En
faisant inculper le président soudanais Omar Al Bachir, le
procureur Luis Moreno-Ocampo vient de sortir la Cour pénale
internationale de sa léthargie avec une nouvelle bombe
médiatique, succédant à la précédente : l'échec de la tentative
d'enlèvement du ministre soudanais Ahmed Haroun pour le
transférer à La Haye. On peut dire que cette fois-ci, Ocampo a
réussi à réveiller à la fois les dirigeants du monde et les
institutions directement et indirectement concernées. L'Union
africaine, la Ligue arabe, le gouvernement et les partis
soudanais, les organisations et les personnalités arabes et
africaines, les défenseurs des droits humains, se sont mobilisés
pour mettre fin à cette action contre le président soudanais,
tandis que les mass médias occidentaux ont entonné le chant de
la victoire de la justice internationale.
Les factions armées du Darfour pensent elles aussi avoir
remporté une victoire morale ! Certains marchands de convictions
du genre de Bernard Kouchner - un des rares en France à avoir
soutenu l'agression contre l'Irak - pratiquent le sport de la "leçon
d'éthique", exigeant du président soudanais qu'il coopère (avec
la CPI).
Les journaux européens les plus sérieux parlent des risques pour
la sécurité, la paix et l'unité du Soudan. Et on peut dire que
les réactions les plus faibles sont venues de la communauté des
droits de l'homme, puisqu'on constate soit le mutisme d'un grand
nombre d'organisations soit leur empressement automatique à se
féliciter de la décision de M. Ocampo, précédant même dans
leurs prises de position celles des juges de la CPI pour
clarifier la procédure.
La question du Darfour a été le plus important révélateur de
l'indépendance et du sérieux des ONG de droits de l’homme :
D'une part, on encourage l'ONU depuis la résolution du Conseil
de sécurité 1593 de 2005 (résolution qui prévoit la transmission
du dossier de la situation au Darfour depuis le 1er Juillet 2002
au Procureur de la Cour pénale internationale); ce que l'on
pourrait appeler "l'industrie Darfour" (comme on parle de
l'industrie de l'Holocauste): un groupe d'institutions donne
sans calculer d'immenses subventions sans limites à tous ceux
qui participent aux campagnes floues publiant des chiffres
fantaisistes sur les crimes graves commis au Darfour.
D'autre part, des organisations plus sérieuses se sont trouvées
elles-mêmes exclues du cirque médiatique et du cours des
événements, du fait que les chiffres dont elles faisaient état
étaient inférieurs et les faits moins spectaculaires et leurs
dénonciations plus équilibrées (le gouvernement et l'opposition
armée). Le minimum acceptable du nombre de victimes des
massacres du Darfour est le chiffre donné par le directeur de la
chaîne El Arabiya (300 mille morts), alors que le Procureur
Ocampo a ramené le plafond à moins de la moitié.
La déclaration d'Ocampo a réactivé
la question du Darfour, mise en sommeil depuis la farce de
l'Arche de Zoé.
La présidente tunisienne de la FIDH, Souhayr Belhassen note que
"pour la première fois, on a des éléments de preuve d'un
génocide au Darfour"; Mon ami Moncef Marzouki a également noté
que "pour la première fois dans l'histoire de l'humanité un
tribunal international demande de juger un président en
exercice, alors que jusqu'ici, il était d'usage d'attendre
qu'ils (les présidents) soient tombés du dos du lion pour leur
demander des comptes".
Cela me rappelle l'expression chère à mes frères tunisiens, "la
première fois" – à propos de la Ligue tunisienne des droits de
l'homme, présentée par eux comme la "première" dans le monde
arabe, ce qui est oublier bien vite qu'elle eut des
prédécesseurs en Syrie et en Irak.
Toute blague de "première fois" mise à part, nous sommes
confrontés à un très grave problème, à savoir la présence d'un
procureur qui a échoué dans sa mission, dans tous les sens du
mot échec. Il n'a pas été en mesure de développer une stratégie
de travail raisonnable et acceptable dans le cadre de la Charte
de Rome et du domaine de compétence générale de la CPI (les
crimes graves qui ont eu lieu après sa création) et particulière
(la commission de ces crimes sur le territoire ou par des
ressortissants d'un État partie ou un dossier transmis par le
Conseil de sécurité).
L'absence d'initiatives créatrices et originales est criante,
alors qu'on en aurait vraiment besoin, vu l'absence de la CPI de
ces géants en matière de superficie, de population et de
puissance que sont la Russie, la Chine et les USA. On a noté
sous la férule d'Ocampo des flottements dans le traitement des
dossiers, avec une tendance à fuir en privilégiant l'aspect
politique au détriment de l'aspect juridique dans des affaires
internationales centrales (l’annonce même du mandat d’arrêt du
président soudanais est faite par un responsable au département
d’Etat).
D'autant plus que les victimes les plus nombreuses et les
situations les plus dangereuses sont situées dans le domaine
connu sous l'appellation de "guerre contre le terrorisme",
domaine dans lequel le procureur a refusé de mettre le nez.
Monsieur Ocampo refuse de donner un avis ou de dire un seul mot
ou la moindre déclaration sur la poursuite des constructions de
colonies en Cisjordanie par l'État hébreu, malgré le fait que ce
crime contre l'humanité soit mentionné dans la Charte de Rome et
que la Cisjordanie ait été de par son statut juridique associée
à la Jordanie de 1948 à 1967, et que donc nombre de victimes
palestiniennes sont citoyens d'un État qui a ratifié la Charte
de Rome (Royaume de Jordanie).
M. Ocampo n'a pas non plus eu un
mot sur le Mur de séparation, bien que celui-ci relève de la
Charte de Rome, ni sur les crimes graves commis dans
l'occupation de l'Iraq et des territoires palestiniens. Il a
refusé d'accepter la requête présentée par le spécialiste en
droit pénal Hugo Ruiz Diaz Balbuena (Paraguay), qui, au nom
d'organisations arabes et de L'Union juive française pour la
paix, lui a demandé d'examiner l'agression israélienne contre le
Liban. Ocampo lui a envoyé une lettre de dix pages le 2/09/2006,
déclarant la CPI incompétente et allant jusqu'à dire que les
crimes commis par l'occupant en Irak ne méritent pas que la Cour
s'y penche.
Le Procureur fuit tout ce qui
concerne les USA, la Grande-Bretagne et Israël et ne prend
aucune responsabilité, même morale, alors qu'il manquait
d'éléments précis dans le dossier du Darfour. Il a fait preuve
de peu de sagesse pour sortir celui-ci de la crise (notamment
par le recours à des méthodes interdites par le droit
international sous prétexte de défense du droit international
tels que le recours à l'enlèvement ou en parlant d'un génocide
planifié en clair en bafouant les organisations de défense des
droits de l'homme les plus sérieuses).
Toute personne suivant les affaires du Darfour ne peut que
constater la faiblesse des données et des hypothèses, étayant la
thèse du génocide et sous-tendant la résolution visant à
poursuivre ses auteurs présumés. Cette action est basée sur
l'hypothèse qu'Al Bachir avait décidé d'exterminer trois groupes
ethniques (les Four, les Masalits et les Zaghawas), après
l'échec des pourparlers et des opérations militaires contre les
rebelles (point 12 de l'acte d'accusation). Selon le procureur
général, le président soudanais aurait annoncé sa décision de
mettre fin à l'insurrection en deux semaines, sans faire de
prisonniers et en achevant les blessés. Les témoignages sur les
cas de viol sont en nombre limité (28 cas). Et on ne peut pas
non plus dire que l'exode, en supposant que les autorités
soudanaises en soient pleinement responsables, avait été
planifié pour pouvoir exterminer une partie ou la totalité des
groupes ethniques cités, d'autant plus que les réfugiés
ethniques étaient victimes de plusieurs groupes armés.
D'où l'étonnement exprimé par la Commission arabe des droits
humains et MSF (Médecins sans frontières)- ainsi que par un
grand nombre d'experts en droit pénal international - face aux
accusations de génocide.
Le problème soulevé par Ocampo n'est pas seulement la faiblesse
des données qui ont étayé son accusation, mais son manque de
perspicacité pour affronter son dossier. Ce dossier avec lequel
il a cru pouvoir donner une dose d'oxygène à la Cour pénale
internationale pour le dixième anniversaire de la Charte de
Rome. Et redonner du punch à son poste, qui est aujourd'hui
fortement critiqué par beaucoup de militants des droits de
l'homme qui observent de près la Cour, en frappant dans le
ventre mou des dossiers empilés sur son bureau. Le dossier de la
République démocratique du Congo a été classé sine die (pour
une durée indéterminée) il y a un mois.
Mais le prix pourrait en être une
profonde fracture avec le continent africain, dont une écrasante
majorité a ratifié la création de la CPI, et une hostilité du
monde arabo-musulman qui ne comprend pas l'énigme de la soudaine
comparaison entre Hitler et Al Bachir faite par Monsieur le
Procureur général devant le Conseil de sécurité.
Ocampo est allé plus loin que ceux qui disent qu'un mauvais
tribunal vaut mieux que pas de tribunal du tout et qu'il vaut
mieux juger un dictateur que de disculper un criminel.
Cette question a surgi au mauvais moment et au mauvais endroit,
dans une période de danger pour la poursuite de la CPI,
combattue par trois des cinq membres permanents du Conseil de
sécurité (USA, Chine et Russie), lequel a décidé de renvoyer le
dossier du Darfour à la Cour.
L'administration US a signé près
d'une centaine d'accords bilatéraux visant à empêcher toute
poursuite par la Cour à l'encontre de citoyens US. C'est
d'ailleurs risible qu'une organisation sérieuse comme Human
Rights Watch publie sur son site web un document intitulé Mythes
et réalités de la CPI, visant à rassurer les citoyens us
américains sur le caractère inoffensif de la Cour et son
incapacité à poursuivre Israël ou les USA.
D'autre part, le fait est que ces deux dernières années ont été
marquées par une baisse des meurtres, des agressions et des
conflits armés, et une reprise des pourparlers entre les
factions du Darfour et le gouvernement qui avaient été mis en
crise depuis une attaque menée contre la ville Omdurman. Peut-on
considérer que la décision du Procureur est au service de la
paix, de la sécurité et du rapatriement des réfugiés ? Est ce
qu'elle permettra de mener des enquêtes indépendantes de
terrain …ou bien n'est-elle qu'un prétexte?
Sauf notre respect pour tous ceux qui soutiennent Al Bachir, ce
n'est pas pour le président soudanais qu'il faut avoir peur, ni
pour les rois et les présidents, qui ont leurs protecteurs.
C'est pour le Soudan et pour la CPI que j'ai peur.
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Ecrivain arabe et défenseur des droits humains
Européanisation dans le journal alquds alarabi à Londres
21/7/2008 et elbadeel au Caire
Source : et
Article original publié le 21 Juillet 2008
Sur l’auteur
Tafsut Aït Baamrane est membre de
Tlaxcala, le réseau de traducteurs pour la diversité
linguistique. Cette traduction est libre de reproduction, à
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