COMMISSION ARABE DES DROITS HUMAINS

Arab Commission for Human Rights
5, rue Gambetta
92240-Malakoff- France
Tel 0033140921588 Fax 0033146541913

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  English 2007-03-16    
 

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Statistiques contre discriminations

 

    

LE MONDE | 12.03.07 |


Après des années de silence et d'invisibilité, les discriminations sont devenues un enjeu public de premier plan. Il ne se passe plus un jour sans que les médias ne rapportent des témoignages, des décisions de justice, des déclarations politiques ou des résultats de recherches montrant sans ambiguïté l'ampleur et la persistance des traitements discriminatoires en raison de l'origine "ethnique ou raciale", réelle ou supposée.

L'évidence est là, incontournable. Pour en prendre conscience, il aura fallu la mobilisation des associations antiracistes, des syndicats, et une volonté politique, européenne autant que nationale. La sensibilisation aux discriminations n'aurait toutefois jamais atteint son niveau actuel sans les constats dressés par les travaux des chercheurs qui se sont démarqués des courants de pensée dominants.

Dans ces recherches qui ont révélé l'ampleur des discriminations dans la France d'aujourd'hui, les statistiques ont joué un rôle déterminant. Un résultat aura beaucoup fait pour la prise de conscience : à diplôme égal et origine sociale équivalente, les personnes définies comme d'"origine maghrébine" ont 2,5 fois moins de chance de trouver un emploi que des personnes dites d'"origine française". Cette mesure de l'"impact de l'origine" sur les possibilités d'insertion sociale a l'apparence de l'évidence.

Pourtant, pour pouvoir l'écrire, il aura fallu construire des catégories de personnes d'"origine maghrébine" et d'"origine française" et ensuite collecter des informations sur leur situation vis-à-vis de l'emploi, leur diplôme et la catégorie socioprofessionnelle de leurs parents. L'analyse des discriminations est inévitablement une affaire de comparaison. Toute la question est de savoir qui comparer.

Quelles sont les statistiques nécessaires à la lutte contre les discriminations ? Il n'est pas de réponse simple à cette question. On sait du moins que l'état actuel des statistiques n'est pas satisfaisant et qu'il faut les réviser : non seulement elles n'ont pas permis de mesurer les discriminations liées à l'origine mais elles ont souvent servi à les occulter. Du reste, cette situation n'est pas particulière à la France, et les Etats-membres de l'Union européenne sont confrontés aux mêmes difficultés, parfois aux mêmes débats. Quelles catégories de population proposer ? Où enregistrer les informations ? Pour quelles politiques ?

Nous, chercheurs, qui travaillons à divers titres sur les discriminations et qui avons des lectures différentes du recours aux statistiques pour connaître la logique des pratiques discriminatoires et leurs effets sur des publics cibles, affirmons ici notre souci de protéger le cadre d'un débat contradictoire sur la mesure chiffrée. Nous ne voulons assurément pas imposer la banalisation des statistiques ethniques ou raciales, dans le recensement notamment, mais nous croyons que, pour que notre connaissance des discriminations progresse, il ne doit pas y avoir d'a priori qui interdise d'explorer telle ou telle piste parce qu'elle contrarierait la tradition du modèle républicain d'intégration. L'ampleur des discriminations montre bien qu'il n'a pas tenu ses promesses.

Or, dans une pétition intitulée "Engagement républicain contre les discriminations" et rendue publique le 23 février, des chercheurs et des responsables d'associations ou de syndicats manifestent l'intention explicite de fermer l'espace d'un débat qui a eu tant de peine à se construire. En effet, en guise de lutte contre les discriminations, cette pétition vise essentiellement à dénoncer les statistiques sur "l'ethnie, la race, la religion et l'orientation sexuelle", et donc à disqualifier tout travail sur des catégories qui restent à inventer dans le contexte français. Car ces statistiques, présentées comme "inutiles et dangereuses" par la pétition, n'existent pas. Les signataires risquent ainsi de porter un coup terrible aux efforts engagés depuis plus de dix ans pour faire sortir les discriminations de l'invisibilité où elles étaient confinées. Aussi faut-il dissiper les malentendus que cette pétition ne manquera pas d'alimenter.

 

Première assertion erronée de la pétition : nous disposerions actuellement des statistiques dont nous avons besoin pour mesurer les discriminations. C'est nier les raisons mêmes qui sont à l'origine du débat. Le constat du manque de statistiques et de leur caractère inadapté pour mettre en évidence les discriminations est établi de manière unanime par les chercheurs qui mènent des analyses quantitatives sur ces questions et par une succession impressionnante de rapports officiels, du Haut Conseil de l'intégration à la Cour des comptes. La Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) diligenterait-elle une série d'auditions sans précédent pour une question qui n'existe pas ?

 

Rétablissons les faits. Si les statistiques renseignent bien sur les étrangers et les immigrés, elles n'enregistrent que de manière exceptionnelle le pays de naissance et la nationalité des parents. Or les recherches montrent que les personnes victimes de discriminations "ethniques et raciales" sont souvent des Français nés en France. Pour montrer les discriminations, il faut faire sortir de l'invisibilité statistique celles et ceux qui les subissent : descendants d'immigrés, originaires des DOM, et sans doute d'autres encore.

 

Deuxième assertion trompeuse, d'ailleurs en contradiction avec la première : les pétitionnaires proposent de remédier aux carences de la statistique en utilisant des méthodes indirectes, comme le testing ou l'utilisation du prénom des personnes pour construire des catégories qui, du reste, n'en seraient donc pas moins "ethniques". La méthode du repérage par le prénom a déjà été mise en oeuvre mais présente des limites méthodologiques importantes. On sait que près du tiers des parents d'origine maghrébine donnent des prénoms "français" ou "internationaux" à leurs enfants, tandis que des parents qui ne sont pas d'origine maghrébine peuvent choisir des prénoms à consonance arabe. Il n'est donc pas rigoureux d'utiliser cette méthode pour des politiques publiques. Le testing, quant à lui, a fait ses preuves, mais il ne saurait se substituer à toute la panoplie des outils possibles. S'il fait apparaître les cas de discrimination explicite, il ne saisit pas les discriminations dans leur complexité, qui ne se résume pas à l'intention raciste.

 

Troisième assertion qui vise à discréditer les "statistiques ethniques" : elles "n'auraient de sens que dans le cadre de politiques de discrimination positive", c'est-à-dire des politiques de "quotas", et elles provoqueraient les "affrontements communautaires". Les épouvantails habituels du débat sur les discriminations sont ressortis pour l'occasion.

 

Il nous faut donc réaffirmer que les politiques de lutte contre les discriminations ont pour seul objectif de faire respecter l'égalité effective dans la vie sociale. Elles ne débouchent pas nécessairement sur la discrimination positive, qui d'ailleurs, aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne en tout cas, ne passe jamais par des quotas. Les statistiques servent aussi bien à identifier les blocages et à en déterminer les mécanismes qu'à sensibiliser l'opinion ou fixer des objectifs et évaluer les effets des politiques. Les choix politiques ne découlent pas nécessairement des choix de méthode. Mais à l'inverse l'absence de certains outils statistiques limite la mise en oeuvre de politiques.

Comment peut-on décréter qu'il est "dangereux" de savoir qui est frappé par les discriminations ? Nous n'avons pas de solution miracle à proposer et nos points de vue peuvent diverger sur les remèdes à apporter aux discriminations. Mais nous sommes convaincus de l'urgente nécessité pour la société française de renouveler ses outils pour mettre en oeuvre l'égalité. Aujourd'hui, ce ne sont pas les "statistiques ethniques" qui menacent la cohésion sociale, mais bien les discriminations.

 


 

 

 

 

 

 

 

- Philippe Bataille, sociologue, université de Poitiers ;
- Alban Bensa, anthropologue, EHESS ;
- Stéphane Beaud, sociologue, université de Nante s ;
- Daniel Borrillo, juriste, Paris-X ;
- Saïd Bouamama, sociologue, IFAR ;
- Michel Bozon, socio-démographe, INED ;
- Christine Delphy, sociologue, CNRS ;
- Elsa Dorlin, philosophe, Paris-I ;
- Didier Fassin ;
- Eric Fassin, sociologue, ENS ;
- Georges Felouzis, sociologue, université de Bordeaux ;
- Denis Fougère, économiste, CNRS ;
- Françoise Gaspard, sociologue, CADIS ;
- Nancy Green, historienne, EHESS ;
- Nacira Guénif, sociologue, université Paris XIII ;
- Hughes Lagrange, sociologue, OSC-Sciences Po ;
- Yannick L'Horty, économiste, université d'Evry et CEE ;
- Françoise Lorcerie, sociologue, CNRS-Iremam ;
- Eric Macé, sociologue, Cadis ;
- Nonna Mayer, sciences politiques, CNRS-Cevipof ;
- Laurent Mucchielli ;
- Pap Ndiaye, historien, EHESS ;
- Ariane Pailhé, économiste, INED ;
- Roxane Silberman, sociologue, Centre Maurice-Halbwachs ;
- Patrick Simon, démographe, INED ;
- Laurent Thévenot, sociologue, EHESS ;
- Vincent Tiberj, sciences politiques, CNRS-Cevipof ;
- Françoise Vergès, politologue, université de Londres


 

 

                                                                    

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