COMMISSION ARABE DES DROITS HUMAINS

Arab Commission for Human Rights
5, rue Gambetta
92240-Malakoff- France
Tel 0033140921588 Fax 0033146541913

e. mail achr@noos.fr

International NGO in special Consultative Status with the Economic and Social Council of the United Nations

English

عربي

2008-07-14

Maroc: Exil en mode mineur  - Olivier Bailly

 


Un bus de touristes entre dans le port de Tanger. Passé le dernier panneau en Gare maritime Ouest, qui souhaite Bon voyage, il s’arrête devant les bureaux des compagnies de ferry, juste avant la douane. Des vendeurs de babioles offrent l’ultime occasion à des Américaines endimanchées de ramener un bout d’Afrique. Soudain, sortant de nulle part, une dizaine d’enfants en guenilles prennent d’assaut le bus. La peau crasseuse rivalisant avec la noirceur de leurs loques, ils tentent de se cacher dans la soute ou sous le bus. Ils n’ont pas la moindre chance d’y parvenir. Conducteur et agents de sécurité repoussent les intrus.

Faute d’enfance, ces gosses des rues tangéroises veulent l’Espagne. Un El Dorado de plus en plus difficile à atteindre. Les camions sont scannés au port et les peines de prison sont lourdes pour le chauffeur si un enfant est découvert dans sa cabine. Sylvain, qui repart en Bretagne, a trouvé un jeune sous la sienne ce matin. Il l’a délogé avec une batte de base-ball. Même le long des péages d’autoroute, dès qu’on s’arrête, il y a un risque, raconte Ahmed, conducteur poids lourds depuis huit ans. J’ai parlé à des chauffeurs qui passent des clandestins. Ils touchent entre 2 500 et 3 000 €, mais le risque est grand. C’est la prison assurée.
Les risques sont partagés. Alors que les enfants continuent leur ballet autour des véhicules en partance, deux policiers surgissent en civil et happent un groupe. Deux jeunes les implorent de les lâcher. Peine perdue. Ils doivent grimper à l’arrière d’une fourgonnette blanche où il est écrit Sécurité nationale en lettres noires. Le conducteur, armé d’un long tuyau, flagelle les jeunes au niveau des jambes. Je n’ai jamais été battu comme je l’ai été dans le port, témoigne Hicham, 18 ans. Ils ont de gros bâtons. Ils frappent n’importe où. Jusqu’à ce que tu les supplies. Sans doute pour qu’on ne revienne pas.

 
Exclusion sociale

Mais il sera impossible de chasser les enfants candidats à l’exil. Ils viennent de toutes les villes. Cette vague ne s’arrêtera pas, prédit Otman Halhoul, coordinateur Enfance pour l’AMDH-Tanger (Association marocaine des droits de l’Homme). Ce phénomène est seulement un signal, un révélateur de la gravité de la situation sociale au Maroc.
Selon une étude de l’Unicef*, ces enfants représentent depuis une dizaine d’années une quatrième étape de l’émigration marocaine, après une phase masculine, les regroupements familiaux et la féminisation des migrations. Le départ des mineurs vers la riche Europe prend désormais le pas sur le phénomène, visible mais moins ample, des enfants de la rue.
Car à Tanger, scruter les côtes indécentes de la belle Espagne vire à l’obsession collective. Pas un habitant du coin qui ne connaisse un cousin, un ami, le fils d’un ami, un frère qui ne s’est fait la malle. Les stratégies de départ varient. Des techniques classiques, comme se faufiler dans un camion ou payer une place dans une patera (barque), aux plus originales, comme repérer les failles des ports via Google Earth sur Internet ou apprendre le métier de pêcheurs pendant quatre ans.

Selon l’Unicef, plus le degré d’exclusion sociale est grand, plus il y a de chances pour que le mineur émigre. Le décrochage scolaire est d’ailleurs caractéristique des ados tentés par le départ clandestin. Échoué sur la plage, Aziz (16 ans) rigole : L’école ? Avec quoi tu veux que j’y aille ? On n’a pas les moyens pour acheter les cahiers. Les fournitures coûtent cher. J’ai redoublé, arrêté puis recommencé selon mes moyens. Pour définitivement arrêter à treize ans.


Chefs de famille

La porte de secours s’ouvre alors sur l’Europe. Tous les jeunes ont cette idée en tête. Quand ils voient revenir les autres avec de belles voitures, des costumes, ils pensent que c’est le paradis de l’autre côté. Dans la majorité des cas, les candidats sont de familles pauvres. Pour elles, on pense d’abord à vivre. Les études, ce n’est pas vital, c’est accessoire, reconnaît Ahmed Benomar, directeur de l’école secondaire Fahd Ebn Abdelaziz.

Dans ce contexte, l’exil des mineurs peut également être une stratégie familiale, au moins implicite. Certains parents financent l’immigration de leurs enfants. En zone rurale, mais aussi dans la banlieue tangéroise, explique Ahmed Ilah Abbad, journaliste au Journal de Tanger. Ces enfants deviennent de véritables chefs de famille. Aziz le confirme : Je veux partir pour aider ma famille à se nourrir, s’habiller. En Espagne, ils peuvent te donner jusqu’à 120 dirhams (10,5 €) ou plus par jour.

Tous les ados tiennent le même discours. Partir pour travailler. Sur son bout de plage, Aziz tentera encore sa chance. Là-bas, c’est apparemment très bien. On peut tout avoir. Des voisins me l’ont dit. Il y a de l’argent en tout cas. Et de ce que j’entends, ils aiment bien les Marocains parce qu’ils travaillent. Son rêve à lui, ce serait de revenir avec une voiture comme les gens que je connais. Une décapotable. Et les décapotables, elles, se trouvent forcément sur les routes au-delà du Détroit.