Un bus de touristes entre dans le port de Tanger. Passé
le dernier panneau en Gare maritime Ouest, qui souhaite Bon
voyage, il s’arrête devant les bureaux des compagnies de ferry,
juste avant la douane. Des vendeurs de babioles offrent l’ultime
occasion à des Américaines endimanchées de ramener un bout
d’Afrique. Soudain, sortant de nulle part, une dizaine d’enfants
en guenilles prennent d’assaut le bus. La peau crasseuse
rivalisant avec la noirceur de leurs loques, ils tentent de se
cacher dans la soute ou sous le bus. Ils n’ont pas la moindre
chance d’y parvenir. Conducteur et agents de sécurité repoussent
les intrus.
Faute d’enfance, ces
gosses des rues tangéroises veulent l’Espagne. Un El Dorado de
plus en plus difficile à atteindre. Les camions sont scannés au
port et les peines de prison sont lourdes pour le chauffeur si
un enfant est découvert dans sa cabine. Sylvain, qui repart en
Bretagne, a trouvé un jeune sous la sienne ce matin. Il l’a
délogé avec une batte de base-ball. Même le long des péages
d’autoroute, dès qu’on s’arrête, il y a un risque, raconte
Ahmed, conducteur poids lourds depuis huit ans. J’ai parlé à des
chauffeurs qui passent des clandestins. Ils touchent entre 2 500
et 3 000 €, mais le risque est grand. C’est la prison assurée.
Les risques sont partagés. Alors que les enfants
continuent leur ballet autour des véhicules en partance, deux
policiers surgissent en civil et happent un groupe. Deux jeunes
les implorent de les lâcher. Peine perdue. Ils doivent grimper à
l’arrière d’une fourgonnette blanche où il est écrit Sécurité
nationale en lettres noires. Le conducteur, armé d’un long
tuyau, flagelle les jeunes au niveau des jambes. Je n’ai jamais
été battu comme je l’ai été dans le port, témoigne Hicham, 18
ans. Ils ont de gros bâtons. Ils frappent n’importe où. Jusqu’à
ce que tu les supplies. Sans doute pour qu’on ne revienne pas.
Exclusion sociale
Mais il sera
impossible de chasser les enfants candidats à l’exil. Ils
viennent de toutes les villes. Cette vague ne s’arrêtera pas,
prédit Otman Halhoul, coordinateur Enfance pour l’AMDH-Tanger
(Association marocaine des droits de l’Homme). Ce phénomène est
seulement un signal, un révélateur de la gravité de la situation
sociale au Maroc.
Selon une étude de l’Unicef*, ces enfants représentent
depuis une dizaine d’années une quatrième étape de l’émigration
marocaine, après une phase masculine, les regroupements
familiaux et la féminisation des migrations. Le départ des
mineurs vers la riche Europe prend désormais le pas sur le
phénomène, visible mais moins ample, des enfants de la rue.
Car à Tanger, scruter les côtes indécentes de la belle
Espagne vire à l’obsession collective. Pas un habitant du coin
qui ne connaisse un cousin, un ami, le fils d’un ami, un frère
qui ne s’est fait la malle. Les stratégies de départ varient.
Des techniques classiques, comme se faufiler dans un camion ou
payer une place dans une patera (barque), aux plus originales,
comme repérer les failles des ports via Google Earth sur
Internet ou apprendre le métier de pêcheurs pendant quatre ans.
Selon l’Unicef, plus
le degré d’exclusion sociale est grand, plus il y a de chances
pour que le mineur émigre. Le décrochage scolaire est d’ailleurs
caractéristique des ados tentés par le départ clandestin. Échoué
sur la plage, Aziz (16 ans) rigole : L’école ? Avec quoi tu veux
que j’y aille ? On n’a pas les moyens pour acheter les cahiers.
Les fournitures coûtent cher. J’ai redoublé, arrêté puis
recommencé selon mes moyens. Pour définitivement arrêter à
treize ans.
Chefs de famille
La porte de secours
s’ouvre alors sur l’Europe. Tous les jeunes ont cette idée en
tête. Quand ils voient revenir les autres avec de belles
voitures, des costumes, ils pensent que c’est le paradis de
l’autre côté. Dans la majorité des cas, les candidats sont de
familles pauvres. Pour elles, on pense d’abord à vivre. Les
études, ce n’est pas vital, c’est accessoire, reconnaît Ahmed
Benomar, directeur de l’école secondaire Fahd Ebn Abdelaziz.
Dans ce contexte,
l’exil des mineurs peut également être une stratégie familiale,
au moins implicite. Certains parents financent l’immigration de
leurs enfants. En zone rurale, mais aussi dans la banlieue
tangéroise, explique Ahmed Ilah Abbad, journaliste au Journal de
Tanger. Ces enfants deviennent de véritables chefs de famille.
Aziz le confirme : Je veux partir pour aider ma famille à se
nourrir, s’habiller. En Espagne, ils peuvent te donner jusqu’à
120 dirhams (10,5 €) ou plus par jour.
Tous les ados tiennent
le même discours. Partir pour travailler. Sur son bout de plage,
Aziz tentera encore sa chance. Là-bas, c’est apparemment très
bien. On peut tout avoir. Des voisins me l’ont dit. Il y a de
l’argent en tout cas. Et de ce que j’entends, ils aiment bien
les Marocains parce qu’ils travaillent. Son rêve à lui, ce
serait de revenir avec une voiture comme les gens que je
connais. Une décapotable. Et les décapotables, elles, se
trouvent forcément sur les routes au-delà du Détroit.
|