Violette Daguerre, née au Liban en 1955, docteur en psychologie,
préside la « Commission arabe des droits humains » qu’elle a
contribué à fonder. Elle s’est particulièrement engagée depuis
2001 pour exiger la fermeture du camp de torture de Guantánamo
Bay. Elle évoque dans cet entretien les difficultés à faire
réagir les médias, les ONG, les politiciens, quand il s’agit de
ces victimes arabes et musulmanes, déshumanisées par la
propagande de guerre et désignées comme « terroristes ».
Silvia Cattori :
Quand avez-vous commencé à croire que, par votre lutte, vous
pouviez réussir à contraindre l’administration Bush à libérer
les prisonniers de Guantánamo ?
Violette Daguerre :
Le combat de la « Commission arabe des droits humains » [1]
pour dénoncer les conditions de détention à Guantánamo et exiger
la fermeture de ce camp, a commencé aussitôt que nous avons
appris sa mise en fonction, fin 2001. Nous avons tout de suite
adressé une lettre à l’ambassade des États-Unis à Paris, en
collaboration avec le Centre de l’indépendance de la Justice,
basé au Caire, puis une lettre à l’ambassade des États-Unis au
Caire, demandant la permission d’envoyer trois experts pour
visiter les détenus de Guantánamo. Demande qui s’est heurtée à
un refus.
J’ai
également adressé, le 18 mars 2002, une lettre à M. Louis Joinet,
à l’époque Président-rapporteur du Groupe de travail de l’ONU
sur la détention arbitraire, lui demandant de considérer la
détention des détenus de Guantánamo comme arbitraire.
Il a
fallu attendre le 11 janvier 2003 pour qu’un collectif se
constitue, à l’occasion d’un colloque que nous avions organisé à
Paris. Nous étions alors également préoccupés de défendre les
ONG caritatives et humanitaires, notamment arabes et musulmanes
qui commençaient à être inquiétées par l’administration de Bush,
sous couvert de « lutte contre le terrorisme ». Il nous a
semblé urgent qu’un collectif se mette en place pour rassembler
les efforts et constituer une pression plus soutenue. Dès lors,
nous avons commencé, notre association et des ONG de plusieurs
pays avec des militants européens et arabes des droits humains,
à collaborer pour en finir avec les cages de Guantánamo Bay.
Certaines ONG, comme « Global Policy Forum » [2]
aux États-Unis, ont appuyé notre démarche. D’autres ont préféré
travailler seules. Mais, avant d’en arriver là, il a fallu
lutter contre vents et marées, dans un contexte très
défavorable. Défendre des prisonniers musulmans, que les États
et les médias, associaient au « terrorisme », comportait le
risque d’être soupçonnés de sympathiser avec eux. Ainsi, Maître
Wendell Beliw, un des premiers avocats états-uniens que nous
avons contacté, a fini par payer le prix de son engagement
lorsque, en mai 2008, il a été mis lui-même sur la « liste
noire » des États-Unis. Cette crainte a dû sûrement dissuader
beaucoup de militants des droits de l’Homme.
Certains, parmi nous, ont fait l’objet d’enquêtes de la part des
services de renseignements. Ce qui montre, encore une fois, que
se constituer en contre-pouvoir en défense des droits humains,
n’est pas chose facile. Mais est-ce qu’on a le droit de faiblir
lorsqu’on veut agir efficacement sur ce terrain ? Aujourd’hui,
notre association, se félicite de n’avoir pas cédé à la peur et
aux intimidations ; et d’avoir été capable de continuer à lutter
dans ce contexte hostile.
Silvia Cattori :
Les médias ont-ils, durant cette période, contribué à tenir
l’opinion à distance des souffrances que cette guerre contre les
arabes et les musulmans générait ?
Violette Daguerre :
Sûrement, au début surtout. Mais, par la suite, une distinction
plus nette s’est faite entre ceux des politiques et journalistes
qui présentaient ces lieux de détentions comme un mal nécessaire
- et qui apportaient, d’une manière ou d’une autre, leur appui
aux thèses de l’administration Bush - et ceux qui ont commencé à
nous aider à soutenir publiquement le point de vue que nous
défendions.
Nous
avons continué patiemment notre combat, d’abord solitaire, sans
nous laisser décourager par ces campagnes anti-arabes et
antimusulmanes. Nous avons engagé des frais importants pour
faire du tapage médiatique et publier des encarts publicitaires,
dans des organes de presse comme « The Nation », « Libération »
et « Le Monde diplomatique », afin d’alerter l’opinion
sur les conditions inhumaines des détenus et exiger la fermeture
du « camp de la honte ».
Silvia Cattori :
Il a donc été très difficile, au départ, de vous faire
entendre ?
Violette Daguerre :
Certainement, il y a eu énormément de difficultés pour modifier
la perception de l’opinion sur ce sujet. La désinformation était
à son comble à propos de ces « terroristes » qualifiés par
l’administration Bush, d’« ennemis combattants », et
contre lesquels on avait conçu un statut spécial pour les tenir
à l’écart du monde.
Il y
a eu beaucoup d’obstacles, ou de réticences, même de la part de
ceux qui étaient censés soutenir cette cause, comme le montre
l’attitude adoptée au début par « Reporters sans frontières »
(RSF) à l’égard du journaliste emprisonné Sami El Haj [3].
Quand nous avons été informés par le directeur d’Aljazeera,
M. Mohammad Jasem al Ali, que ce journaliste était détenu à
Guantánamo, nous avons immédiatement contacté le secrétaire
général de RSF, M. Robert Ménard. Nous nous attendions à
ce que son association apporte tout de suite un appui à Sami El
Haj et engage une campagne pour le faire libérer.
M. Ménard nous a d’abord répondu qu’il allait vérifier la
véracité de cette détention. Deux jours plus tard, il a exprimé
son refus de soutenir ce journaliste parce que le Département
d’État des États-Unis leur avait « confirmé » que Sami El
Haj avait des liens avec l’organisation terroriste Al –Qaïda [4].
Cet
exemple vous montre combien il était difficile de faire face à
la mauvaise foi de tous ces acteurs qui donnaient crédit à
l’administration Bush, malgré tout ce que les images montraient
d’inquiétant au sujet des violations des droits humains. Il a
fallu attendre 2005 pour que RSF finisse par modifier sa
position.
Silvia Cattori :
À quel moment votre action a-t-elle commencé à apporter des
résultats concrets aux prisonniers eux-mêmes ?
Violette Daguerre :
Pas avant octobre 2003, quand l’administration états-unienne
s’est vue obligée d’améliorer leurs conditions de détention, à
l’issue de la permission donnée à une délégation du CICR
de visiter Guantánamo Bay. Même si cela a été dû principalement
à la résistance des prisonniers eux-mêmes, qui ont entamé des
grèves de la faim très dures et qui ont pu obtenir par la suite
(vers juin 2004) le droit à une consultation médicale. Je crois
que le fait que nous ayons maintenu une pression continue contre
les violations de leurs droits par l’administration Bush, a
contribué à soutenir moralement les détenus, dont 24 sont tout
de même des mineurs.
Par
la suite, et après que des avocats militaires aient été nommés
en 2003, des avocats civils de nationalité états-unienne ont été
autorisé à entrer à Guantánamo pour la première fois en 2004.
Dès lors, le transfert de détenus vers Guantánamo a été stoppé.
Et des voix de plus en plus nombreuses se sont élevées pour
remettre en question le statut légal du camp.
N’oublions pas que, jusqu’à fin 2004, il y a eu 24 tentatives de
suicide, appelées, « Self-Harm », par l’administration de la
prison. Des cas de tuberculose ont été diagnostiqués, des
agressions physiques par des chiens dressés et plus de 12
méthodes de torture qui ne laissent pas de traces ont été
révélés.
Silvia Cattori :
Combien de prisonniers ont-ils pu sortir de Guantánamo, en
partie grâce à vos interventions ?
Violette Daguerre :
Sans fausse modestie, je dois insister sur le fait que
Guantanamo n’est plus restée, depuis sa quatrième année, la
seule affaire des ONG. Car, suite aux efforts de la société
civile mondiale, le Parlement européen, l’Organisation pour la
coopération et la sécurité en Europe, des sénateurs et des
membres du Congrès états-unien, le CICR, ainsi que le
Haut commissaire des Nations Unies pour les droits de l’Homme,
sont tous devenus partie intégrante de la campagne pour la
fermeture de Guantánamo. Et, fait inhabituel, plusieurs
ministres de pays alliés des États-Unis ont exprimé publiquement
leurs protestations à l’égard de l’existence de ce camp. Dès
lors, les actions visant à obtenir la fermeture de Guantánamo
sont devenues l’affaire d’une majorité d’États démocratiques,
des ONG et des organisations intergouvernementales, même si
elles n’ont pas été conduites collectivement.
Les
partisans du maintien de Guantánamo se sont alors trouvés
isolés. Grâce à cette mobilisation, 600 prisonniers ont pu en
sortir. Il reste toujours 265 détenus aujourd’hui, dont le
dernier libéré il y a quelques jours est un Qatari. Parmi eux,
près de 200 n’ont pas de dossier d’accusation juridique
cohérent. C’est pourquoi l’administration Bush cherche
maintenant à se débarrasser d’eux, plutôt que d’avoir à les
juger.
Silvia Cattori :
Pourquoi des prisonniers sont-ils sortis de Guantánamo et
d’autres pas ?
Violette Daguerre :
La pression de certains États, la coordination entre services de
sécurité des Etats concernés, et les programmes de
réhabilitation mis en place à l’échelle locale, ont joué dans le
choix de la majorité des détenus libérés. Il y a eu aussi des
cas de détenus qui ont recouvré leur liberté suite à la
mobilisation de gens qui travaillaient dans l’action
humanitaire, l’enseignement, les médias.
Mentionnons que, dès sa prise de fonction, le nouveau ministre
de la défense, Robert Gates, a demandé au président Bush de
mettre à l’écart certains faucons du Bureau de détention.
M. Bush a partiellement accepté cette demande, et l’équipe
actuelle tente de trouver une solution qui lui permette de
sauver la face.
Silvia Cattori :
Quelle est la nationalité des détenus restants ?
Violette Daguerre :
Sur les 265 prisonniers encore à Guantánamo, il y aurait 98
Yéménites, 25 Algériens, 16 Chinois, 13 Saoudiens, 9 Syriens et
quelques prisonniers originaires du Soudan, de la Mauritanie,
d’Ouzbékistan, de Somalie, d’Indonésie, d’Égypte, du Koweït, de
Libye, de Tunisie, sans oublier les Afghans et les Pakistanais.
Silvia Cattori :
Quelles sont les ONG « occidentales » qui se sont montrées
neutres, hors de tout soupçon ?
Violette Daguerre :
Elles sont nombreuses, sauf celles sous influence, liées aux
intérêts des États-Unis. Il est bien connu que ce pays finance
massivement ce que nous appelons des « one man organisations ».
C’est-à-dire des organisations qui se réduisent à une personne
qui engage quelques fonctionnaires bien payés et qui opèrent
dans le sens de la politique gouvernementale. Ce genre
d’organisation s’illustre assez aisément à ses débuts, mais plus
difficilement lorsque les choses commencent à apparaître plus
claires aux yeux de l’opinion publique. Là, il ne leur est plus
possible de justifier l’injustifiable, surtout pour des
soi-disant ONG qui prétendent défendre les droits humains. Il
faut aussi préciser que les dossiers défendus ne sont
malheureusement pas toujours les mêmes, selon que l’on se trouve
au Nord ou au Sud de la planète. Réalisme ne va pas de pair avec
idéalisme.
Il
reste que les ONG qui se sont distinguées pour leur rôle dans la
fermeture de Guantanamo sont : ACCR, l’ACLU, l’ACHR,
AI, Reprieve, et Cage Prisoners [5].
Silvia Cattori :
L’intervention de M. Bernard Kouchner pour la libération de
certains prisonniers a été évoquée. Qu’en est-il ?
Violette Daguerre :
Je commence par démentir formellement l’intervention du ministre
français dans la libération de détenus de Guantánamo, qui
étaient des médecins ou de simples volontaires dans
l’humanitaire. Les 6 prisonniers français libérés l’ont été sans
son appui, et déjà avant qu’il ne devienne ministre. En outre,
il a toujours affiché, par le passé, des positions agressives à
l’égard des détenus musulmans accusés sans preuves de
terrorisme. À ma connaissance M. Kouchner n’a jamais élevé de
protestations en faveur des ONG humanitaires inscrites sur la
« liste noire ».
Ceci
est malheureusement le cas de plusieurs personnalités
françaises ; elles interviennent sélectivement dans les dossiers
des droits de l’homme, en fonction de leur vision politique des
réalités, et conformément à leurs intérêts.
Il
ne faut pas oublier que la perception est subjective et la
mémoire est sélective. Que l’on est conditionné par la culture
dans laquelle on baigne, l’éducation que nous avons eue, les
positions idéologiques et bien d’autres paramètres qui font que
l’affectif a son mot à dire, et non pas seulement la raison et
les principes universels qui devraient nous guider.
Silvia Cattori :
À partir de quand les Parlementaires nationaux et européens
ont-ils exigé la fermeture du camp de détention de Guantanamo ?
Violette Daguerre :
À partir, me semble-t-il, de la deuxième année à titre
individuel, et de la troisième année en tant que groupes
parlementaires. En 2006, le Parlement européen a voté la
fermeture de Guantánamo. Ce qui n’empêche que les parlementaires
restent très peu visibles, même lorsque l’on organise une action
à l’échelle nationale.
Silvia Cattori :
Que faire pour les ex-détenus et les détenus qui attendent
encore leur libération mais qui risquent d’être persécutés dans
leurs pays alignés sur Washington, comme la Tunisie et le
Maroc ? Connaissez-vous des cas où ces revenants ont été
maltraités ?
Violette Daguerre :
On rencontre des situations diverses. Si certains ex-détenus ont
été bien traités par leur gouvernement, comme au Soudan,
d’autres ont été maltraités ou emprisonnés, en effet, comme en
Tunisie et au Maroc. La Tunisie a condamné deux ex-détenus à,
respectivement, 3 et 7 années de prison. Et, au Maroc, un
ex-détenu, libéré en même temps que Sami El Haj, est toujours en
prison.
Des
prisonniers tunisiens qui sont toujours emprisonnés à Guantánamo
demandent à être extradés vers un autre pays que la Tunisie. Et
la recherche d’un pays d’accueil est d’ailleurs l’une des
raisons qui retarde la libération de certains détenus de
Guantánamo. Il reste près de 60 prisonniers originaires de la
Chine, d’Ouzbékistan, d’Algérie, de Syrie, de Libye, de Tunisie,
d’Egypte, qui risquent d’être arrêtés et torturés à leur retour
chez eux.
Ce
qui contraste avec le cas des ex-prisonniers ayant pu bénéficier
d’un programme de réhabilitation et de rééducation, comme en
Arabie saoudite ; ou ayant été pris en charge par les ONG et
leur gouvernement, comme au Soudan.
Silvia Cattori :
Quels pays européens ont-ils accepté, ou vont-ils accepter,
de recevoir ces revenants qui ne veulent plus retourner chez eux
par peur d’être emprisonnés, ou que leurs pays refusent ?
Violette Daguerre :
Jusqu’à maintenant, il y a trois pays qui sont prêts à en
accueillir : la Lituanie, la Grèce et l’Albanie. Nous espérons
que l’Irlande, l’Angleterre, Djibouti et d’autres pays se
joignent à eux. De toute manière, une fois sortis du camp, leur
calvaire n’est pas terminé ; il faudra continuer à les aider à
soigner leurs blessures physiques et psychiques et à se
réinsérer dans leur société. Il va falloir s’atteler notamment à
la mise en place d’un programme pour accueillir par exemple les
nombreux détenus yéménites.
Silvia Cattori :
Pensez-vous que quelque chose de positif émergera de ce
désastre ? Une volonté de s’unir - par delà les croyances
politiques et religieuses - pour exiger justice et réparation
pour le mal fait par cette guerre de l’ « Occident » qui a
assimilé l’Islam au « terrorisme » ?
Violette Daguerre :
La soi-disant « guerre contre le terrorisme » a fait beaucoup de
dégâts et de victimes. Il va de soi que des associations comme
la nôtre vont tout faire pour que ceux qui ont commis des crimes
et violé les droits humains, non seulement d’individus, mais de
groupes humains et de peuples, soient punis. Et pour que les
victimes obtiennent réparation morale et matérielle du préjudice
subi. C’est un combat de tous les jours et ce n’est pas gagné
d’avance. Surtout lorsqu’on voit les manœuvres
d’instrumentalisation de la justice internationale par les
grands faiseurs de la politique.
On
peut tout de même espérer que puisse émerger, par delà le mal
engendré, une conscience politique plus aiguisée ; une volonté
plus déterminée à combattre toutes les formes d’injustices qui
rongent notre monde ; et une société civile à l’échelle mondiale
plus étendue, plus solidaire, plus combative et plus forte des
expériences passées et des échecs essuyés.
Source : Réseau Voltaire
http://www.voltairenet.net/...
De Violette Daguerre,
avec
Silvia Cattori,
journaliste suisse
__________________________________________
[1]
Voir :
http://www.achr.eu
Mme Violette Daguerre accompagnait M. Sami El Haj à Genève, lors
de la Conférence publique qu’il a donnée le 27 juin 2008, à
l’invitation de la Fondation « Alkarama
for Human Rights ».
[2]
Voir :
http://www.globalpolicy.org
[3]
Voir :
http://www.samisolidarity.net
Voir également : « Sami
El Haj, journaliste d’Al-Jazira, témoigne »,
Réseau Voltaire, 25 juillet 2008.
[4]
Voir : « Reporters
Sans Frontières se souvient (tardivement) de Sami Al Haj »,
Réseau Voltaire, 17 février 2006.
[5]
Voir les sites :
http://www.ccr-ny.org
http://www.aclu.org
http://www.reprieve.org.uk
http://www.cageprisoners.com
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