On ne sortira pas de la
fuite en avant criminelle de la politique israélienne
vis-à-vis des Palestiniens sans une forme de rupture avec
le sionisme. Depuis quelques années, une
critique radicale émanant de diverses personnalités
israéliennes s’attaque à cette idéologie. En effet en
Israël, l’éducation, l’histoire, la loi, la propriété, la façon
de penser, l’air qu’on respire, sont sionistes. Il est interdit
de douter. Et pourtant, certain-e-s s’échappent. Ils/elles sont
journalistes, écrivain-e-s, cinéastes ou historien-ne-s.
Ils/elles ont parfois fait de la politique dans
les partis de gauche avant de rompre. Ils/elles passent
une partie de leur temps à l’étranger
comme 15% de la population. Ils/elles s’appellent Amira Hass,
Michel Warschawski, Ilan Pappé, Nurit Peled, Gideon Levy,
Avi Mograbi, Idith Zertal … Deux livres
très différents sont sortis en 2008. Ce sont «Vaincre Hitler» d’Avraham
Burg et «Comment le peuple juif fut inventé» de Shlomo Sand(l’un
et l’autre édités par Fayard). Deux livres très différents mais
indispensables pour comprendre et donc pour combattre
l’oppression.
Une critique radicale venue
de l’intérieur.
Avraham Burg n’est pas
«l’un des nôtres», ce qui a parfois indisposé des militant-e-s
engagée-e-s pour la Palestine. Il est un pur produit de
l’establishment sioniste. Son père, Yossef Burg, a été le
représentant du principal parti religieux dans divers
gouvernements israéliens de 1951 à 1986.
Il fut un des deux
ministres opposés à la pendaison d’Eichmann. C’est plus tard que
le Parti National Religieux est devenu un parti d’extrême
droite, fer de lance des colons fanatiques. Avraham a grandi
dans l’univers protégé des enfants de dirigeants. Il a été un
des politiciens en vue du parti travailliste, président de
l’agence Juive et président de la Knesset (le Parlement
israélien). Dans le monde sioniste, les ruptures, partielles ou
totales viennent souvent d’en haut à l’image de Nahum Goldman ou
Théo Klein(qui ont dirigé le Congrès Juif Mondial pour l’un et
le CRIF pour l’autre). Burg a brusquement rompu. Il a quitté
toutes ses fonctions officielles. Il a redécouvert le judaïsme
combattant pour l’émancipation. Il songe aujourd’hui à créer un
grand parti de gauche qui déborde le parti travailliste et le
marginalise. Expérience probablement vouée à l’échec vu l’état
de la société israélienne.
Le livre de Burg fourmille
de «perles» révélatrices de l’état d’esprit sinistre et cynique
des dirigeants sionistes. Ainsi Abba Eban qui fut pendant
des années le ministre des affaires étrangères (et devint
une «colombe» à la fin de sa vie) a
déclaré en réponse à une question de l’ONU après la
guerre de 1967 qu’il était hors de question qu’Israël
retourne aux «frontières d’Auschwitz» (la ligne verte de 1949).
Ainsi quand les troupes de Sadate attaquent sur le canal de Suez
en 1973, Moshé Dayan compare cette attaque à «une destruction du
troisième temple». Quand l’armée
Israélienne attaque l’OLP à Beyrouth en 1982, Menachem Begin
déclare : «j’ai eu le sentiment
d’attaquer le bunker d’Hitler». Le même Begin
dira que l’alternative à l’invasion du Liban, c’est
Treblinka. Ehud Barak est tout aussi
pitoyable quand il affirme lors de l’anniversaire de
l’insurrection du ghetto de Varsovie : «les soldats
israéliens sont arrivés 50 ans trop
tard».
Burg dissèque la mentalité
israélienne qui produit l’occupation et la négation de l’autre :
«Israël est tombé dans le piège du destin. Nous sommes les bons
et eux les ennemis ultimes. Plus l’adversaire est méchant, plus
nous sommes bons». Il décrit la dérive raciste de sa société où
les graffitis : «mort aux Arabes» ou «Pas d’Arabes, pas
d’attentats» pullulent en toute impunité.
Face à la propagande incessante qui assimile les «Arabes» aux
Nazis, Burg s’interroge au contraire sur l’ancienne victime
devenue bourreau : «sommes-nous totalement happés par cette
effroyable ressemblance avec nos bourreaux ?»
Dans le processus qui l’a
conduit à la rupture, il y a une part d’histoire familiale. La
mère d’Avraham appartenait à une famille installée en Palestine
depuis plusieurs générations à Hébron. En 1929, c’est la
première révolte palestinienne contre la colonisation sioniste.
67 Juifs sont tués à Hébron. La mère
d’Avraham fait partie des rescapé-e-s grâce à une famille
palestinienne qui a caché les siens. Plus de 60 ans plus tard,
Avraham rencontre cette famille de «Justes» pour reprendre la
terminologie appliquée à celles et ceux qui ont sauvé des Juifs
pendant la guerre mondiale. Cet épisode et cette rencontre ont
sûrement été déterminants dans son désir d’une vraie paix basée
sur l’égale dignité. Comme avant lui le philosophe Yeshayahou
Leibowitz qui, épouvanté par les conséquences des conquêtes de
1967, a été le premier à parler de judéo-nazisme, Burg considère
que «la mise sous tutelle de millions de personnes signifie la
remise en cause de l’essence juive».
Burg est très sévère avec
l’instrumentalisation du génocide nazi. Le titre du livre
«Vaincre Hitler», c’est en finir avec la victimisation, avec la
célébration morbide, c’est refuser l’idée que la mémoire d’un
massacre puisse légitimer la conduite d’une société. Dans
son livre «La Nation et la Mort»,
l’historienne Idith Zertal aboutit à la même
constatation. Burg constate : «nous nous conduisons comme
si la Shoah est notre monopole». Il
remarque d’ailleurs que beaucoup d’Israéliens nient le
génocide arménien de peur que celui-ci ne porte ombrage
au seul génocide valable à leurs yeux :
celui des Juifs. « Halte au judaïsme craintif et au
sionisme paranoïaque ! » conclut-il. Toujours sur l’idée
que le souvenir des génocides appartient
à tout le monde pour qu’ils ne se reproduisent pas, Burg
rappelle un génocide oublié, celui de la quasi-totalité du
peuple Herero en Namibie, par le
colonialisme allemand. Personne n’a condamné ce crime à
l’époque. Un des criminels était le père de Goering. Burg
fait l’éloge de Marek Edelman, commandant en second de
l’insurrection du ghetto de Varsovie, toujours vivant, toujours
bundiste et hostile à l’Etat d’Israël. Il s’élève contre toutes
les tentatives de rayer Edelman de l’histoire parce qu’il est
antisioniste. Burg qui est profondément
croyant propose qu’on vide la religion juive de
tout texte qui pourrait être exploité à des fins de
colonialisme ou de haine. Et il souhaite
que les autres religions fassent de même. Vaste programme … À
l’inverse des lectures intégristes des textes sacrés, il
met en avant l’idée de la responsabilité
de chaque être humain vis-à-vis de ses actes.
Quand Shlomo Sand dissèque
la mythologie sioniste.
Sand est un historien dont
la famille a fui la Pologne. C’est un homme de gauche, étranger
à la religion. Il a fait une partie de ses études à Paris avec
Pierre Vidal-Naquet qui a préfacé son livre précédent : «les
mots et la terre, les intellectuels en Israël».
Dans les conférences où il
présente «Comment le peuple juif fut inventé», Sand s’excuse à
l’avance du nombre de notes qui accompagnent son livre. Il sait
que celui-ci, qui est déjà un best-seller en Israël, sera
l’objet de très vives critiques et il tient à préciser ses
sources et ses recherches. L’idée centrale du livre de Sand est
la suivante. Pour créer l’Etat d’Israël et pour l’amener dans la
situation actuelle, les sionistes ont dû tout fabriquer : une
histoire, une identité, un peuple, une mentalité, des valeurs.
Mais fondamentalement, tout est plus que discutable. L’histoire
antique est très largement légendaire. Et surtout, il n’y a eu
ni exil, ni retour : les Juifs ne sont pas massivement partis au
moment de la destruction du temple par
Titus. Autrement dit, les descendants des Hébreux de
l’Antiquité sont essentiellement les Palestiniens. Ben
Gourion lui-même a écrit (avec Ben Zvi,
le futur président d’Israël) en 1918 que ces «fellahs» étaient
probablement des descendants de Juifs et qu’ils s’intègreraient
au projet sioniste. Il a changé d’avis après la révolte
palestinienne de 1929 en se ralliant à l’idée de les expulser.
Sand explique longuement que les Juifs d’aujourd’hui sont
les descendants de convertis de différentes époques.
On peut discuter sur le
titre provocateur du livre de Sand. Y a-t-il oui ou non
un peuple juif ? On peut discuter sur l’origine Khazar
des Ashkénazes par rapport à l’hypothèse
de l’origine ouest-européenne ou sur ce qu’il écrit du marxisme.
Mais pour toutes celles ou ceux qui considèrent à juste titre
que le sionisme est une idéologie criminelle pour les
Palestiniens et suicidaire à terme pour les Israéliens, le livre
de Sand est fondamental : le cœur de
l’histoire telle que les sionistes la racontent (l’exil, le fait
que la diaspora soit une parenthèse et que la création d’Israël
permette aux Juifs de retourner dans le pays de leurs ancêtres
et de reconstituer le royaume unifié), toute cette fable est
FAUSSE et sciemment inventée pour justifier un projet colonial.
Et c’est un argument fondamental dans la lutte
idéologique opiniâtre que nous devons mener contre les
ravages du sionisme.
«C’est le nationalisme qui
crée les nations et non pas l’inverse» a
écrit Ernest Gellner (un théoricien de la modernité mort en
1995). Dans le cas du sionisme, il a dû
créer au départ une histoire «politiquement
correcte» des Juifs. Avant
l’apparition du sionisme, des historiens juifs allemands, très
inspirés par les idées «raciales» de l’époque, se mettent à
imaginer que les Juifs seraient un peuple-race. Idée plus tard
partagée par les Nazis avec les
conséquences que l’on sait. Les concepts de races aryenne,
sémite etc… sont tout aussi stupides et
inexacts que dangereux.
Dans leur grande majorité,
les fondateurs du sionisme n’étaient pas croyants. Certains
étaient même farouchement antireligieux, considérant les rabbins
comme les représentants d’une forme d’arriération. Au contraire,
pendant très longtemps, les religieux orthodoxes ont été
hostiles au sionisme. Encore aujourd’hui, un courant religieux
comme les Nétouré Karta condamne le sionisme comme hérétique,
comme porteur de l’idée (fausse à leurs yeux) que le Messie,
c’est l’Etat d’Israël. C’est à partir de 1967 que le courant
national-religieux, reprenant les théories du rabbin Kook, s’est
rallié au sionisme et au colonialisme. Ce courant représente
aujourd’hui près d’un quart de la société israélienne.
Les fondateurs du sionisme
et plus tard les historiens «officiels» de l’Etat d’Israël sont
allés rechercher dans la Bible tout ce qui pouvait justifier la
décision, prise lors d’un congrès sioniste, de créer le «foyer»
juif et plus tard «l’Etat juif». Sur l’histoire antique, les
archéologues israéliens Finkelstein et Silberman parlent de «la
Bible dévoilée» quand Sand parle de «mythistoire». Ils sont
d’accord sur l’essentiel. De toute façon, dans la communauté des
archéologues et des historiens, il n’y a plus que des
divergences de détail. La Bible diffère peu de l’Iliade et
l’Odyssée. Un livre extraordinaire qui a frappé et impressionné
des millions d’humains à travers les siècles. Mais une histoire
largement légendaire.
Sand confirme : les
épisodes de l’arrivée des Hébreux depuis la
Mésopotamie ou celui de l’entrée et la sortie d’Egypte
sont inventés. Ils correspondent à la
volonté des auteurs de la Bible de se donner des origines,
une histoire et une raison d’être politiquement
correctes. Quand le fasciste Baruch Goldstein massacre 29
Palestiniens (en 1994) dans le «caveau des patriarches» censé
être le tombeau d’Abraham, la fiction devient meurtrière.
L’épisode le plus horrible
de la Bible, la conquête sanglante de Canaan par
Josué, premier texte
d’apologie du «nettoyage ethnique» est aussi inventé.
Les Hébreux sont un peuple
autochtone, ils n’ont rien conquis. Ce texte constitue le socle
idéologique du courant national-religieux pour qui «Dieu a
donné cette terre au peuple juif». Au nom de ce texte,
près d’une moitié de la société israélienne est favorable au
«transfert», la déportation des Palestiniens au-delà du
Jourdain.
Le royaume unifié de David
et Salomon est également une fiction. À
l’époque présumée de la reine de Saba, Jérusalem était un
village et les fouilles incessantes sous
Jérusalem ne font que confirmer cette thèse. Il est probable que
le royaume d’Israël (détruit en 722 av JC par les Assyriens) et
celui de Judée (détruit en 586 av JC par les Babyloniens)
ont toujours été des entités distinctes.
Or le sionisme aujourd’hui prétend ressusciter le
royaume unifié et occuper toutes les terres sur
lesquelles il se serait étendu.
La Bible a été écrite
essentiellement pendant l’exil à Babylone. Une partie importante
de la population judéenne n’est pas revenue. Ses
descendants sont les Juifs Irakiens, Iraniens ou ceux de
Samarkand. Sand analyse les documents historiques sur la guerre
menée par Titus et 60 ans plus tard sur
la dernière révolte juive dans la région, celle de Bar Kochba.
Il analyse le principal texte, le livre de Flavius
Josèphe «La guerre des Juifs». Il montre
qu’il n’y a pas eu expulsion, qu’il y avait déjà
avant d’importantes communautés juives à Babylone,
Alexandrie ou Rome. Il n’y a aucune trace
d’un départ massif de la population. C’est l’histoire officielle
sioniste qui a inventé, en gonflant les chiffres, le mythe de
l’expulsion.
De toute façon, les
quelques milliers de Judéens partis n’auraient pas pu engendrer
l’importante population juive (le chiffre de 8 millions paraît
vraisemblable) dans l’empire romain. C’est tout simplement parce
que jusqu’à l’empereur Constantin qui fait du christianisme la
religion officielle, la religion juive est prosélyte et en
concurrence avec les Chrétiens ou le culte de Mithra.
Les persécutions des
Chrétiens arrêtent ce prosélytisme qui se prolongera dans
d’autres régions. Sand montre à partir de personnages
historiques (la Kahéna, Tariq, celui qui a conquis l’Espagne)
l’importance des conversions au judaïsme de tribus Berbères. Il
ne fait pas de doute que les Juifs du Maghreb et en partie les
Juifs Espagnols sont les descendants de ces convertis.
Pour les Ashkénazes (les
Juifs d’Europe Orientale), Sand revient sur l’histoire des
Khazars, peuple turc qui a établi pendant plusieurs siècles un
empire entre la Caspienne et la Mer Noire. Il y a la preuve
historique de la conversion de
l’aristocratie de ce peuple au judaïsme. Sand estime que la
population (y compris les Slaves) de cet empire est à
l’origine du peuple Yiddish.
Il montre aussi l’existence d’anciens royaumes juifs au
Kurdistan ou au Yémen. Bref les Juifs
d’aujourd’hui sont des descendants de convertis.
Cette minorité religieuse
n’a jamais exprimé le souhait concret d’un «retour» à Jérusalem.
D’ailleurs, ni les Juifs de Babylone (qui ont préféré Bagdad),
ni les Juifs Espagnols expulsés (qui ont préféré le Maghreb ou
les grandes villes ottomanes) n’ont fait ce choix quand ils en
ont eu l’occasion. Le retour est une
fiction et la «loi du retour» (qui permet
à tout juif de devenir très rapidement un citoyen israélien) est
basée sur un mensonge.
Pour Sand, l’existence d’un
peuple juif est une fiction. Le seul point commun entre juifs
yéménites, espagnols ou polonais, c’est la religion. Avec un
pareil écart entre la réalité historique et l’histoire
officielle, il a fallu créer de toutes pièces en Israël la
définition de ce qu’est un Juif. Cette politique identitaire a
tourné le dos aux idées progressistes du
Bund qui prônait l’autonomie culturelle du peuple Yiddish sur
place, dans le cadre de la révolution.
Elle s’oppose à toute l’histoire des Juifs comme
minorité religieuse dispersée. C’est une définition à la
fois biologique et religieuse du judaïsme
qui s’est imposée en Israël. Une définition
excluant les Non-Juifs dans un Etat qui n’est pas le
leur. Sand explique que se définir «Etat
Juif et démocratique» est un oxymore (une contradiction).
Et que les dérapages racistes incessants de la société
israélienne sont dans l’ordre des choses
d’une telle définition.
Vraiment deux livres qu’il
faut lire.
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