LE MONDE | 12.03.07 |
Après des années de silence et
d'invisibilité, les discriminations sont
devenues un enjeu public de premier
plan. Il ne se passe plus un jour sans
que les médias ne rapportent des
témoignages, des décisions de justice,
des déclarations politiques ou des
résultats de recherches montrant sans
ambiguïté l'ampleur et la persistance
des traitements discriminatoires en
raison de l'origine "ethnique ou
raciale", réelle ou supposée.
L'évidence est là, incontournable. Pour
en prendre conscience, il aura fallu la
mobilisation des associations
antiracistes, des syndicats, et une
volonté politique, européenne autant que
nationale. La sensibilisation aux
discriminations n'aurait toutefois
jamais atteint son niveau actuel sans
les constats dressés par les travaux des
chercheurs qui se sont démarqués des
courants de pensée dominants.
Dans ces recherches qui ont révélé
l'ampleur des discriminations dans la
France d'aujourd'hui, les statistiques
ont joué un rôle déterminant. Un
résultat aura beaucoup fait pour la
prise de conscience : à diplôme égal et
origine sociale équivalente, les
personnes définies comme d'"origine
maghrébine" ont 2,5 fois moins de chance
de trouver un emploi que des personnes
dites d'"origine française". Cette
mesure de l'"impact de l'origine" sur
les possibilités d'insertion sociale a
l'apparence de l'évidence.
Pourtant, pour pouvoir l'écrire, il aura
fallu construire des catégories de
personnes d'"origine maghrébine" et
d'"origine française" et ensuite
collecter des informations sur leur
situation vis-à-vis de l'emploi, leur
diplôme et la catégorie
socioprofessionnelle de leurs parents.
L'analyse des discriminations est
inévitablement une affaire de
comparaison. Toute la question est de
savoir qui comparer.
Quelles sont les statistiques
nécessaires à la lutte contre les
discriminations ? Il n'est pas de
réponse simple à cette question. On sait
du moins que l'état actuel des
statistiques n'est pas satisfaisant et
qu'il faut les réviser : non seulement
elles n'ont pas permis de mesurer les
discriminations liées à l'origine mais
elles ont souvent servi à les occulter.
Du reste, cette situation n'est pas
particulière à la France, et les
Etats-membres de l'Union européenne sont
confrontés aux mêmes difficultés,
parfois aux mêmes débats. Quelles
catégories de population proposer ? Où
enregistrer les informations ? Pour
quelles politiques ?
Nous, chercheurs, qui travaillons à
divers titres sur les discriminations et
qui avons des lectures différentes du
recours aux statistiques pour connaître
la logique des pratiques
discriminatoires et leurs effets sur des
publics cibles, affirmons ici notre
souci de protéger le cadre d'un débat
contradictoire sur la mesure chiffrée.
Nous ne voulons assurément pas imposer
la banalisation des statistiques
ethniques ou raciales, dans le
recensement notamment, mais nous croyons
que, pour que notre connaissance des
discriminations progresse, il ne doit
pas y avoir d'a priori qui interdise
d'explorer telle ou telle piste parce
qu'elle contrarierait la tradition du
modèle républicain d'intégration.
L'ampleur des discriminations montre
bien qu'il n'a pas tenu ses promesses.
Or, dans une pétition intitulée
"Engagement républicain contre les
discriminations" et rendue publique le
23 février, des chercheurs et des
responsables d'associations ou de
syndicats manifestent l'intention
explicite de fermer l'espace d'un débat
qui a eu tant de peine à se construire.
En effet, en guise de lutte contre les
discriminations, cette pétition vise
essentiellement à dénoncer les
statistiques sur "l'ethnie, la race,
la religion et l'orientation sexuelle",
et donc à disqualifier tout travail sur
des catégories qui restent à inventer
dans le contexte français. Car ces
statistiques, présentées comme
"inutiles et dangereuses" par la
pétition, n'existent pas. Les
signataires risquent ainsi de porter un
coup terrible aux efforts engagés depuis
plus de dix ans pour faire sortir les
discriminations de l'invisibilité où
elles étaient confinées. Aussi faut-il
dissiper les malentendus que cette
pétition ne manquera pas d'alimenter.
Première assertion erronée de la
pétition : nous disposerions
actuellement des statistiques dont nous
avons besoin pour mesurer les
discriminations. C'est nier les raisons
mêmes qui sont à l'origine du débat. Le
constat du manque de statistiques et de
leur caractère inadapté pour mettre en
évidence les discriminations est établi
de manière unanime par les chercheurs
qui mènent des analyses quantitatives
sur ces questions et par une succession
impressionnante de rapports officiels,
du Haut Conseil de l'intégration à la
Cour des comptes. La Commission
nationale de l'informatique et des
libertés (CNIL) diligenterait-elle une
série d'auditions sans précédent pour
une question qui n'existe pas ?
Rétablissons les faits. Si les
statistiques renseignent bien sur les
étrangers et les immigrés, elles
n'enregistrent que de manière
exceptionnelle le pays de naissance et
la nationalité des parents. Or les
recherches montrent que les personnes
victimes de discriminations "ethniques
et raciales" sont souvent des Français
nés en France. Pour montrer les
discriminations, il faut faire sortir de
l'invisibilité statistique celles et
ceux qui les subissent : descendants
d'immigrés, originaires des DOM, et sans
doute d'autres encore.
Deuxième assertion trompeuse, d'ailleurs
en contradiction avec la première : les
pétitionnaires proposent de remédier aux
carences de la statistique en utilisant
des méthodes indirectes, comme le
testing ou l'utilisation du prénom des
personnes pour construire des catégories
qui, du reste, n'en seraient donc pas
moins "ethniques". La méthode du
repérage par le prénom a déjà été mise
en oeuvre mais présente des limites
méthodologiques importantes. On sait que
près du tiers des parents d'origine
maghrébine donnent des prénoms
"français" ou "internationaux" à leurs
enfants, tandis que des parents qui ne
sont pas d'origine maghrébine peuvent
choisir des prénoms à consonance arabe.
Il n'est donc pas rigoureux d'utiliser
cette méthode pour des politiques
publiques. Le testing, quant à lui, a
fait ses preuves, mais il ne saurait se
substituer à toute la panoplie des
outils possibles. S'il fait apparaître
les cas de discrimination explicite, il
ne saisit pas les discriminations dans
leur complexité, qui ne se résume pas à
l'intention raciste.
Troisième assertion qui vise à
discréditer les "statistiques ethniques"
: elles "n'auraient de sens que dans
le cadre de politiques de discrimination
positive", c'est-à-dire des
politiques de "quotas", et elles
provoqueraient les "affrontements
communautaires". Les épouvantails
habituels du débat sur les
discriminations sont ressortis pour
l'occasion.
Il nous faut donc réaffirmer que les
politiques de lutte contre les
discriminations ont pour seul objectif
de faire respecter l'égalité effective
dans la vie sociale. Elles ne débouchent
pas nécessairement sur la discrimination
positive, qui d'ailleurs, aux Etats-Unis
ou en Grande-Bretagne en tout cas, ne
passe jamais par des quotas. Les
statistiques servent aussi bien à
identifier les blocages et à en
déterminer les mécanismes qu'à
sensibiliser l'opinion ou fixer des
objectifs et évaluer les effets des
politiques. Les choix politiques ne
découlent pas nécessairement des choix
de méthode. Mais à l'inverse l'absence
de certains outils statistiques limite
la mise en oeuvre de politiques.
Comment peut-on décréter qu'il est
"dangereux" de savoir qui est frappé
par les discriminations ? Nous n'avons
pas de solution miracle à proposer et
nos points de vue peuvent diverger sur
les remèdes à apporter aux
discriminations. Mais nous sommes
convaincus de l'urgente nécessité pour
la société française de renouveler ses
outils pour mettre en oeuvre l'égalité.
Aujourd'hui, ce ne sont pas les
"statistiques ethniques" qui menacent la
cohésion sociale, mais bien les
discriminations.
- Philippe Bataille, sociologue,
université de Poitiers ;
- Alban Bensa, anthropologue, EHESS ;
- Stéphane Beaud, sociologue, université
de Nante s ;
- Daniel Borrillo, juriste, Paris-X ;
- Saïd Bouamama, sociologue, IFAR ;
- Michel Bozon, socio-démographe, INED ;
- Christine Delphy, sociologue, CNRS ;
- Elsa Dorlin, philosophe, Paris-I ;
- Didier Fassin ;
- Eric Fassin, sociologue, ENS ;
- Georges Felouzis, sociologue,
université de Bordeaux ;
- Denis Fougère, économiste, CNRS ;
- Françoise Gaspard, sociologue, CADIS ;
- Nancy Green, historienne, EHESS ;
- Nacira Guénif, sociologue, université
Paris XIII ;
- Hughes Lagrange, sociologue,
OSC-Sciences Po ;
- Yannick L'Horty, économiste,
université d'Evry et CEE ;
- Françoise Lorcerie, sociologue,
CNRS-Iremam ;
- Eric Macé, sociologue, Cadis ;
- Nonna Mayer, sciences politiques,
CNRS-Cevipof ;
- Laurent Mucchielli ;
- Pap Ndiaye, historien, EHESS ;
- Ariane Pailhé, économiste, INED ;
- Roxane Silberman, sociologue, Centre
Maurice-Halbwachs ;
- Patrick Simon, démographe, INED ;
- Laurent Thévenot, sociologue, EHESS ;
- Vincent Tiberj, sciences politiques,
CNRS-Cevipof ;
- Françoise Vergès, politologue,
université de Londres
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