Avec la ratification du
Traité de Lisbonne, l’Union européenne
tente laborieusement de sortir de
l’impasse où elle s’est elle-même
enfermée… par sa propre faute, par son
obstination à refuser d’entendre la voix
de « ceux d’en bas », celle de l’Europe
réelle. Le rejet massif par les peuples
français et hollandais de la
constitution est déjà loin, cependant
l’Europe supranationale « cet ensemble
gazeux, incertain et trop dilaté » que
stigmatise avec un certain courage
Hubert Védrine dans « Continuer
l’histoire », poursuit obstinément sa
marche en avant, aveugle aux nouveaux
défis surgissant, jour après jour, de
l’émergence d’un monde de plus en plus
complexe et instable.
Une Europe soumise aux
impérialismes dominants
L’ancien ministre des Affaires
étrangères ne manquait pas non plus de
lucidité lorsqu’il écrivait que «
l’Europe ne sait plus qui elle est, ni
ce qu’elle veut ». Un constat de blocage
et d’impuissance que ne compense pas «
la seule réussite » dont se prévalent
les tenants d’une Europe juridique et
abstraite, sans corps et sans âme, à
savoir « la paix ». Revendiquer la «
paix » comme le grand résultat de la
construction européenne, c’est vouloir
ignorer que l’Union n’a pas été absente
de certains théâtres de guerre ambigus.
Les Balkans en sont un exemple, où
l’engagement européen fut loin d’être
exempt de toute équivoque et
passablement marqué par un certain
déficit de transparence. Cela,
indépendamment du désir européen
d’incarner une voie dissidente face à la
« conjuration» d’ingérences humanitaires
masquant difficilement la réalité des
logiques impériales.
C’est également faire
l’impasse sur le fait que l’Union, sous
couvert de l’Otan, est aujourd’hui
engagée sur le théâtre d’opérations
afghan dans un conflit dont nul ne peut
raisonnablement présager l’issue.
D’autres fronts, d’autres crises
pourraient s’ouvrir très vite, au Levant
en particulier, dans la confusion «
idéologique » et géopolitique la plus
totale, poussant l’Union à s’impliquer
dans des conflits périphériques et
chaotiques, à contresens de ses propres
intérêts.
Une indépendance à reconquérir
Est-il encore possible
d’espérer que, face à la montée des
périls, l’Europe trouve le courage et le
bon sens, en un mot, la capacité de
parler d’une seule voix, de renouer avec
la vision d’une indépendance rejetant,
dans un même mouvement, tous les
impérialismes, que ceux-ci soient
inspirés par l’intégrisme marchand ou
les sectarismes, voire les fanatismes,
religieux ou athées, de toutes
obédiences ? Il est permis, hélas, d’en
douter. Lorsque la France et l’Allemagne
se sont opposées en 2003, au nom du
strict respect du droit international, à
une guerre d’agression contre l’Irak,
les pays séduits par les sirènes de
l’Atlantisme tels la Pologne, se sont
désolidarisés d’un choix dicté tant par
la sagesse que par la raison ! Et
quoique les événements eussent donné
raison au camp du refus «motivé», l’on
continue encore aujourd’hui même de
faire grief à la France de ne pas avoir
apporté sa caution hasardeuse à des
aventures armées théorisées dans les «
think tanks » américains
néo-conservateurs, avec d’ailleurs les
mirifiques et consternants succès que
l’on sait.
À nouveau, lors du
conflit israélo-libanais de juillet
2006, l’Union européenne a fait la
preuve de son impuissance, tout comme
d’ailleurs le Conseil de Sécurité des
Nations Unies, puisqu’une issue à la
crise ne commença d’être esquissée qu’à
travers le groupe informel du G-8 alors
réuni à St Petersbourg. L’Union
européenne porte également la triste
responsabilité de s’être associée au
boycott du gouvernement palestinien,
pourtant élu démocratiquement sous
contrôle de la Communauté
internationale. Attitude qui a engendré
un authentique désastre humanitaire dans
la Bande de Gaza et fait de la Palestine
le lieu d’une guerre civile inexpiable,
fratricide, propice à terme aux pires
dérives partisanes et «
anti-occidentales ». Deux crises
profondément déstabilisatrices ayant
débouché, par un paradoxe qui n’en est
pas un, sur un résultat rigoureusement
inverse aux buts recherchés : le
renforcement d’organisations comme le
Hamas ou le Hezbollah que l’on voulait
écarter, voire éliminer de la scène
politique, et en tout cas désarmer.
Oser rompre avec un certain
mondialisme délétère
À moins d’être totalement aveugle,
l’impasse de l’Union est donc un fait
d’évidence et pas seulement dans le
domaine des Affaires extérieures, ceci
malgré le mirobolant projet d’Union pour
la Méditerranée ; une initiative
française sans doute mort-née tant elle
oscille entre l’utopie et un
volontarisme politique de toute évidence
irréaliste si l’on considère l’état réel
- situation économique, sociologique et
politique - des pays de la rive sud et
orientale de la Méditerranée et des
relations qu’ils entretiennent entre
eux.
Or, nous dit encore
Hubert Védrine, il est inutile d’espérer
« une relance de l’Europe si l’on ne
tire pas au préalable les leçons du
passé »… sauf bien évidemment si l’on
s’obstine à vouloir que la vieille
Europe ne soit plus qu’un « vaste espace
méditerranéo-asiatique » ! Et qui le
souhaite vraiment si ce n’est une petite
poignée d’idéologues, d’experts
médiatiquement autoproclamés dont
beaucoup vont puiser l’essentiel de leur
inspiration dans les boîtes-à-penser de
Washington, et pour lesquels la
construction européenne est d’abord et
avant tout synonyme d’effacement des
souverainetés et des identités, soit le
vecteur d’un arasement de toutes les
valeurs enracinées au nom d’un
mondialisme sans mémoire et sans visage
?
Le projet de
Constitution abrégée et prétendument
simplifiée que les oligarchies au
pouvoir en Europe veulent maintenant
imposer aux peuples de l’Union sans
débat et sans consultation - car ils
craignent plus que tout l’expression de
la volonté populaire, mais est-ce cela
la démocratie ? – incarne l’entêtement
de la classe dirigeante européenne à
persévérerdans une voie sans issue.
Des choix qui ne feront
qu’aggraver le divorce déjà existant
entre l’Europe réelle, celles des hommes
et des peuples, et leurs « élites »
issues des mécanismes complexes, voire
pervers, de la démocratie
représentative. Or, dans le contexte
actuel de crise économique
internationale et compte tenu des
tensions persistantes entre le camp
atlantique et un monde islamique présent
à nos portes et dans nos murs, de plus
en plus tenté de rejeter un modèle
occidental qu’on souhaite lui imposer,
et dans certains cas par la guerre, il
est à craindre que le volontarisme
dogmatique des eurocrates créera de
nouvelles et profondes ruptures que
l’Europe est assurée, à terme, de devoir
payer au prix fort...
En finir avec le
néo-libéralisme d’importation
anglo-saxonne
Reste qu’il n’est pas encore trop tard
pour essayer, avec l’aide de tous ceux
qui ne se résignent pas au pire,
c’est-à-dire à la soumission de la
vieille Europe aux diktats de la pensée
unique d’inspiration anglo-saxonne, de
rendre viable, de redonner vie à un
projet d’organisation commune
s’efforçant de faire la synthèse entre
les impératifs de la justice sociale et
de l’efficacité économique ; soit le
ferme refus de la société du tout
marchand, autrement dit l’idolâtrie de
la marchandise et de la marchandisation
du lien social qui accompagnent l’essor
incontrôlé de la modernité industrielle.
La vérité oblige à dire que cette
synthèse n’aura de chance d’être autre
chose qu’un vœu pieux à la seule et
expresse condition que l’on rompe
définitivement et sans états d’âme, avec
le néo-libéralisme mortifère qui inspire
ce que l’on appelle par antiphrase et
malheureusement sans ironie, la «
politique économique » de l’Union !
L’Europe ne sera donc
l’Europe que si elle parvient à trouver
la ressource morale de s’émanciper des
dogmes monétaristes et du délire
libre-échangiste à sens unique, pour
devenir de cette façon un espace
exemplaire de liberté et de prospérité
dans l’intérêt immédiat des Européens
mais également dans celui de ses
voisins, et parmi eux, bien entendu,
ceux du Maghreb et du Machrek, ou encore
ceux de l’Afrique sub-saharienne.
C’est ce que les hommes
qui font l’Europe - en particulier tous
les laissés-pour-compte d’une
globalisation financière sans foi ni loi
- attendent d’une organisation
communautaire. Les Européens souhaitent
en effet profondément que leur soit
enfin offerte la possibilité, via un
modèle social adéquat, car protecteur
des conséquences d’une déréglementation
et d’une dérégulation irresponsable des
marchés, de retrouver la maîtrise de
leur existence et de leur destin … Un
modèle social exemplaire qui pourra
alors peut-être nous envier le reste
monde…
L’Europe ne pourra en
fin de compte reconquérir les cœurs et
les esprits que par une rupture
historique avec toutes les dérives
ultralibérales, lesquelles nourrissent
les crises internes ou périphériques et
une instabilité internationale
croissante alors que la planète devrait
plutôt maintenant unir ses talents et
ses moyens pour affronter les
conséquences des changements climatiques
et préserver de toute urgence la
diversité du vivant aujourd’hui
gravement menacée.
De ce point de vue, en
raison même d’un long passé trois fois
millénaire, l’Europe, dont l’existence
précède de loin la fausse idée que s’en
font les européistes, doit à présent se
réapproprier cet essentiel « souci de
l’âme » que le penseur tchèque Jan
Patocka avait placé au centre de son
combat contre tous les impérialismes ;
un combat au service d’une humanité de
plus en plus asservie aux mirages
périlleux d’un économisme conquérant,
négateur de l’homme et destructeur de sa
dignité et de ses libertés.
-
Source: Le site des resistants au nouvel
ordre mondial
|