne: détruit. Près de là, un
immeuble de 11 étages: détruit. Un peu plus loin, ... un
cimetière: détruit!
Nous croyions
avoir atteint les limites de l'horreur. C'était sans compter
avec ce qui nous attendait à Zeitoun, à l'Est de la ville de
Gaza. Devant nous, à perte de vue, un immense champ de ruines.
Tout y est dévasté: maisons, fermes, usines. Il ne reste rien.
L'odeur y est, plus de deux semaines après le drame,
insoutenable. Les témoignages recueillis sur place nous glacent
d'effroi. La presse, entretemps, en a relaté la substance.
C'est là que la famille Samouni a perdu 33 de ses membres, dans
un immeuble où les soldats israéliens, abondamment présents sur
place, les avaient parqués depuis plus d'une journée sans
nourriture et sans eau! Avant de les écraser sous les obus!
Les récits des survivants vous laissent sans voix. Il s'agit de
toute évidence d'un massacre délibéré de populations civiles.
Avec, de surcroit, des actes d'une infinie cruauté. Les faits
remontent au 5 janvier.
Deux jours après, c'est à l'est de Jabalyia, à,
Ezbet Abed Rabbo, qu'a été perpétré, selon les dires de témoins,
un autre épouvantable crime de guerre. Entre 13 heures et 14
heures, nous précise Khaled, trois chars ont approché de sa
maison. Un haut-parleur leur intime l'ordre de sortir. Toute
la famille s'exécute en arborant un chiffon blanc. Devant eux,
deux jeunes tankistes mangent nonchalamment des barres de
chocolat et des chips, sans leur adresser la parole. Soudain,
un troisième soldat sort du char, tire, tuant deux petites
filles de la famille et blessant la troisième. Pendant plus de
deux heures, ils leur ont interdit de bouger avant de lancer au
père des deux fillettes: "tu peux partir"!
Après un silence, Khaled poursuit: un voisin
tente d'aider les survivants en approchant son ambulance. Les
soldats lui font quitter le véhicule avant d'écraser l'ambulance
avec un char. (Chacun peut, en effet, voir ce qu'il en reste.)
Un peu plus loin, un autre voisin leur vient en aide, avec sa
carriole tirée par un âne. L'homme et l'animal sont, à leur
tour, abattus, affirme Khaled en nous donnant le nom de cette
personne.
Ces allégations sont tellement graves qu'elles
demandent naturellement à être vérifiées. La vision d'horreur à
perte de vue accrédite en tout cas l'hypothèse d'un acharnement
d'une violence et d'une cruauté à peine imaginables de la part
de l'armée israélienne.
Nous arrivons à Jabalyia, grand centre urbain au
nord. Le seul camp de réfugiés y compte plus de 100 000
habitants. C'est là qu'une (autre) école des Nations Unies a
été bombardée: on retirera 47 corps des décombres. Le père de
l'une des victimes, 24 ans, répète, désespéré: "on nous avait
conduits ici pour être en sécurité. Nous n'avons plus d'endroit
où nous mettre à l'abri." C'est la répétition de ces
bombardements prenant pour cible des sièges des Nations Unies
qui a conduit le Secrétaire général de l'ONU à se rendre sur
place, peu de temps avant notre arrivée, et à y tenir des propos
légitimement durs.
Autre quartier, autre champ de ruines, nouveau
témoignage accablant: "ils sont rentrés chez nous", raconte
d'une voix lasse et monocorde un vieux monsieur assis devant sa
maison intacte. Il nous relate le drame vécu par sa famille:
"ils les ont plaqués contre le mur, les hommes d'un côté, les
femmes de l'autre. Ils ont emmené mon fils de 42 ans au premier
étage et ont tiré. Puis, en redescendant, ils ont dit à mon
autre fils: "ton frère est mort. Tu peux appeler des secours."
Mais quand il est sorti en levant les bras, ils lui ont coupé
les doigts d'une rafale. Puis ils sont restés, empêchant
l'ambulance d'approcher. Ils ont tiré aussi sur une voiture de
l'UNRWA (ONU) venu pour aider ma famille, car mon fils y était
employé depuis 20 ans. Un député arabe de la Knesset a pu être
joint. Il a contacté Ehud Barak, le ministre de la défense,
pour qu'il intervienne. Celui-ci a refusé, soulignant que "là
où l'armée est présente, c'est elle qui décide". Quand ma
famille a enfin pu voir mon fils, on s'est rendu compte qu'il
n'était pas mort sur le coup. Ils l'ont laissé agoniser et
perdre son sang! Il laisse huit orphelins. Cinq d'entre eux
étaient présents quand ils ont tiré." Le vieil homme, prostré,
s'est arrêté de parler.
Les témoignages sont également bouleversants
dans un gymnase, une bibliothèque et une salle des fêtes du camp
de réfugiés de la ville, transformés en centre d'hébergement
pour 575 sinistrés du quartier, dont la plupart sont des femmes
et des enfants. Les locaux sont bien entretenus mais la
promiscuité y est insupportable. "Nous avons tout perdu"
revient comme un leitmotiv. Une dame remercie une ONG d'avoir
livré deux lits de camp. Une autre réclame "une vraie solution:
pouvoir vivre en famille et que les enfants puissent aller à
l'école." Quand nous nous retirons, une voix nous lance: "Ne
nous oubliez pas! On compte sur vous! Dites-leur!" Nous ne
les avons pas oubliés.
Le soir, nous nous retrouvons dans la cour d'un
immeuble du camp de réfugiés. Les voisins affluent. Surtout
des jeunes. Nous sommes vite une quarantaine, assis autour
d'une simple lampe-torche. Pas d'électricité ni de gaz. On
répare. Quelqu'un est allé chercher le gynécologue dont les
cris de douleur en direct à la télévision israélienne ont fait
le tour du monde. C'est un voisin. Il était ce matin sur la
tombe de ses deux petites filles tuées par une bombe alors qu'il
répondait par téléphone à un journaliste israélien. Nous ne le
verrons pas ce soir. Il est à Tel Aviv où il a repris son
travail au grand hôpital...
On nous sert thé et café, puis la parole se
libère... Vous imaginez. Vers minuit, une heure, nous prenons
congé, en promettant de révéler ce que nous avons vu et entendu
et d'agir en conséquence: pour l'aide d'urgence, la levée du
blocus et l'ouverture des accès à Gaza; pour l'envoi d'une force
internationale de protection des populations; pour la mise sur
pied d'une commission d'enquête internationale afin que toute la
vérité soit établie et tous les responsables punis; pour une
politique beaucoup plus offensive de l'Union européenne en
faveur d'une paix juste et durable au Proche Orient .
Cela suppose avant tout plus de courage et
d'indépendance politique, pour ne pas laisser passer des
opportunités historiques comme l'Initiative de paix arabe de
2002 et 2005 - qui permettait la normalisation des relations de
tout le monde arabe avec Israël en contrepartie du retour aux
frontières de 1967! - ou le gouvernement d'unité nationale
palestinien de 2007 constitué sur les mêmes bases entre Mahmoud
Abbas et le Hamas. Cela suppose plus généralement une relation
avec Israël reposant, non plus sur la complaisance et
l'impunité, mais sur le strict respect du droit international et
des résolutions pertinentes des Nations Unies.
Vérité, justice, paix... Après tout, nous ne
demandons qu'à voir traduites en actes les "valeurs
européennes"...
Bruxelles, le 27 janvier 2009
* Député européen,
président de la GUE/NGL
|