Repères
mars 2007
« La
force du régime réside en notre
faiblesse »
Dix-sept mois après
le référendum sur la « charte de la paix
et la réconciliation nationale », quel
bilan pouvez-vous établir ?
Lors d’un débat sur la
chaîne El Jazeera consacré à la
« réconciliation » dans notre pays et à
la veille du carnaval référendaire et
plébiscitaire fin septembre 2005, je
qualifiais la charte imposée par le
régime de « charte de l’impunité et de
la supercherie nationale » (el
moughalata el watania). J’aurais
souhaité, malgré ma connaissance de ce
régime « politique » sans scrupules, me
tromper dans mon analyse. Dix-sept mois
après, les faits confirment
malheureusement mes dires.
Depuis cette mascarade
référendaire, plus de quatre cents
Algériens sont morts et près de mille
autres ont été blessés suite aux
violences politiques, selon le décompte
des journaux et des agences de presse.
Et nous savons que cette comptabilité
macabre est nettement en deçà de la
triste réalité.
Nos compatriotes de
l’intérieur du pays assistent
quotidiennement à des mouvements de
troupes dans plusieurs régions, à des
ratissages, à des pilonnages et à des
bombardements des maquis par des
hélicoptères de combat. Chaque jour
apporte son lot de morts, de blessés et
de désolation dans nos foyers. Nos
enfants, civils et militaires,
continuent de mourir pour une cause qui
n’est pas la leur.
Quand on utilise tous
ces moyens militaires, je crois qu’il
s’agit bel et bien d’une guerre qui
perdure et non d’opérations de
« maintien de l’ordre » de sinistre
souvenir – et encore moins de
« terrorisme résiduel », concept si cher
à certains mercenaires politiques. Mais
le pouvoir, déconnecté des réalités et
enfermé dans sa tour d’ivoire, son
« Algérie utile », crie à la victoire
(contre ses propres enfants !), à la
réconciliation et à la paix… factices.
Tout comme la
« concorde » initiée par les
responsables de la police politique et
couverte politiquement par le premier
responsable du pouvoir apparent a
échoué, la charte dite de la
« réconciliation » est vouée à un échec
cinglant, car les véritables causes
politiques de la crise n’ont jamais été
abordées et la Nation n’a jamais été
consultée. Feignent-ils d’oublier que
les mêmes causes produisent toujours les
mêmes effets et que toute solution qui
n’emprunte pas le chemin du dialogue et
de la concertation et qui ne s’appuie
pas sur la volonté populaire est vaine ?
Élaborée dans les
ténébreuses boutiques de la police
politique et exécutée par le pouvoir de
façade, cette « charte » était d’emblée
verrouillée. Aucun débat contradictoire
n’était permis. Seuls les troubadours et
les « meddahines » « boulitiques »
étaient autorisés à s’exprimer pour
encenser le texte, qui est d’une
indigence intellectuelle et politique
déplorable. La machine de l’action
psychologique, bien rôdée depuis quatre
décennies, était là pour « mobiliser »
le peuple et lui faire approuver, malgré
lui, le texte à la quasi-unanimité.
Cette « charte » est venue consacrer la
politique d’éradication et d’exclusion
en cours depuis plus d’une décennie et
la sacraliser.
Éludant les causes
profondes de la crise et de la tragédie
qui en a découlé, l’oligarchie, sous
couvert de son pouvoir apparent, a
décidé de régler de manière partiale et
partielle les conséquences de ce drame
national. Une véritable offense à la
mémoire des victimes et une insane
tentative de corruption de leurs
familles.
Ce texte « plébiscité »
par un peuple sans souveraineté et sans
voix (l’Algérie des paradoxes !) et
transformé en nouveau Coran du Calife
Othman, pour reprendre Abdelhamid Mehri,
consacre l’impunité totale des
responsables de tous bords du drame
national et de leurs exécutants. Les
putschistes qui ont plongé le pays dans
une mer de sang et de larmes, tout en
s’autoamnistiant, s’autoproclameront
« artisans de la sauvegarde de la
République ». Effectivement, ils auront
sauvé leur République bananière et des
containers, pour plonger l’Algérie et
son peuple dans les abysses de la
terreur et de la misère.
Ceux qui, hier,
s’étaient dressés contre cette politique
sanglante et avaient appelé, lors des
années de braise, à une véritable
réconciliation et à la paix des cœurs
avaient été qualifiés de « traîtres ».
Demain, ceux qui se dresseront contre
cette supercherie nationale, cette paix
des cimetières et cette amnésie générale
seront criminalisés et passibles de
trois à cinq années d’emprisonnement !
On aurait parlé de blague si la
situation n’était pas tragique. Une
véritable imposture ! Même les sinistres
dictateurs latino-américains n’avaient
pas osé cela.
Comment voulez-vous
qu’avec toutes ses tares et ses
inepties, cette dite « charte » puisse
réussir à réconcilier les Algériens et
ramener la paix dans leurs cœurs
meurtris ? Je crois en réalité et pour
reprendre une journaliste que, faute de
pouvoir réconcilier les Algériens, cette
farce référendaire a permis seulement à
ce régime de se réconcilier avec ses
vieilles pratiques totalitaires.
Quel est le processus
à suivre pour aboutir à une véritable
réconciliation ?
Il y a deux faits avant
tout qu’il faudra préciser :
- la crise algérienne
est avant tout une crise éminemment
politique et sa solution ne peut être
que politique. Cela doit être clair ;
- le régime actuel, juge
et partie, responsable en premier lieu
et en grande partie du drame national,
est disqualifié pour résoudre
sérieusement la crise.
De ce fait, la véritable
réconciliation nationale passe
inéluctablement par une large
consultation, franche et sincère, des
principales forces et personnalités
intellectuelles et politiques
représentatives de la Nation, afin
d’aboutir à une solution politique
globale, après avoir cerné sans
complaisance et en toute sérénité les
causes réelles et profondes de la crise
qui remontent en réalité à
l’indépendance. Cela permettra de
baliser le terrain politique sur des
bases démocratiques, en vue de
l’édification d’un véritable État de
droit et de mettre définitivement un
terme à cette violence politique initiée
au lendemain de l’indépendance par ce
régime et qui a fini par gangrener la
société toute entière. C’est ce que j’ai
appelé la Moussaraha nationale,
qui aboutira à un véritable compromis
politique historique. C’est le volet
politique du processus.
Ce n’est qu’après cela
qu’on pourra résoudre définitivement les
conséquences humanitaires et sociales de
la guerre provoquée par l’acte
irréfléchi qu’a été le coup d’État de
janvier 1992.
Le second volet est
celui de la Vérité et du Droit. Il est
impératif que les Algériens sachent ce
qui s’est réellement passé durant ces
années de sang et de larmes, durant
lesquelles ont été commises les pires
atrocités contre un peuple sans défense.
À l’instar des pays qui ont vécu des
drames internes, il est nécessaire de
mettre en place une commission nationale
pour la vérité et la justice. Soyons
clairs sur ce point : vérité et justice
ne signifient aucunement règlement de
comptes ou vengeance. Et ce n’est
qu’après cela que pourra éventuellement
intervenir l’amnistie par l’autorité
politique légitime. Car comme le disait
mon ami Lahouari Addi : « Un assassin
jugé et amnistié se comportera
différemment d’un criminel innocenté. »
La découverte de la
vérité sur le drame national n’est pas
seulement un droit pour les victimes et
leurs familles, mais aussi un droit pour
tous les Algériens afin de tirer les
leçons en vue d’éviter d’autres
tragédies à l’avenir et de mettre un
terme aux ardeurs criminelles des
aventuriers de tous bords.
Car ce qui s’est passé
comme horreurs durant plus d’une
décennie, ce ne sont pas de simples
faits banals à verser dans la rubrique
des faits divers. La torture
institutionnalisée, les exécutions
sommaires, les disparitions, les viols
et les horribles massacres sont des
crimes contre l’humanité,
imprescriptibles sur le plan du droit
international et que nul décret ou
référendum ne peut effacer. Des
atteintes gravissimes aux droits de
l’homme qui ne sont pas sans nous
rappeler, dans beaucoup de cas, les
crimes commis durant la guerre de
libération nationale ne peuvent être
occultés par une politique d’amnésie
collective ni par la répression pour
faire taire les témoins du drame.
Après le référendum,
le pouvoir a convoqué le corps électoral
en vue des élections législatives.
Quelle analyse faites-vous de la
situation du pays à la veille de cette
échéance ?
La situation politique
qui prévaut actuellement est la même que
celle d’hier et d’avant-hier. C’est un
statu quo mortel. La violence
politique persiste, même si elle a
nettement diminué. Les foyers
d’opposition armée restent actifs.
L’injustice, la hogra, la
corruption et la misère alimentent et
entretiennent ces foyers de révolte
armée. Nous sommes entrés depuis 1992
dans une logique extrêmement dangereuse
pour le pays. À la violence permanente
du régime, qu’il a imposée au lendemain
de l’indépendance comme moyen de gestion
politique, répond maintenant une
violence devenue endémique d’une
jeunesse sans présent ni avenir, à
travers les maquis et les émeutes. Les
tensions entre le système obsolète et
arrogant et la société poussée au
désespoir par des décennies d’injustice
et de mépris risquent de mener droit
vers des lendemains plus chaotiques.
Pour revenir aux
« élections » législatives prochaines,
il est difficile de parler d’élections
dans un système perverti comme le
système algérien, quand nous savons que
toutes les élections depuis
l’indépendance (à l’exception de celles
de 1991) ont été traficotées par les
« services » et leur administration. De
véritables mascarades !
Encore une fois, le
pouvoir va mobiliser sa clientèle larbin
et rentière, ce que j’appelle Ahl el
wala oua el inbitah (famille de
l’allégeance et de l’aplat-ventrisme) et
organiser ce que le peuple appelle le
« carnaval fi dechra » pour
renouveler sa chambre d’enregistrement,
dont la facticité et la vacuité ne sont
plus à démontrer.
Peut-on parler de vie
politique quand nous savons que
l’écrasante majorité des « élus » est
désignée en réalité par les officines et
selon des quotas bien définis dans le
cadre d’une fausse carte politique
adaptée à la conjoncture du moment et
des « équilibres internes » ? Peut-on
parler de vie politique avec un
multipartisme de façade, des partis
préfabriqués servant de faire-valoir, un
syndicalisme de service et des élections
truquées en permanence ? Peut-on parler
de vie politique avec un état
d’exception qui date pratiquement de
l’indépendance et officialisé depuis
1992 et dont la prorogation n’est qu’un
grossier stratagème pour détourner
l’attention de la population des
problèmes sociaux inextricables ?
Le fossé ne fait en
réalité que se creuser entre les
citoyens et ce pouvoir honni, ce qui
approfondi et aggrave un peu plus la
crise politique. Mais le régime n’en a
cure. Sa violence est là pour faire
rentrer son ghachi a beit etaâ
(maison de l’obéissance). Pour les
citoyennes et citoyens honnêtes de ce
pays, s’inscrire dans la stratégie du
pouvoir en participant à cette vie
politique factice, c’est participer à
leur propre destruction et à celle du
pays.
Des observateurs
politiques relèvent que les élections
n’ont pas réussi à résoudre la crise
dans notre pays, tandis que d’autres
soutiennent que l’exercice de la
politique n’est possible qu’au sein des
institutions. Quel est votre avis ?
De quelles élections et
de quelles institutions parlez-vous ? Il
est certain que les élections truquées
et manipulées de bout en bout depuis
l’indépendance ne pouvaient et ne
pourront résoudre la grave crise
politique que connaît notre pays, tout
comme l’exercice de la politique, au
sens noble du terme, est impossible au
sein des institutions factices.
Est-ce que vous
partagez l’avis selon lequel le pouvoir
est en dehors des institutions ?
Là aussi il faudrait
clarifier les choses. De quelles
institutions parlez-vous ? S’il s’agit
de véritables institutions,
démocratiquement élues, elles n’existent
pas. C’est pour cela que je persiste à
dire qu’il n’y a pas d’État dans notre
pays, pour la simple raison qu’il n’y a
pas d’institutions issues de la volonté
populaire. Quant aux institutions
existantes, tout le monde sait qu’il
s’agit d’institutions factices issues
des laboratoires de la police politique
et qui n’ont aucun pouvoir. Un décor en
trompe-l’œil !
Donc le régime d’Alger
est bel et bien dans ses
« institutions », taillées sur mesure
pour le servir et constituer la fausse
vitrine d’un régime « démocratique » aux
yeux de l’opinion publique
internationale – laquelle est loin
d’être dupe pour avaler de telles
couleuvres.
Croyez-vous à
l’existence d’une classe politique dans
notre pays ? Ou partagez-vous l’avis
selon lequel les partis ne sont que des
machines électorales ?
Il existe quelques
individualités politiques de valeur,
mais il n’existe pas de classe politique
à proprement dite. À cela, il existe des
raisons objectives et historiques. Nos
élites ont toujours brillé par leur
trahison, du moins en grande partie.
Regardez un peu ce qui s’est passé
durant la guerre de libération : seule
une minorité avait rejoint d’emblée le
combat libérateur et beaucoup ont été
tués par leurs propres frères – le
malheureux Abbane Ramdane en est un
exemple frappant. Quant aux autres, ils
avaient campé au carrefour des vents
pour rejoindre tardivement Tunis ou les
intrigants des frontières. C’est cette
lâche « désertion » qui a permis à des
bravaches et autres aventuriers de
prendre en main la révolution depuis
1962, avec les dérives que nous
connaissons.
Après 1962, le pouvoir a
su phagocyter très tôt la majeure partie
de notre « élite », tant intellectuelle
que politique. Cette dernière a bradé
el mebda (le principe) pour la
khobza [baguette de pain]. C’est ce
que certains historiens ont appelé la
« socialisation des élites ». Il faut
avoir l’honnêteté de dire que l’Algérie
n’est pas seulement malade de ses
dirigeants corrompus, mais aussi et
surtout de ses élites lâches !
Le constat est
déplorable. Les valeurs et les idéaux
qui avaient fait la force de notre
Nation durant la nuit coloniale ont
pratiquement disparu, laissant place à
la kfaza (aptitude à magouiller),
à l’opportunisme, à la médiocrité
affligeante et au trabendo politico
intellectuel. Les quelques partis
représentatifs du début des années 1990
ont été pratiquement éliminés. Nous
savons dans quel piège mortel est tombé
stupidement le FIS en 1991, comment le
FLN rénové d’Abdelhamid Mehri a été
brisé en 1996 par le régime suite au
« complot scientifique » organisé par
d’ignares intrigants et comment votre
propre parti, le FFS, qui reste l’un des
rares espaces de liberté et de
démocratie, si ce n’est pas le seul, est
l’objet de manœuvres déstabilisatrices
depuis plus d’une décennie.
Le régime ne veut pas de
classe politique réelle. Il a totalement
perverti l’action politique en façonnant
des partis et des pantins politiques de
service (et contrôlés par les
« services »). De véritables troubadours
politiques qu’on agite à l’occasion des
mascarades électorales et référendaires.
Malek Bennabi disait à ce sujet : « La
politique est une réflexion sur la
manière de servir le peuple. La
boulitique est une somme de hurlements
et de gesticulations pour se servir du
peuple. » C’est ce à quoi nous assistons
depuis la supercherie démocratique de
1988.
Le verrouillage des
champs politique et médiatique, dans
notre pays, est un secret de
polichinelle. Mais est-ce que cela
suffit pour expliquer le manque de
dynamisme au niveau des partis
politiques et de la société en général ?
Le début du verrouillage
politique et médiatique remonte à
l’indépendance et à la prise sanglante
du pouvoir par les imposteurs d’Oujda et
de Ghardimaou. Il ne date pas du coup
d’État de janvier 1992. Il fait partie
de la stratégie de gestion politique du
pays pour empêcher toute velléité
politique autonome de s’organiser et de
s’exprimer. Cela est un fait indéniable.
Il y a aussi ce laminage par la
violence, l’intrigue et l’infiltration
des partis politiques représentatifs
dont nous avons parlé précédemment et
leur remplacement par des partis maison
corvéables et malléables à merci.
Mais cela est de bonne
guerre de la part du régime immoral dont
on connaît la nature totalitaire et qui
s’agrippe par tous les moyens au
pouvoir. À quoi devons-nous nous
attendre d’un système aussi véreux ?
Mais à mes yeux, la lâcheté de nos
« élites » intellectuelles et politiques
est en grande partie, responsable de
cette anesthésie politique. C’est ce
vide sidéral qui permet à ce pouvoir de
se mouvoir avec une aisance
déconcertante. En réalité, la force du
régime réside en notre faiblesse criarde
à nous entendre sur des principes
démocratiques communs et à nous
organiser. Et le dernier drame national
l’a éloquemment montré. Nous avons été
sidérés par le comportement de nombreux
« intellectuels » et « politiques »
devant la tragédie de notre peuple.
Beaucoup se sont trompés de cible et
certains…de société !
Je cite souvent le cas
de la résistance des intellectuels
tchécoslovaques, avec à leur tête Vaclav
Havel, qui avaient à affronter non
seulement la redoutable police politique
de leur pays, mais aussi la tristement
célèbre machine répressive soviétique.
Ces consciences libres et incorruptibles
n’ont pas eu peur de faire de la prison
et de perdre leurs privilèges sociaux
pour défendre leurs idéaux et servir
leur peuple. Ils ont été ces minces
lueurs qui ont éclairé leur société
plongée dans les ténèbres du
totalitarisme communiste, qui se sont
transformées en une lumière éblouissante
au lendemain de la chute du mur de
Berlin, pour la guider sur la voie de la
révolution de velours. J’entends déjà
des « intellectuels » me dire : « Oui,
mais la conjoncture internationale était
différente. » Tous les prétextes sont
bons pour se débiner et se soustraire à
la lutte politique !
Avons-nous une élite de
cette trempe pour sortir la Nation
algérienne des ténèbres de l’imposture
politique ? La question reste posée...
Alors quelle est
selon vous, la démarche à suivre pour
aider à l’émergence d’une représentation
politique et sociale, capable d’engager
le pays dans une construction
démocratique ?
La crise politique qui a
provoqué le drame sanglant de la
décennie écoulée persiste et s’aggrave,
n’en déplaise aux propagandistes du
pouvoir, à leurs thuriféraires et aux
services de l’action psychologique qui
essaient de faire croire à l’opinion
publique internationale que la crise est
derrière nous et que le pays a retrouvé
sa quiétude. Elle est annonciatrice, à
Dieu ne plaise, d’autres séismes
beaucoup plus destructeurs que ce que
nous avons vécu durant les années 1990.
Il est plus que certain
qu’il n’y a plus rien à attendre de ce
régime, atteint d’une malformation
politique congénitale incurable et qui,
malgré son état de déliquescence avancé
et la faillite sanglante qu’il a
provoqué, refuse obstinément de partir.
La situation peu reluisante du pays –
qui n’a rien à voir avec la vitrine
présentée par le régime – doit susciter
en nous un véritable examen de
conscience. Devons-nous rester
impassibles devant la dramatique
dégradation de la situation politique,
économique et sociale et la
pérennisation de la violence ?
Il est impératif de
mettre un terme à cette logique
d’autodestruction dans laquelle le
régime a claustré la société, en
imposant la paix des cœurs et de la
raison qui doit être la priorité des
priorités. Tout comme il est impératif
de sortir du champ politique artificiel,
fécondé in vitro, pour entrer
dans le champ politique authentique, qui
reflète les réalités nationales et qui
tienne compte des forces politiques
véritables ancrées dans la société et
imprégnées de ses valeurs culturelles.
Il faudrait avoir le
courage de briser la stratégie du
pouvoir qui consiste à imposer les
termes et les limites du débat et se
projeter vers un changement radical et
pacifique de système. S’inscrire dans sa
stratégie, c’est être complice de cette
faillite sanglante.
Il est, enfin, plus que
nécessaire de briser le cercle vicieux
dans lequel est enfermée l’Algérie
depuis 1962, à savoir celui d’un peuple
sans souveraineté et d’un pouvoir sans
légitimité. L’ère des tuteurs en col
blanc ou en képi a provoqué assez de
dégâts. Il est temps de mettre fin à
l’usurpation du pouvoir qui dure
maintenant depuis plus de quarante ans
et de rendre la parole aux citoyennes et
citoyens pour qu’ils puissent choisir
souverainement et librement les
institutions qui reflètent leurs
réalités socioculturelles.
C’est à ces conditions
fondamentales et seulement à ces
conditions qu’on pourra espérer un
véritable changement. Pour cela, il
faudra œuvrer à ce que les volontés
intellectuelles et politiques sincères
se rassemblent et s’organisent dans un
cadre autonome, un forum de réflexion et
d’action, en vue d’une construction
démocratique réelle.
Nous devons prendre
l’initiative de réunir autour d’une
table, dans le cadre de cette
moussaraha [dialogue franc], toutes
ces volontés sans exclusion aucune, pour
mettre à plat sans complaisance et dans
un climat empreint de paix et de
sérénité, tous les problèmes qui nous
ont divisé, le plus souvent
artificiellement pour ouvrir la voie à
la construction d’un État de droit. Nous
devons cesser de subir dans notre propre
pays pour devenir les acteurs de notre
propre histoire et les maîtres de notre
destin. Cela demandera le temps qu’il
faudra, mais il est impératif de
réhabiliter la pratique politique et
d’aboutir au compromis politique
historique dont j’ai parlé précédemment
et à une alternative politique crédible
à présenter à notre peuple en vue de ce
changement radical et pacifique de
régime. Nous avons une immense
responsabilité historique dans cette
phase cruciale de rétablissement du
dialogue entre Algériens.
Je crois que le peuple
mauritanien d’une manière générale, et
ses élites politiques et militaires
d’une manière particulière, sont en
train de nous donner une leçon
exemplaire de réalisme politique et de
démocratie. Avec beaucoup d’exigence
morale et intellectuelle et une bonne
dose de courage politique, faisons tous
ensemble que le drame de ces années de
sang et de larmes se transforme en une
véritable résurrection d’une Algérie de
dignité, de justice et de libertés
démocratiques et que le sacrifice des
dizaines de milliers de victimes ne soit
pas vain.
L’Algérie a signé la
convention internationale pour la
protection contre les disparitions
forcées. Est-ce une avancée ?
Non, c’est une
blague ?!
Quels sont les
mécanismes à mettre en place pour
aboutir à un dénouement juste et
équitable de la question des disparus ?
Il est vrai que la
question des disparitions forcées est
une question très sensible. Le régime
semble avoir tranché dans sa charte de
l’impunité et de la supercherie
nationale en les considérant comme
morts. J’avais évoqué ce triste sort
lors d’une interview à un quotidien il y
a deux années de cela, ce qui avait
provoqué une réaction chez certaines
mères de disparus, réaction entretenue
par certaines personnes qui ont fait de
ce douloureux problème un fonds de
commerce très juteux, plus
particulièrement Outre Méditerranée.
Je ne suis pas un adepte
en politique de l’entretien des
illusions, du nifaq [hypocrisie]
et du mensonge. Il faut avoir
l’honnêteté et le courage de dire la
vérité à son peuple, même si cela vous
fait perdre des plumes politiquement.
Car notre modeste conception de la
politique est d’être franc et servir son
peuple et non lui plaire et le
desservir.
Je considère en mon âme
et conscience que les planificateurs de
cette éradication d’une partie de la
population ont commis, concernant les
victimes de disparitions forcées, un
double crime contre l’humanité. En
les enlevant puis en les exécutant
sommairement, probablement après
d’horribles tortures. Tôt ou tard, les
langues de délieront et la vérité
éclatera. C’est le droit absolu, non
seulement pour les familles mais aussi
pour toute la Nation, de savoir qui a
planifié et commandité ces enlèvements
d’Algériens puis leur exécution sommaire
et connaître les lieux secrets où ils
ont été ensevelis.
Donc je crois que même
si la question des disparitions est
délicate, nous ne devons pas la
dissocier des autres crimes contre
l’humanité commis durant cette guerre.
Et ce sera le rôle d’une Commission
Vérité et Justice à créer, d’enquêter
sur tout cela et d’éclairer l’opinion
publique et la Justice. Mais encore une
fois, tout cela ne pourra être réalisé
en toute liberté et équité que lorsque
les Algériens se seront définitivement
débarrassés de ce régime et auront posé
les jalons d’un État de droit.
Des militants des
droits de l’homme se plaignent de
l’absence d’un cadre de lutte. Votre
avis ?
Là aussi, il faudrait
clarifier les choses. De quels militants
des droits de l’homme parlez-vous ? De
salon ou de terrain ? Je sais une chose
(car j’étais et je suis toujours sur le
terrain) : durant la guerre subie par
notre peuple, lorsque des dizaines de
citoyens étaient enlevés, torturés,
exécutés sommairement ou tués dans les
coins de rue et à l’époque où des
dizaines de têtes sans corps et de corps
sans têtes étaient jetés dans les rues,
le nombre des militants des droits de
l’homme se comptaient à peine sur les
doigts des deux mains.
L’occasion se présente
pour rappeler le travail admirable
fourni par mon frère de lutte,
Me Mahmoud Khelili, rahimahou Allah
[Que Dieu ait son âme], durant la sale
guerre et au prix de sa vie. Un travail
qui a permis en grande partie au monde
de connaître la réelle et dramatique
situation des droits de l’homme dans
notre pays. Comme cette poignée de
militants impénitents, Mahmoud n’avait
pas besoin d’un « cadre de lutte » pour
déchirer le voile du mensonge et de la
désinformation à l’époque de la terreur
institutionnalisée.
Je reviens là aussi à
Vaclav Havel et à la « charte 77 » pour
le respect des droits de l’homme. Cette
initiative, qui fut initialement une
association « non agréée » (pour
reprendre la phraséologie officielle
algérienne) n’avait comme « cadre de
lutte » que la prison et les minuscules
appartements de la poignée
d’intellectuels tchèques, avant de se
transformer en un vaste mouvement
politique libérateur du joug communiste.
Il est vrai que
maintenant, avec la condamnation par
l’opinion publique et les ONG
internationales du régime d’Alger pour
ses atteintes massives à la dignité
humaine – ce qui a tempéré un tant soit
peu les ardeurs criminelles des
exécutants du pouvoir –, nous assistons
à une prolifération de militants
ès droits de l’homme se bousculant aux
portillons de certaines officines
étrangères plus que suspectes, venues en
Algérie pour leur « apprendre » les
« droits de l’homme » et comment
« voter », dans les salons feutrés de
certains hôtels algérois...
Le militantisme pour la
dignité humaine n’est ni une fonction ni
un service rendu. C’est un devoir pour
tout citoyen d’une manière générale et
de tout intellectuel et politique d’une
manière particulière. Et il n’a besoin
ni de « leçons » particulières ni de
« cadre de lutte ». C’est un combat
quotidien.
Nos convictions et les
valeurs civilisationnelles auxquelles
nous croyons nous ont interpellés lors
d’une période tragique que traversait
notre pays, et nous avons pris nos
responsabilités. Nous avons été les
témoins acharnés des erreurs et des
horreurs de ce régime. Nous avons
témoigné de la triste et dramatique
réalité algérienne. Et nous continuerons
à témoigner aujourd’hui et demain pour
faire éclater la Vérité, toute la vérité
sur le drame vécu par notre peuple, quel
qu’en soit le prix, en faisant nôtre le
propos de feu Robert Barrat : « La
vérité et la justice ont aujourd’hui
besoin de témoins. Des témoins qui
sachent au besoin souffrir le martyre
sans mot dire. »
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