En
arrêtant fin juin plusieurs dirigeants du mouvement de
protestation qui touche la ville de Redeyef, en les inculpant de
délits graves (constitution de bandes en vue de commettre des
agressions contre les personnes et les biens, déstabilisation de
l'ordre républicain, violences sur des représentants de l'ordre,
etc.), en conduisant des interrogatoires musclés, le pouvoir
tunisien tente de mettre fin à une mobilisation qui a regroupé
depuis le mois de janvier toute la population du bassin minier
de Gafsa.
« Puisqu'ils veulent tant cette ville, on la leur laisse ! » En
colère, les femmes de Redeyef, dans le bassin minier de Gafsa,
décrètent l’évacuation générale, le mercredi 7 mai 2008. De
nombreux habitants "démissionnaires" prennent la route avec un
bagage improvisé pour protester contre l'invasion de leur ville
par des troupes policières. Celle-ci les met en garde : s'ils
gagnent ainsi la montagne, en direction de l’Algérie, ils seront
accusés de trahison, à l'instar du village voisin qui avait
demandé l'asile politique à ce pays quelques semaines plus tôt.
Ils font donc demi-tour, convaincus par les membres du comité de
négociation saisi par un pouvoir local désorienté. L’argument
avancé les convainc: il faut rester... pour continuer la lutte.
Depuis le début de cette année, à quatre cents kilomètres au
sud-ouest de Tunis, la population d'un bastion ouvrier, souvent
rebelle par le passé (1), se construit ainsi sa propre histoire
dans une révolte soudée, rageuse et fière. Elle affronte sans
faillir une stratégie gouvernementale faite d'encerclement et de
harcèlement policiers d'un côté, de contrôle des médias de
l'autre.
Tout commence le 5 janvier 2008, jour où sont publiés les
résultats, jugés frauduleux, du concours d’embauche de la
Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG), l'unique moteur
économique de la région. De jeunes chômeurs occupent alors le
siège régional de la centrale syndicale à Redeyef. Ils sont
rejoints par les veuves des mineurs et leurs familles, qui
installent leurs tentes devant le bâtiment. Le mouvement s'étend
rapidement. Ouvriers, chômeurs, lycéens et habitants multiplient
les grèves, les actions et les rassemblements. Sur fond de
grande pauvreté et de flambée des prix, tous protestent contre
la corruption d'un système local népotique et contre une
politique de l'emploi injuste.
Redeyef est proche de la frontière algérienne. Comme les autres
villes du bassin minier de Gafsa (Oum Larayes, Metlaoui, El
Mdhilla...), elle vit sous l'empire de la CPG depuis la création
de cette dernière en 1897, autour des gisements découverts par
le Français Philippe Thomas (vétérinaire militaire, directeur de
pénitencier agricole indigène, géologue amateur).
L'extraction des richesses du sous-sol s'y est faite, dès les
origines, selon les méthodes typiques du modèle colonial (2) :
accaparement des terres par l'expropriation brutale des
populations indigènes ; exploitation intensive des ressources
naturelles ; extraction à forte consommation de vies humaines et
à forte production de déchets polluants ; rapports de travail
et de pouvoir appuyés sur les allégeances clientélistes,
claniques et familiales (3).
La plupart de ces traits ont survécu à la décolonisation, sous
des formes renouvelées. La CPG, qui a fusionné en 1996 avec le
Groupement Chimique Tunisien (GCT), reste le principal
pourvoyeur d'emploi de la région. Au cours des vingt cinq
dernières années, la modernisation de la production, la
fermeture progressive des mines de fonds au profit de celles à
ciel ouvert a réduit la pénibilité du travail et le taux de
mortalité parmi les ouvriers. Mais cette modernisation,
articulée à l'application du "plan d'ajustement structurel", a
réduit d'environ 75% les effectifs employés de la compagnie.
Aujourd'hui, seules cinq mille personnes sont y directement
employées . Elles bénéficient d'un statut et de conditions de
travail enviés par tous dans une région où le chômage frappe 30%
de la population active (le double du taux national), selon des
chiffres officiels discutés. Autour de la compagnie gravitent de
nombreuses entreprises de sous-traitance, avec leurs emplois
précaires et sous-payés. Le petit commerce, notamment avec
l'Algérie voisine, complète le tableau de l’emploi. Pour trouver
du travail, certains risquent leur vie en traversant la
Méditerranée. D’autres s’installent dans les banlieues pauvres
des villes de la Tunisie "utile", celle du littoral.
Les cinq mille postes de la compagnie ainsi que les fonds
destinés à la reconversion sont gérés en collaboration étroite
avec l'UGTT. Jusqu'à ces dernières années, la stabilité de la
région était obtenue avec une modeste redistribution des
bénéfices énormes que génère l'industrie phosphatière, selon de
subtils équilibres claniques et familiaux garantis par les
dirigeants régionaux de la centrale syndicale et du parti au
pouvoir, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD).
Ces dirigeants étaient en même temps les représentants ou les
interlocuteurs des principales tribus, les Ouled Abid et les
Ouled Bouyahia. La diminution progressive des ressources à
distribuer et la généralisation de la corruption, alors même que
le cours international du phosphate flambe, ont rompu ces
équilibres. La direction régionale de l'UGTT est devenue le
centre d'une oligarchie qui ne fait plus bénéficier que ses amis
et parents directs des miettes de la rente phosphatière. Elle
est le représentant local le plus puissant de ce que les
habitants ne voient plus que comme un pouvoir "étranger"
injuste.
« Nous le peuple des mines, nous ne sommes jamais injustes, mais
si on est injuste envers nous, alors... » La phrase se conclut
sur un juron explicite. Cette banderole est déployée à l'une des
entrées de Redeyef, un quartier pauvre et marginalisé, théâtre
d'affrontements récents avec la police. Au fil des mois, depuis
janvier, la mobilisation n’a pas faibli. Au contraire, les
actions des chômeurs, des diplômés sans emploi de l’université
sont renforcées par des des occupations et des manifestations,
dans lesquelles se retrouve toute la population. Les sit-in des
familles des invalides de la Compagnie et des morts à la mine se
conjuguent aux actions des ouvriers licenciés. Les protestations
des mères dont les fils ou les maris sont emprisonnés à la suite
des premières manifestations ont débouché sur une grève générale
qui touche jusqu'aux petits commerçants.
La nuit, les jeunes patrouillent dans Redeyef par petits groupes
pour la protéger, après avoir sonné le rassemblement à l'aide de
pierres cognées contre les structures métalliques d'un pont. Ils
appellent ça « les tambours de la guerre » et usent d’un
vocabulaire qui convoque les traditions des tribus guerrières,
prêts qu'ils sont à s'affronter avec les policiers... ou à leur
voler leurs sandwichs pour les redistribuer. Le ton général
reflète une impressionnante cohésion populaire que les forces de
l’ordre ne parviennent pas à rompre. En dépit du contrôle
étatique des médias, le soulèvement de cette région enclavée,
représente le mouvement social le plus long, le plus puissant et
le plus mûr qu'ait connu l'histoire récente de la Tunisie.
Le pouvoir y a répondu par une répression de plus en plus
brutale qui a fait au moins deux morts, des dizaines de blessés
et de détenus. Des familles ont été brutalisées, des biens
privés saccagés. Le déploiement d'unités blindées de l'armée a
renforcé le siège du bassin minier durant le mois de juin.
L'escalade de la violence d'Etat se manifeste par l'utilisation
de balles réelles, la multiplication des enlèvements de jeunes
pour interrogatoire et emprisonnement, et par des ratissages
militaires dans les montagnes environnantes, en vue de retrouver
ceux qui tentent d’échapper à la torture.
Plusieurs groupes de jeunes ont déjà été traduits devant les
tribunaux pour des procès d'où la population accourue a été tant
bien que mal écartée par les forces de l’ordre. La lourdeur des
peines diffère du tout au tout, d'un procès à un autre, signe
que le pouvoir hésite sur la stratégie à tenir.
L'opposition, à Tunis, ainsi que des comités de soutien, à
Nantes, où vit une communauté immigrée originaire de Redeyef, à
Paris (4), ou encore à Milan, se battent pour casser le blocus
de l'information. Mais la mobilisation reste circonscrite.
Politiquement exsangue, passée depuis longtemps sous rouleau
compresseur d’un régime policier, la société civile tunisienne
peine à réagir. Le pouvoir n'évoque les événements que pour
incriminer des « éléments perturbateurs ». Est-ce pour cela que
le soulèvement ne s'est pas étendu au-delà de la ville de
Feriana, dans le gouvernorat voisin de Kassérine?
Dans Redeyef, le vent de la contestation a sculpté un nouveau
quotidien. Le siège local de l'UGTT, en plein centre-ville, a
été réquisitionné, au nez de la sous-préfecture voisine ; il est
devenu le quartier général des habitants en révolte. Les hommes
de main de la direction régionale de l'UGTT ont bien tenté de le
reprendre en y apposant des cadenas… La population a imposé sa
réouverture. Au rez-de-chaussée du local, qui abrite les
réunions, le café sert d'agora permanente. La vaste terrasse qui
le prolonge accueille les rassemblements autour d’orateurs
postés au balcon du premier étage. Lors des meetings, la
présence des femmes est notable. Juste en face, on distribue les
tracts et les journaux de l'opposition. C'est là que se
dressait, jusqu'en juin, une baraque marchande, celle de
Boubaker Ben Boubaker, dit "le chauffeur", diplômé chômeur,
vendeur de légumes, connu entre autres être l'auteur d'une
lettre ironique et drôle sur les solutions au chômage, adressée
au ministre de l’éducation. La police a fait irruption chez lui;
sa baraque a été mise à sac. Comme d'autres opposants, il s’est
enfui dans la montagne.
" Il nous faut obtenir un résultat positif. Les gens doivent
savoir que la lutte pacifique n'a pas été vaine. Sinon, ce sera
catastrophique... ". M. Adnane Hajji, secrétaire général du
syndicat de l'enseignement élémentaire dans la ville de Redeyef,
et figure charismatique du mouvement, a su s'imposer par-delà
les rivalités et les clans locaux. Il jouit d'une grande
popularité, y compris auprès des ménagères et des gamins. Il
sait que le rêve est allé loin déjà et que toute tentative de
retour en arrière pourrait avoir des conséquences
incontrôlables. M. Hajji a été arrêté chez lui, dans la nuit du
20 au 21 juin, puis inculpé. Les autres animateurs du mouvement
sont tous recherchés.
Pour M. Hajji, le nœud de la situation reste régional. Certes,
les panneaux électoraux "Ben Ali 2009", qui annoncent la
prochaine élection présidentielle, sont souvent enlevés par la
population depuis le début du mouvement, quand ils ne sont pas
détournés par une surenchère moqueuse du type "Ben Ali 2080" ou
"Ben Ali 2500"… Mais lors des rassemblements et des réunions,
les militants politiques sont priés de ne pas afficher leur
appartenance.
En effet, dans le bassin minier, la population ne croit guère,
pour l'instant, à un changement imminent à la tête de l’Etat
(5). Seule une forte campagne de solidarité nationale et
internationale, ou une extension de la contestation à d'autres
régions, pourrait desserrer l'étau. En attendant, le mouvement
réclame la fin de la répression et l'ouverture de vraies
négociations pour une sortie de crise honorable. Il demande
l'annulation des résultats du concours de recrutement jugé
frauduleux, un programme d'embauche des diplômés sans emploi,
l'implication de l'Etat dans la création de grands projets
industriels, le respect des normes internationales relatives à
l'environnement, des services publics accessibles aux plus
pauvres, par exemple pour l'électricité, l'eau courante,
l'éducation, la santé... La devise qu’il s’est choisie : «
détermination et dignité. »
Karine Gantin et Omeyya Seddik
Respectivement journaliste
et politologue, memebre de la Fédération des Tunisiens pour une
Citoyenneté des deux Rives (FTCR)
Oumayya Seddik a séjourné sur place durant le mois de mai.
1) Cf. à propos de la grève dans le bassin minier de mars 1937
et de la représsion violente qui a causé la mort de dix-sept
mineurs, le très beau texte de Simone Weil, "Le sang coule en
tunisie", publié dans le recueil Ecrits historiques et
politiques, Gallimard Paris, 1960. Elle y polémique contre
le Front populaire qui prétend défendre la classe ouvrière et
ferme les yeux sur les crimes commis contre elle dans les
colonies. D'autre part, deux ans après la grève de 1978, se sont
déroulésles "évenements de Gafsa", au cours desquels la région a
été la base d'une tentative de coup d'Etat. Lire aussi Khémais
Chamari, " L'alerte tunisienne", Le Monde diplomatique, mars
1980.
2) Lire Paul Vigné d'Octon, La Sueur du Bournous (1911),
Les Nuits rouges, Paris 2001. L'auteur fut député de l'Hérault
puis rapporteur spécial de l'Assemblée nationale sur la
situation des colonies sous la III° République.
3) A propos du système de contrôle du territoire par le
protectorat et l'articulation aux pouvoirs traditionnels, lire
la thèse d'Elisabeth Mouilleau (1998), Fonctionnaires de la
République et artisans de l'Empire. Le cas des contrôleurs
civils en Tunisie, 1881-1956, L'Harmattan, Paris 2000.
4) C/oFTCR, 3,rue de Nantes, Paris 19°, www.ftcr.eu
5) Sur l'origine et l'évolution du pouvoir de M. Zine El-Abidine
Ben Ali, lire Kamel Labidi, "La lonque descente aux enfers de la
Tunisie" Le Monde diplomatique, mars 2006.
Le Monde Diplomatique,
Juillet 2008 |